Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XXII

CHAPITRE XXII

Palissy sur les bords de la Seine. — Où se forme la glace ? — Observations de Palissy. — Des sels. — Les sels dans la végétation. — Le sel est-il nuisible aux plantes ? — Sens du mot sel chez Palissy. — Cohésion. — Du sel commun. — Manière de le faire en Saintonge — Un plagiat. — Le De factura salis n’est autre chose que le Traité du sel commun. — Comment Palissy a pu copier un titre publié huit ans après sa mort. — L’imitation appelle l’imitation. — Mage de Fiefmelin.

Tout entier à ses cours, Bernard Palissy faisait sans cesse de nouvelles observations. Le plus vulgaire incident lui était une occasion d’étude et un prétexte à d’intéressantes découvertes. Dés qu’un fait avait frappé son attention, il l’étudiait et ne le laissait qu’après s’en être rendu compte. Le problème éclairci, la solution trouvée, il l’apportait à ses auditeurs.

Un jour, il se promenait le long de la Seine, vis-à-vis les Tuileries. C’était en hiver. Plusieurs personnes, arrêtées là parmi les bateliers, raisonnaient. Il s’agissait de la glace. Où se forme-t-elle ? Au fond de l’eau ou à la surface ? Tous disaient, au fond. C’était du reste la théorie officielle, la théorie des savants. Elle l’était aussi de la foule. Palissy à la leçon suivante osa la combattre.

Si les rivières, dit-il, se gelaient au fond, tous les poissons mourraient. Vous verriez à la surface arriver des glaçons tout lardés de tanches ou d’ablettes. Car savez-vous la force de la gelée ? L’eau qui se glace a une telle force qu’elle détruit les êtres les plus vigoureux, et fait éclater les substances les plus résistantes. Les blés cèdent à sa puissance. Les pierres des montagnes des Ardennes s’entr’ouvent, quoique plus dures que le marbre et l’on a vu au dégel d’énormes rochers tomber, que la gelée avait fendus. Et les poissons, ces êtres si faibles, résisteraient !

Une autre preuve. Quand la surface d’un cours d’eau est glacée, il y a entre cette croûte et l’eau un espace ; l’eau a baissé. Des glaçons qui sont restés attachés à la rive tombent dans l’eau avec des pierres et des terres. Le poids de ces cailloux les fait enfoncer. Mais voilà qu’arrivés dans l’eau ils se dissolvent peu à peu, se dégagent des terres et pierres qui les retenaient, et remontent aussitôt à la surface du courant où ils se réunissent pour former la glace. C’est ce phénomène qui a trompé les gens peu observateurs. En voyant des glaçons s’élever du fond, ils ont conclu qu’ils s’y formaient. C’est parce que l’eau est plus chaude au fond qu’à la surface, que ces glaçons tombés ont pu se débarrasser de leurs corps étrangers. Cette chaleur intérieure ne peut être mise en doute. Les poissons la connaissent. En hiver ils sont au fond de l’Océan. Les grenouilles elles-mêmes s’enfoncent dans la vase. Faut-il croire que ces pauvres bêtes vivent entre deux couches de glace ?

Considérons maintenant la forme des glaçons. Ils sont plats et unis comme verre. S’ils sont parfois raboteux et bossus, c’est que d’autres sont venus se jeter sur eux et changer leur forme native. Or, des glaçons, formés dans la rivière, retiendront nécessairement un peu la forme du fond ; ils seront en outre inévitablement chargés de vase ou de sable. Pour se former au fond, il faut que le froid soit plus intense sous que sur la terre, que ce soit la terre qui nous envoie le froid. C’est le contraire qui a lieu. Un jour d’hiver, dit-il, par une température rigoureuse je me suis trouvé couvert de sueur dans la carrière de Saint-Marceau. Le froid vient de l’air. Autrement, les sources et les fontaines commenceraient par geler, puis le vin des caves. Comme l’eau n’est pas de nature spongieuse, mais dense et serrée, le froid de l’air ne la pénètre pas jusqu’au, fond. Elle a du reste une chaleur naturelle entretenue en partie par les sources qui viennent des entrailles de la terre. Voilà pourquoi les poissons y peuvent vivre pendant l’hiver.

La question traitée ici par Bernard Palissy était encore, il y a peu d’années, mise par Arago lui-même, au nombre des questions non suffisamment étudiées, et dont la solution demande des observations plus nombreuses ou plus approfondies. Il y a cependant un système qui explique le phénomène. L’eau à quatre degrés au-dessus de zéro ayant son maximum de densité, la surface, par suite du refroidissement de l’atmosphère, devient plus légère. La glace se forme, et la couche qui la compose intercepte l’air extérieur. Comme la glace conduit fort mal la chaleur, il en résulte que le fond de l’eau se maintient à une température supérieure et ne gèle pas. Il faudrait un froid excessif et prolongé pour que les couches inférieures d’une rivière gelassent. On voit parfois la glace se former au fond, mais c’est seulement dans les couches peu épaisses, lorsque le fond d’une mare exposé au rayonnement se refroidit subitement, tandis que les bords conservent encore quelque chaleur. Quoi qu’il en soit, et bien qu’il prétende que l’air chaud se retire en hiver dans les cavernes pour fuir l’air froid, son ennemi, le potier-professeur n’aura pas moins le mérite d’avoir nettement observé ce phénomène, et d’en avoir exactement précisé les faits.

Après la glace, les sels. C’est une des questions qui occupèrent longtemps Palissy. Qu’est-ce que le sel ou un sel ? Car il semble employer indifféremment ces deux expressions pourtant si différentes. D’où viennent les sels ? Quelles sont leurs propriétés ? Voici à ce sujet ses principales idées.

Sans sel l’homme ne peut vivre, ni la plante végéter. Sans sel, les pierres tomberaient en poudre, et le corps humain, et les solives des bâtiments, et l’or, et l’argent. Comptez les espèces de saveurs et de senteurs ; vous aurez autant de sels différents.

Ainsi l’alcali est un sel extrait des cendres du salicor, herbe qui croît dans les marais salants de la Saintonge. Le sel de tartre est un sel de raisins qui donne saveur au vin et l’empêche de se gâter. Toutes les plantes ont un sel. Certaines ont dans leurs cendres des sels qui servent à blanchir le linge. Ce sel se dissout dans l’eau, mord le linge du cuvier, et enlève la saleté qui s’y trouve. Les Cendres ayant perdu leur sel ont perdu leur vertu, et ne peuvent plus servir à la lessive. Il en est ainsi du salpêtre. On l’extrait par un procédé semblable ; et les cendres et la terre qui restent sont rejetées comme inutiles. Le tanneur met et laisse quelque temps son cuir entre deux couches d’écorces de chêne séchées ou pulvérisées. Le tan, après cette opération, n’est plus bon qu’à faire des mottes pour le chauffage, et encore les cendres n’en valent-elles rien. Pourquoi ? c’est que le sel que contenait l’écorce s’est dissout et a passé dans le cuir, qu’il conservera. C’est l’écorce qui contient le plus de sel ; n’est-ce pas le sel, le nitre et les plantes aromatiques qui préservent les momies d’Égypte, depuis tant de siècles, de la putréfaction ?

Et savez-vous les propriétés du sel ? Il blanchit, durcit, consume, mastique toutes choses, assemble et lie les matières minérales, donne saveur à tout, voix aux animaux comme aux instruments de musique, réunit les cailloux pulvérisés qui formeront le verre. Il fait végéter et croître toutes les semences. Un champ épuisé devra être laissé en jachère jusqu’à ce que les pluies ou les nuées lui aient rendu quelque sel, ou bien il faudra le fumer. Le fumier n’engraisse la terre que par les sels qu’il contient. Laissez-les s’évaporer au soleil, comme on le fait par insouciance, ou dissoudre par les pluies, vous aurez un résidu infécond. Mais la place où il aura été mis et lavé par l’eau du ciel, produira un blé bien plus beau. Ce n’est donc pas le fumier lui-même qui nourrit les plantes, mais les sels qu’elles lui empruntent dans le sol. On prétend que rien n’est plus nuisible aux semences que le sel, et aussi sème-t-on le sel sur la maison détruite d’un grand criminel. Ce que je sais, ce que j’ai vu, c’est que dans les marais salants de Saintonge, on récolte sur les bossis, formés des vidanges des aires, et partant aussi salés que l’eau de mer, du blé aussi beau que partout ailleurs. Où donc nos juges ont-ils pris que le sel détruisait les végétaux ?

Les vignes de Saintonge, qui produisent un vin meilleur que l’hypocras et six fois plus de raisins que celles de Paris, sont en pleins marais salants. De plus, l’air salin nourrit des végétaux qui ne croissent bien que dans ces marais ou sur les bords de la mer, par exemple le salicor dont on fabrique les plus beaux verres et la soude ; l’absinthe santonnique ou absinthe maritime ou vulgairement sanguenite, excellent vermifuge ; la bacille, crithme, chrisle marine ou perce-pierre, si savoureuse qu’on la mange en salade, et qu’on la fait confire au vinaigre pour toute l’année. Si le sel était ennemi des plantes, il le serait de l’homme. Les hommes en usent ; les chèvres s’en réjouissent, et lèchent les murs où les urines en ont déposé ; les huîtres s’en nourrissent, et en forment leurs coquilles ; les pigeons vont becqueter le mortier des vieux murs composé de chaux et de sable.

Dans les Ardennes, les laboureurs fument leurs champs de mottes de gazon desséchées et cuites au feu. Est-ce le feu qui fertilise un peu ce sol stérile ? Non ; mais bien le sel que les racines, herbes et arbres y ont laissé. Les teinturiers, pour donner à un drap blanc la couleur rouge, le trempent dans l’eau d’alun. D’autres sels endurcissent le fer et trempent les armes.

Voilà la théorie. Examinons ces diverses idées. D’abord le sel marin, car c’est de lui qu’il s’agit ici, est-il favorable ou contraire à la végétation ? L’eau de mer peut-elle servir d’engrais ? La question a son importance. Elle a été résolue par la négative. Non ; le sel n’est pas favorable à la végétation. Et pourtant le blé vient sur les bossis ? C’est que dans l’eau de mer, dans les vidanges des aires, il y une quantité considérable de détritus végétaux et animaux, une grande abondance de phosphore, toutes matières favorables au développement des plantes.

Ce n’est pas la seule erreur de Palissy. La trempe de l’acier ne dépend pas du sel marin : c’est un arrangement moléculaire particulier. On peut détremper ou tremper le fer à volonté. Pourtant le sel matériel peut devenir la cause d’une adhérence complète. Le grès en principe n’était qu’un sable incohérent, sans liaison ; l’introduction d’un ciment calcaire ou ferrugineux lui a donné sa ténacité. Ainsi à ce point de vue le sel joue bien le rôle que lui assigne Palissy ; ce n’est pourtant pas là le cas ordinaire.

Ce qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, c’est le génie du potier. Le voilà qui découvre le rôle des sels dans la végétation. Ses idées sur ce point sont ..ées dans la science moderne. L’expérience leur a fait subir l’épreuve ; et l’agronomie les compte parmi ses principes. Mais la pensée dominante de ce morceau, c’est le sel. On a d’abord tenté de sourire quand on entend Bernard Palissy exposer gravement que « le sel blanchit toutes choses... aide à la veüe et aux lunettes... donne ton à toutes choses... aide à la voix de toutes les choses animées, voire à toutes espèces de métaux et instruments de musique. » Mais on aurait tort. Le sens du mot sel est généralisé plus qu’on ne l’avait fait jusque-là. La langue seule cause ces rapprochements grotesques. La langue chimique n’existait pas alors, pas plus que la chimie elle-même. Palissy dut tout créer. Ce sel dont il parle n’est pas le sel commun. Ce n’est autre chose que l’affinité et la cohésion. Mais il n’en pas une idée bien précise et bien nette. Le système est flottant. Au commencement il semble indiquer que c’est une substance soluble dans l’eau comme la potasse ou la soude, ayant une saveur, peut-être une odeur. C’est pour lui la base des substances minérales et végétales. Pour les animaux mêmes, c’est le principe de la génération. Il entrevoit, en effet, l’action du phosphore, qui est un corps aphrodisiaque. Déjà Horace, avant lui, dans sa Satire VI du livre II, vers 30, avait appelé les coquillages lubrica conchylia, confirmant ainsi ce que le potier dit des huîtres ; et Plutarque dans la traduction d’Amyot raconte « que les prêtres égyptiens, qui sont chastes et vivent saintement, s’abstiennent de tout sel. »

À la fin, Bernard Palissy dit du sel en propres termes : « C’est un corps inconnu et invisible comme un esprit. » M. Duplessy lui reproche durement cette contradiction qui se trouve, écrit-il, à trois lignes d’intervalle. Mais qui est coupable d’une aussi flagrante contradiction ? Le typographe Martin le jeune.

Aux dernières phrases du traité des sels divers il y a écrit : « Le sel est vn corps fixe, palpable et conneu en son particulier, conservateur et générateur de toutes choses, et en autruy, comme ès bois et en toutes espèces de plantes et minéraux. C’est un corps inconnu et invisible comme un esprit. » Qui comprend ? Il n’y a pas contradiction, il y a non-sens. Ponctuons autrement et mettons : « Le sel est vn corps fixe, palpable et conneu en son particulier, conservateur et générateur de toutes choses ; et en autruy c’est un corps inconneu et invisible comme un esprit. » La clarté se fait, l’ombre se dissipe, et la contradiction s’évanouit. Oui, à un point de vue, le sel est connu et palpable, quand il s’appelle sel marin ou autre ; ailleurs, c’est un corps impalpable et invisible.

Qu’importe, après tout, que la dénomination soit sel ou sels, eau salsitive ou cinquième élément ? Le fait seul doit nous occuper et non le mot. Une fois la théorie admise, quels résultats féconds ! Comme une foule de phénomènes se trouvent expliqués ! Nous en verrons quelques-uns ailleurs. Ici, c’est la présence des sels dans les cendres des végétaux, dans l’écorce des arbres, dans les eaux salpêtrées qui lui rendent compte du blanchiment du linge, de la fabrication du nitre, du tannage des cuirs, de l’action des engrais et des fumiers, de la pratique de l’écobuage, dit M. Cap, page XXV. Ne dirait-on pas que la science a retrouvé hier ces lumineuses théories longtemps égarées, et qu’elle ne fait que les reproduire en les traduisant dans son langage moderne, et en les accordant avec l’expérience dos siècles écoulés depuis leur première émission ?

Puisqu’il parlait des sels divers, Bernard Palissy devait s’occuper un peu du sel commun. C’était pour lui un sujet familier, puisqu’il l’avait étudié en Saintonge sur les marais salants et dans les puits salés de la Lorraine.

L’exposition du géomètre écrivain est claire. On y suit avec plaisir tous les détails de la fabrication : c’est d’abord le lieu qu’il faut choisir, plus bas que le niveau de la mer, afin qu’il puisse être fortement inondé aux grandes malines ; ce sont des canaux en pente qu’il faut creuser pour amener l'eau jusqu’au jard ou jas, grand réceptacle qui la déverse en un plus petit nommé conche, d’où elle passe par l’amezau, trou de bois, dans les entablements ou tables, puis dans les muans où elle fait de longs circuits, afin d’arriver bien échauffée dans les aires où s’opèrent l’évaporation et la cristallisation ; c’est la nature de la terre, qui doit être gluante, visqueuse, argileuse, et suffisamment tassée par les pas des chevaux qu’on y fait courir, afin que l’eau ne se puisse infiltrer dans le sous-sol ; c’est ensuite la manière de récolter, au moyen de pelles, le sel dans les aires, de le réunir en tas sur les bords des aires, de l’entasser en monceaux appelés pilots ou vaches sur les bossis ou bosses, larges plates-formes destinées au passage des hommes et des chevaux qui le transporteront au navire ; c’est enfin la supériorité des sels de Saintonge sur tous les sels de France et de l’étranger. On ne peut décrire avec plus de précision les procédés de salification.

Palissy termine sa note sur le sel commun par une conclusion qui s’applique et aux sels marins et aux sels divers dont il a déjà parlé, et je dois reconnaître que les idées du potier ne lui appartiennent pas en propre. Il les a prises à quelqu’un. Écoutons.

L’un dit :

« Les sauniers amènent l’eau de la mer dans de grands réservoirs et étangs spacieux appelés jars, parce que l’eau sans doute y est stagnante (jacet) ; de là, au moyen de tubes de bois disposés à cet effet, ils l’amènent en un réservoir. »

L’autre ajoute :

« Ayant ainsi creusé certains canaux, ils ont fait venir l’eau de la mer jusqu’à un grand réceptacle qu’ils ont nommé le jard, et ayant fait une écluse audit jard, ils ont fait au bout d’iceluy d’autres réceptacles qu’ils ont nommés conches, dedans lesquelles ils laissent couler de l’eau du jard. »

Ne dirait-on pas un écho ? Plus loin, on lit d’une part :

« Et ayant nettoyé tous les dits marez communément au mois de May, quand le temps vient à s’eschauffer, ils laschent les bondes pour laisser passer telle quantité d’eau qu’ils veulent, et la font coucher dedans les conches, entablements, moyens et viresons, afin qu’elle se commence à eschaufer, et estant eschaufée, ils la mettent à sobriété dedans des aires où l’on fait cresmer le sel. » (Page 257.)

De l’autre : « Au commencement du mois de mai, ou dès que le soleil est chaud, ils déversent l’eau des conches à la hauteur d’un pouce dans les aires ; alors, à mesure que la chaleur devient plus forte, surtout au souffle de l’aquilon, l’eau se prend et est forcée de se sécher et se condenser ; le sel plus épais se forme en résidu, et sa blanche fleur, pour ainsi dire, flotte à la surface. »

Veut-on une dernière citation ?

« Si durant que l’on fait le sel, il advenait une pluye, l’espace d’une nuict ou d’vn iour, mesmes seulement deux heures, l’on ne scauroit faire de sel de quinze jours aprez : parce qu’il faudroit nettoyer tous les marez et oster l’eau d’iceux, aussi bien la salée que la douce, » écrit celui-ci ; celui-là ne tarde pas à répondre :

« Si par hasard il survient des pluies pendant que le sel est encore étendu sur les aires, l’eau devient douce, et il faut la faire sortir, parce qu’elle n’est plus bonne. »

Virgile disait que les Muses aimaient le dialogue :

Amant alterna Camœna,

surtout les Muses de l’imitation, s’il en existe.

À quoi bon prolonger ces extraits ? Il n’est pas besoin d’une grande habileté pour reconnaître que ce sont les mêmes idées, ici plus concises, parce qu’elles ne sont qu’un fragment ou plutôt qu’un complément d’un ouvrage plus considérable, là, plus développées, parce qu’elles sont le traité lui-même. Le plagiat est flagrant. Mais quel est le plagiaire ? Aucun des biographes antérieurs n’a hésité. C’est Nicolas Alain. Haro sur le docteur saintongeois ! Il ne se contentait pas de faire des calembours ; il pillait encore son ami, peut-être son client. Et comment douter ? Le traité du sel commun a été publié en 1580 ; le De factura salis, en 1598, c’est-à-dire dix-huit ans après. Évidemment, Nicolas Alain copiait Bernard Palissy. Eh bien ! c’est le contraire. Maître Bernard, mort en 1590, s’appropriait en 1580 un ouvrage imprimé huit ans après son décès. Cette assertion peut sembler étrange : je vais la prouver. Le problème n’est pas sans quelque gravité ; non pas, certes, que la gloire de Palissy soit diminuée de beaucoup, s’il n’a pas raconté lui-même ce qu’il avait vu, la manière de faire le sel en Saintonge ; mais s’il est prouvé qu’il a, sans mot dire, pris pour lui un ouvrage d’un de ses amis, sa probité littéraire ne sera pas sans avoir reçu quelque accroc.

En 1598, fut imprimé le De Santonum regione, petit in-4o fort rare. L’ouvrage est offert à Henri de Bourbon, premier prince du sang et gouverneur d’Aquitaine, ce fils de Charlotte de la Trémouille, dont Henri IV avait confié l’éducation à Jean de Vivonne, marquis de Pisany, « illustre dans la paix et dans la guerre, » dit la dédicace, et dont la petite-fille fut cette célèbre Julie d’Angennes, pour laquelle soupira quinze ans l’austère Montausier. Laissons les diverses pièces de vers latins mises en tête de l’ouvrage. Le barreau de Saintes tout entier y chante en distiques et en strophes asclépiades le phénix qui renaît de ses cendres, les deux œufs de Léda, les jumeaux Castor et Pollux. Toute la mythologie y passe. Ce sont des allusions au sort du livre, qui vit le jour après avoir été presque mort, et au fils de l’auteur, qui rend à son père la vie qu’il en avait reçue.

Le morceau important est un avertissement au lecteur. Jean Alain, avocat au parlement de Bordeaux, nous y raconte les aventures de ce petit livre. C’est tout une odyssée. Entre la date de la publication, 1598 et la date de la composition, il s’est écoulé un certain laps de temps, trente ans environ. L’ouvrage du docteur Saintais fut écrit « post primos belli civilis æstus. » Les premiers troubles eurent lieu de 1560 à 1562. Il y est en outre question de Françoise de la Rochefoucaud ; qui fut nommée abbesse de Sainte-Marie à Saintes, en 1559 ; de l’église de Saint-Macoult à Saintes, détruite par les protestants en 1568 ; de Jean de Vivonne de Pisany, qui, né en 1530, donnait de grandes espérances. Ces divers noms servent à fixer le millésime de la composition du livre, 1570 à peu près.

Une autre preuve aussi décisive, c’est que Nicolas Alain était mort quand Palissy imprima son traité. En effet, le docte médecin n’avait pas eu le temps de mettre son livre sous presse. Il le laissa manuscrit. Son fils, à son trépas, était fort jeune ; il avait une douzaine d’années au plus. Jean Alain, à l’époque où il éditait son père, devait avoir environ quarante ans. C’est un âge raisonnable pour être avocat au parlement et éditeur.

Ainsi, il y a ce point acquis : l’ouvrage d’Alain n’est pas postérieur à 1570, date extrême. En effet, il n’aurait pas plus tard pu parler des espérances que faisait concevoir le marquis de Pisany, déjà assez connu en 1571 pour être nommé ambassadeur de Charles IX à Rome auprès de Pie V. Puis Nicolas Alain étant mort peu de temps, parait-il, après 1570, il est difficile qu’il ait imité dix ans plus tard la description de Bernard Palissy. L’ouvrage de Palissy est postérieur à cette date : car il y parle des Ardennes qu’il ne visita qu’après I572.

Mais comment Maître Bernard a-t-il eu connaissance à Paris d’un manuscrit qui était à Saintes ? Comment a-t-il pu traduire un ouvrage latin, lui qui ne savait pas un mot de la langue de Cicéron ?

Bernard Palissy se vantait bien haut de n’être « ne Grec, ne Hébrieu, ne Poëte, ne Rhétoricien. » Mais cette modestie est trop affectée pour être sincère. Est-il bien vrai qu’il ne connaissait pas le latin ? D’ailleurs, cette ignorance ne l’empêchait pas de citer Vitruve, Pline, et d’autres auteurs qui ont écrit dans leur langue, quand il en avait besoin. Et n’y a-t-il pas les traductions ? N’ont-elles été inventées que pour ceux qui seraient capables de les faire ? Ce lui était à la rigueur un moyen d’écarter le soupçon. J’en dirai autant de son éloignement de la Saintonge. Paris ne pouvait l’empêcher d’y revenir ; il y avait laissé des intérêts et des dettes qui devaient l’y rappeler quelquefois. Mais son séjour là-bas pouvait facilement éloigner l’accusation de lui. Il avait été lié avec Nicolas Alain. Entre amis, ne se rend-on pas ces petits services ? On s’emprunte souvent de ces minces objets qu’on ne rend jamais. Jean Alain l’a déclaré dans son avis au lecteur. « Quelqu’un dit-il, espérant faire passer pour sienne l’œuvre d’autrui, déroba cet écrit posthume qui, le plagiaire mort, revint entre mes mains. » « Quidam aliena (ut credebile est) pro suis aliquando sperans obtrudere, subduxit posthumum ; qui, mortuo demum plagiario, ad me rediit. » Faut-il voir sous cet anonyme le potier Saintongeois ? Je regrette que l’éditeur n’ait pas été plus explicite. Ne connaissait-il pas le livre de Palissy publié en 1580 ? S’est-il tû par respect pour le grand penseur ? A-t-il eu peur de s’attirer quelque désagrément par une protestation trop catégorique ? Un mot de sa part eût levé les doutes. Cependant on remarquera la coïncidence des dates et des faits. Pour moi je n’hésite pas. Palissy a profité des pages d’Alain. Ce soin qu’il a pris de cacher ses origines littéraires et scientifiques doit nous mettre en garde. Du reste, il faut le reconnaître, le vol ici serait peu de chose. Palissy avait levé le plan des marais salants : il était bien en état de décrire lui-même ce qu’il empruntait à autrui.

Voyez comme le mal est contagieux ! L’imitation provoque l’imitation. Palissy avait traduit en prose la description latine de Nicolas Alain. André Mage de Fiefmelin met en vers les idées de ses deux prédécesseurs. Le, sel, dit-il,

Le set n’est excrement, ni imparfaict meslange :
Mais un parfaict meslé que l’art diuin arrange.
Le sel est l’œuure exquis, qu’à vsages divers
Dieu, comme nécessaire, a faict en l’vniuers ;
Et afin que te monde en eust à suffisance,
Il a voulu qu’il eust naissance en mainte essence.

L’vn de la terre vient, l’autre naist de la mer :
Ez fontaines, ez lacs, l’autre est veu se former.
L’alun, le vitriol, l’alcali, le salpestre
Avec l'amoniac de la terre ont leur estre.
Des puits, des lacs, des flots de l’escumeux Neptun
Le sel commun se fait à tout simple commun.
C’est l’alme sel gardant tous corps de pourriture,
Qui l’humeur superflue oste par sa nature
De nos corps qu’il nettoye et renforce en passant
Les endroits desséchez qu’il serre, espaississant.

Ici même il copie tout à fait :

Ce sel est vn corps fixe, et cognu, et papable
En son particulier, gardant tout conseruable.
C’est un corps incognu, comme un esprit de Dieu,
Inuisible : mais quoy ? tenant es choses lieu :
Qui en estre maintient ce dont l’ame s’absente :
Ranime le corps mort, et fait que, mort, ne sente.
C’est le conservatif des feus Rois embausmez,
La Momye d’Egypte aux nitres renommez.
C’est ce qui pour jamais tout estre perpetue ;
Ainsi de Loth la femme en retient la statue;
Et nostre Loy Salique a du sel ses effaicts,
Faicte au sel de Prudence et durable à jamais.

On avouera que dans ce poëme sur le SAULNIER ou de la façon des marais salans et du sel marin des Isles de Saintonge, le poëte oleronnais n’a pas fait grands frais d’imagination.