Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/13

Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 770-805).


XIII[1].

BEAUMARCHAIS PENDANT LA RÉVOLUTION.


Séparateur


I. — L’OPÉRA DE TARARE ET SES MÉTAMORPHOSES.

Au moment où Beaumarchais se vit obligé de descendre encore une fois dans l’arène judiciaire pour repousser les attaques de l’avocat Bergasse, il préparait, nous l’avons dit, la première représentation d’un opéra. Cet ouvrage, par son titre singulier de Tarare, par ce qui pouvait sortir d’étrange et de nouveau de la collaboration de Beaumarchais et de Salieri, le premier élève de Gluck, excitait vivement la curiosité publique. L’auteur du Mariage de Figaro conservait encore le privilège de faire à lui seul diversion aux plus grands intérêts du temps. « Dès que l’on fut instruit, dit la Correspondance de Grimm, que les répétitions de Tarare étaient commencées, notables, renvois de ministres, assemblées provinciales, tout disparut devant ce grand phénomène. Tarare devint l’unique sujet de toutes les conversations ; partout on ne s’entretenait que de Tarare. »

Assailli à l’improviste par les factums de Bergasse au milieu des répétitions de son opéra, Beaumarchais écrit au ministre de la maison du roi, M. de Breteuil, pour demander la remise de cet ouvrage, « ne pouvant, dit-il, songer à amuser le public, quand il s’agit pour lui de défendre son honneur contre les plus injurieuses calomnies. » Le ministre s’oppose à la remise par une lettre de M. de La Ferté, dans laquelle, après avoir parlé d’une conversation qu’il a eue à ce sujet avec l’auteur de Tarare, il allègue l’impatience publique, qui est portée au comble, les intérêts de l’Opéra, qui a fait des dépenses énormes de mise en scène, « et enfin un succès que nous sommes fondés à regarder comme certain, qui ne peut qu’ajouter à l’éclat de la réputation littéraire de M. de Beaumarchais, ce qui sera déjà un premier triomphe sur ses adversaires. »

Devant cette insistance de M. de Breteuil, Beaumarchais dut céder, et la première représentation de Tarare eut lieu le 8 juin 1787. « Jamais, dit la Correspondance de Grimm, jamais aucun de nos théâtres n’a vu une foule égale à celle qui assiégeait toutes les avenues de l’Opéra le jour de la première représentation de Tarare. À peine des barrières élevées tout exprès, et défendues par une garde de quatre cents hommes, l’ont-elles pu contenir. » On voit que la puissance d’attraction de Beaumarchais sur la foule ne diminuait pas ; elle était plutôt redoublée par l’éclat du nouveau procès dans lequel il se trouvait engagé. L’attente du public fut cette fois un peu trompée : Tarare excita beaucoup plus de surprise que d’admiration. Cependant cet ouvrage eut plus de succès qu’on ne l’a dit, et il a vécu plus longtemps qu’on ne le croit communément.

L’idée qui a donné naissance à Tarare est une idée dont l’exécution est masquée, mais ce n’est pas une idée vulgaire ; elle offre au contraire un témoignage de plus de cet esprit hardi, chercheur, novateur, qui distinguait si essentiellement Beaumarchais, faire marcher de front dans un opéra l’intérêt poétique, l’intérêt musical, l’intérêt dramatique, en y joignant l’attrait des décors, des machines, des coups de théâtre et des danses ; en un mot, essayer avec une plus grande variété de moyens et beaucoup plus de mouvement quelque chose d’analogue à ces mélodrames sublimes de la pièce antique, dans lesquels tous les arts réunis apportaient leur concours ; « atteindre ainsi, dit Beaumarchais lui-même, à ces grands effets tant vantés des anciens spectacles grecs : » tel est le problème que se posa l’auteur de Tarare Pour résoudre ce problème, en supposant qu’il puisse de nos jours être résolu, pour dépouiller la musique de la suprématie absolue qu’elle s’attribue dans un opéra et la réduire à n’être dans le drame qu’un embellissement de plus, il eût fallu d’abord que la poésie eût par elle-même une grande valeur. Or Beaumarchais était loin d’être poète, dans le sens véritable du mot ; sa versification, sauf quelques exceptions rares, est en général des plus médiocres, et l’embarras qu’il éprouve à écrire en vers réagit sur l’idée même qu’il veut exprimer, l’affaiblit et l’écrase, si bien qu’on est tout étonné de voir l’auteur du Barbier de Séville dialoguer parfois dans Tarare avec une insignifiance qui touche à la platitude.

Non content de se tromper gravement sur ses aptitudes en écrivant en vers un ouvrage de longue haleine, Beaumarchais s’était en quelque sorte complu à s’imposer tous les genres de difficultés. Il avait prétendu faire un libretto d’opéra non-seulement poétique et dramatique, mais encore philosophique et même scientifique, en substituant à la mythologie grecque une mythologie nouvelle. « Les sciences exactes, dit à ce sujet M. Saint-Marc Girardin, qui a fait une critique très judicieuse et très fine de Tarare, les sciences exactes étaient alors de mode ; chacun vantait leur netteté et leur certitude, chacun s’écriait qu’il n’y aurait de morale et de philosophie parfaites que lorsqu’elles se rapprocheraient de la géométrie. Beaumarchais s’imagina que la poésie gagnerait à se rapprocher de la physique[2]. » Voici le canevas sur lequel fut brodé ce bizarre assemblage de féerie, de drame, de philosophie et de physique. En lisant le joli conte d’Hamilton intitulé Fleur d’Épine, Beaumarchais avait été frappé du nom grotesque de Tarare que le conteur donne au personnage principal, et de l’effet produit par ce nom sur ceux qui l’entendent prononcer. Outre que Tarare, dans le conte d’Hamilton, représente assez bien cette figure d’homme obscur, spirituel et adroit, luttant contre tous les genres d’obstacles et les surmontant par son habileté, genre de figure que l’auteur du Mariage de Figaro aima toujours à peindre à cause d’une certaine parenté avec la sienne, il lui sembla ici que ce nom de Tarare aurait le double avantage de donner du piquant à l’affiche et de faciliter les coups de théâtre dans la pièce, en l’employant de la même manière, mais dans un autre sens. Hamilton n’en tire que des effets comiques, tandis que Beaumarchais donne ce nom à un guerrier redouté d’un tyran, qui ne l’entend jamais prononcer sans entrer en fureur et sans se livrer à quelque acte de violence qui amène dans le drame une nouvelle complication. Ce nom d’ailleurs est à peu près la seule chose que l’auteur de Tarare emprunte à Hamilton ; le reste de sa fable n’a plus rien de commun avec le conte de Fleur d’Épine. Il est tiré en grande partie d’un conte traduit du persan et intitulé Sadak et Kalasrade ; mais comme Beaumarchais tenait à mettre dans son opéra plus de philosophie que le narrateur persan, il prit les choses de plus haut. Dans un prologue des plus étranges, il entreprit de montrer le Génie de la reproduction des êtres ou la Nature occupe, de concert avec le Génie du feu qui préside au Soleil amant de la Nature, à créer des êtres. Ces deux génies fabriquent successivement les différens personnages qui figureront dans l’opéra. Après avoir hésité entre deux ombres pour savoir laquelle des deux sera roi, le Génie du feu leur impose les mains, fait de l’une l’empereur Atar, roi d’Ormus, despote de l’Asie, et de l’autre un soldat obscur. Ce soldat, qui sera Tarare, est destiné à représenter le triomphe de la vertu et de l’intelligence sur les dons de la naissance et du hasard. Il se verra aux prises avec la tyrannie d’Atar, qui lui enlève sa femme et veut le récompenser par la mort de la gloire qu’il a acquise en combattant pour lui ; il aura également à déjouer les astucieuses machinations du chef des brahmes. Par son courage, il surmontera tous les obstacles et s’élèvera du rang le plus obscur au plus haut degré de la faveur publique. Comme Figaro, mais avec beaucoup plus de vertu et beaucoup moins de gaieté, avec un turban et un sabre de plus, il défendra sa femme contre les entreprises du roi Atar, homme féroce et sans frein, dit le programme ; mieux récompensé encore que Figaro, Tarare sera forcé par le peuple de monter sur le trône à la place du féroce Atar, qui se poignarde, le tout afin que ressorte avec plus de puissance la moralité du poème, résumée dans ces quatre vers philosophiques que la Nature et le Génie du feu reviennent à la fin chanter ensemble majestueusement, dit Beaumarchais, mais qu’ils ont dû avoir quelque peine à chanter mélodieusement :

Mortel, qui que tu sois, prince, brahme ou soldat,
Homme, ta grandeur sur la terre
N’appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère.

Tel est le sujet à l’aide duquel Beaumarchais se proposa de réaliser son plan d’union intime et complète de la poésie, de la musique, du drame et de la danse dans un seul ouvrage. Le prologue est la partie de l’opéra la plus ambitieuse, mais en même temps la plus faible ; c’est celle à laquelle Beaumarchais tenait le plus, et c’est celle qui est morte la première : à la troisième reprise de Tarare, sous la république, on supprimait déjà le prologue. On a peine à comprendre qu’un homme aussi spirituel que Beaumarchais ait pu se faire illusion au point de croire qu’il rendrait attrayant pour le public un dialogue scientifique entre la Nature et le génie du feu créant des êtres suivant les lois de l’attraction et de la gravitation, ou mieux d’après la théorie des atomes crochus, et chantant des vers déplorables comme ceux-ci :

Froids humains, non encore vivans,
Atomes perdus dans l’espace,

Que chacun de vos élémens
Se rapproche et prenne sa place
Suivant l’ordre, la pesanteur
Et toutes les lois immuables
Que l’éternel dispensateur
Impose aux êtres, vos semblables.

Le ballet de ce prologue n’était pas moins étrange que la poésie, car il se composait en partie de Vents déchaînés qui forment en tourbillonnant des danses de la plus violente agitation. Malgré le fanatisme de son amitié pour Beaumarchais, Gudin nous dit naïvement dans son manuscrit : « Je ne lui dissimulai pas que je croyais impossible de mettre ce prologue en musique ; mais, ajoute-t-il non moins naïvement, Salieri, formé à une école accoutumée à surmonter les difficultés, en vint à bout. » Ce dut être une rude besogne. Beaumarchais avait d’abord présenté son libretto à Gluck, qui disait, comme lui, que la musique tenait trop de place dans un opéra, mais qui trouva sans doute que Beaumarchais lui faisait la part trop mince ou trop difficile, et qui proposa son élève Salieri. Ce dernier était alors à Vienne, on le fit venir à Paris ; Beaumarchais le logea chez lui, et le combla de bontés comme pour le dédommager de la tâche laborieuse qu’il lui imposait[3]. Le compositeur ne put y suffire qu’en se sacrifiant. À force d’abonder dans son idée, que les exigences du musicien exercent en général dans un opéra une influence fâcheuse, non-seulement pour les paroles et les idées qu’elles étouffent ou alanguissent démesurément, mais encore pour l’effet d’ensemble et l’action qu’elles paralysent ou écrasent, Beaumarchais donna en plein dans un autre inconvénient ; il dit à son compositeur : « Faites-moi une musique qui obéisse et ne commande pas, qui subordonne tous ses effets à la marche de mon dialogue et à l’intérêt de mon drame. » Salieri lui fit une musique tellement obéissante, qu’elle en devint insignifiante. « La musique de Tarare, dit un critique contemporain, n’ajoutera rien à la réputation de l’auteur ; on l’a trouvée très inférieure à celle des Danaïdes. Le peu de chant qu’on y rencontre est du genre le plus facile et le plus commun ; le récitatif, presque toujours insipide et d’une monotonie fatigante. Quelques chœurs sont d’un bel effet et offrent même quelquefois une mélodie qu’on regrette de ne pas retrouver dans le chant et dans les airs de danse. Deux ou trois morceaux, tels que celui de Calpigi au troisième acte, sont les seules choses vraiment agréables dans la musique de cet opéra[4]. »

Et cependant cet opéra de Tarare, dont la musique était pauvre, dont la poésie était plus que médiocre, offrait dans sa structure originale, dans ses effets de scène inattendus, vifs et pressés, dans ce mélange de drame, de comédie, de féerie, de danse, de philosophie et de physique, je ne sais quel ensemble bizarre, qui ne laissait pas d’avoir sur le public une prise constatée par le critique même que nous venons de citer : « Cet ouvrage, dit Grimm, est une des plus singulières conceptions que je connaisse… L’auteur aura toujours le mérite d’avoir présenté dans cet opéra une action dont la marche ne ressemble à celle d’aucun autre, et d’avoir eu le talent d’y donner assez adroitement une grande leçon aux souverains qui abusent de leur pouvoir… Après avoir dit leur fait aux ministres et aux grands seigneurs dans sa comédie du Mariage de Figaro, il lui manquait encore de le dire de même aux prêtres et aux rois. Il n’y avait que le sieur de Beaumarchais qui pût l’oser, et peut-être n’est-ce aussi qu’à lui qu’on pouvait le permettre[5]. »

À la dix-huitième représentation de Tarare, en septembre 1787, Beaumarchais écrivait à Salieri, qui venait de repartir pour Vienne : « Enfin, mon cher Salieri, vous recevez donc votre superbe partition, je puis bien la nommer superbe, puisque nous sommes à la dix-huitième séance sans que le public ait cessé un moment de s’y porter en foule. Le 8 de ce mois, grand jour de Saint-Cloud, vous avez fait 4,200 francs, et l’an passé, à pareil jour, un excellent ouvrage n’a donné que 600 francs de recette.

Ah ! bravo, caro Salieri[6]

« Rappelez-moi au souvenir de ce géant qu’on nomme Gluck. »

En décembre 1787, la Correspondance de Grimm constate que la foule se porte encore à l’opéra de Tarare comme le premier jour. « Les spectateurs, dit le nouvelliste, que l’on voit se renouveler à chaque représentation de cet ouvrage, l’écoutent avec un silence et une sorte d’étourdissement dont il n’y a jamais eu d’exemple à aucun théâtre. »

Ceci rend bien l’impression de surprise et d’intérêt sans admiration que produisait ce bizarre ouvrage. Après un succès qui, on le voit, se prolonge assez longtemps, l’opéra de Tarare fut repris une première fois après la révolution, en 1790, à la suite de la fameuse fête de la fédération, qui attirait à Paris tous les patriotes des départemens. Beaumarchais y ajouta, sous le titre de Couronnement de Tarare, un acte presque entier, qui n’a jamais été publié et qui offre un témoignage singulier des préoccupations du temps : c’est la politique envahissant tout, même l’Opéra.

Dans le premier Tarare de 1787, le héros était tout simplement proclamé roi, avec cette recommandation de Calpigi :

Règne sur ce peuple qui t’aime,
Par les lois et par l’équité.

En 1790, Beaumarchais éprouva le besoin de faire de Tarare un roi constitutionnel et de donner à son intronisation en cette qualité tout l’éclat possible. Au cinquième acte donc, la scène changeait et représentait le temple de Brahma, où l’on voyait défiler le cortège suivant :


« Marche nationale. — Soldats en bon ordre. Quatre membres de l’assemblée du peuple, — l’un militaire, le deuxième du collège des brahmes, le troisième un citoyen, le quatrième un cultivateur, — portent un autel élevé sur lequel est inscrit : Autel de la liberté.

« Quatre autres membres ainsi mêlés portent un grand livre avec cette inscription sur la couverture : Livre de la loi. Une grande couronne d’or est posée sur ce livre. Deux autres portent le manteau royal pourpre à étoiles d’or ; deux autres, le sceptre, et la main de justice. Tout le reste marche ainsi confondu. Tarare et Astazie montent sur le trône.

« Après que Tarare a été couronné en cérémonie, tous les ordres de l’état, dit le livret, se prennent sous le bras, s’avancent en cercle ainsi confondus, et répètent en chœur avec enthousiasme :

Roi, nous mettons la liberté
Aux pieds de ta vertu suprême.
Gouverne ce peuple qui t’aime,
Par les lois et par l’équité :
Il dépose en tes mains lui-même
Sa redoutable autorité.


Ces deux derniers vers étaient destinés à constater le principe de la souveraineté nationale. Avant d’arriver à faire ses réserves, comme monarchiste ami de l’ordre et des lois, l’auteur de Tarare est naturellement obligé de se ménager la bienveillance des patriotes avancés par de grandes concessions aux idées du moment.


« Des bonzes, dit le livret de 1790, suivis de quelques vierges brahmines[7], s’avancent aux pieds du trône de Tarare et chantent :

Du culte de Brahma prêtres infortunés,
À vivre sans bonheur sommes-nous condamnés ?

TARARE, se levant.

De tant de retraites forcées,
Que les barrières soient brisées ;
Que l’hymen, par ses doux liens,
Vous donne à tous des jours prospères :
Peuple heureux, les vrais citoyens,
Ce sont les époux et les pères.

« Toute l’assemblée lève les mains en signe d’approbation. »


Voilà le mariage des prêtres accordé. Sur la question du divorce, Beaumarchais ne peut pas se montrer plus rebelle aux vœux des patriotes avancés. L’eunuque Calpigi, très indûment marié à Spinette, s’avance avec elle au pied du trône de Tarare. Ils chantent un duo demandant le divorce ; Tarare répond par un récitatif accordant le divorce. Suit, dit le livret, une danse pittoresque peignant le sentiment d’un divorce ou de gens qui se fuient et prennent d’autres engagemens.

Une troisième question se présente, qui agite également les esprits en 1790 : c’est celle de la liberté des nègres. Cette question divise même les patriotes de l’assemblée constituante, dont plusieurs, Barnave en tête, redoutent pour la sécurité des colons un affranchissement subit, tandis que Brissot et Robespierre font triompher dans les clubs la maxime : Périssent les colonies plutôt qu’un principe[8] ! Beaumarchais se sent un peu embarrassé : l’affranchissement des nègres (et ceci peint l’esprit du temps) lui paraît une question sur laquelle il y a beaucoup plus à hésiter que sur la question du mariage des prêtres et du divorce. Voici comment il esquive la difficulté. Une députation de nègres du Zanguebar se précipite aux pieds de Tarare et peint les souffrances de la servitude sans demander précisément la liberté. Tarare se lève et chante avec majesté :

Plus d’infortunés parmi nous.
Le despotisme affreux outrageait la nature :
Nos lois vengeront cette injure ;
Soyez tous heureux, levez-vous !

Ici le majestueux Tarare se conduit un peu en Escobar. Il dit : Soyez tous heureux, pour ne pas dire : Soyez tous libres ! et après avoir ainsi éludé la question, il fait chanter et danser les nègres célébrant le doux esclavage que leur promet la bonté des blancs[9].

Après avoir ainsi accordé aux patriotes les plus ardens tout ce qu’il croit pouvoir accorder, l’auteur de Tarare éprouve enfin le besoin de venir en aide à l’autorité par une allusion à ces fréquentes émeutes qui de 1790 à 1791 mettaient à une si rude épreuve la vigilance de Lafayette et de Bailly. Voici le nouveau coup de théâtre destiné à traduire cette pensée :

« Un peuple en désordre, effréné, dit le livret, court et remplit la place. Un héraut d’armes se présente accompagné de plusieurs magistrats, s’oppose à sa course et lui dit :

Au nom de la patrie,
Qui vous presse vous prie,
Rentrez dans le devoir : aux accens de ma voix,
Peuple, séparez-vous, pour la troisième fois.

CŒUR DU PEUPLE en désordre.

Tout est changé. Quoi qu’on ordonne,
Nous n’obéirons à personne.

« Le magistral fait un signal. — Marche de soldats armés, serrés en bataillon, avec une bannière portant ce vers en or sur un fond rouge :

La libellé n’est pas d’abuser de ses droits.

« Seconde marche d’un groupe de citoyens paisibles, bannière bleue avec ce vers en blanc :

La liberté consiste à n’obéir qu’aux lois.

« Troisième marche d’un groupe de jeunes cultivateurs des deux sexes couronnés de fleurs et portant des gerbes et des fruits. Bannière rose, avec ce distique de couleur verte :

De la liberté sans licence
Naît le bonheur, naît l’abondance.

« Quatrième marche d’un groupe de prêtres de la Mort précédés d’un tam-tam ou cloche de l’Inde, suspendue, portée par deux prêtres, formant une espèce de tocsin. Bannière noire avec des lettres d’argent, et pour légende :

Licence, abus de liberté,
Sont les sources du crime et de la pauvreté.

« Urson s’est mis à la tête des soldats quand ils ont passé ; Tarare se met à la tête des citoyens paisibles ; Astazie s’est mêlée aux jeunes cultivateurs des deux sexes. »


« Cette marche imposante, dit le livret, fait doucement reculer le peuple : Il reparaît modeste à la fin de la marche générale, » et Tarare chante :

Mes amis, plaignons leur erreur ;
Victime de quelque barbare,
Quand ce bon peuple est en rumeur,
C’est toujours quelqu’un qui l’égare.

L’opéra se terminait ensuite, comme dans le texte imprimé, par un grand coup de tonnerre, suivi de l’apparition de la Nature et du Génie du feu descendant du ciel sur le char du Soleil.

Ainsi arrangé au goût du jour en 1790, ce dernier acte de Tarare avait été présenté d’abord au maire de Paris, Bailly, qui, après l’avoir examiné, écrit à la fin du manuscrit la note suivante :


« Je ne vois pas d’inconvénient à permettre et à préparer la représentation de ce couronnement, sauf deux vers que M. de Beaumarchais m’a promis de changer et d’adoucir.

Bailly.
« Ce 28 juin 1790. »


On ne se douterait guère quels sont ces deux vers qui paraissent trop forts au maire de Paris. Si j’en crois une note de Gudin écrite en tête du manuscrit de ce couronnement, ce sont les deux vers suivans de l’ancien opéra qui servaient de transition à l’acte supplémentaire ajouté par Beaumarchais :

Nous avons le meilleur des rois,
Jurons de mourir sous ses lois.

Ainsi en juin 1790 la situation politique était déjà tellement tendue, que cet honnête Sylvain Bailly, monarchiste lui-même, et qui plus tard devait se montrer si courageux devant la mort, trouvait dangereux de risquer au théâtre deux vers qui pouvaient passer pour un éloge de Louis XVI.

Tarare, avec son supplément politique, devait être repris le jour même de la fête du 14 juillet ; divers incidens firent retarder cette reprise jusqu’au 3 août. La pièce se produisit enfin à l’Opéra devant une foule énorme et au milieu d’un vacarme effroyable. Les colons d’une part, indignés de l’apparente concession de Beaumarchais ; les négrophiles de l’autre, non moins indignés de ses réticences ; ceux qu’on appelait alors les aristocrates et ceux qu’on nommait plus particulièrement les patriotes furent également mécontens. Chacun des partis en lutte se trouva blessé dans ses sympathies : les uns sifflèrent à outrance la scène du divorce et celle du mariage des prêtres ; les autres, en applaudissant cette concession à l’esprit de l’époque, s’irritèrent des allusions contre l’émeute et des tirades monarchiques qui subsistaient encore dans Tarare, notamment de celle où le héros, dispersant les soldats qui veulent assassiner le sultan Atar, leur dit :

Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir,
Que le respect des rois est le premier devoir ?

Lafayette et Bailly furent obligés de faire intervenir la garde nationale pour rétablir l’ordre. Cependant le parterre en général était assez dans le ton des idées mixtes présentées par Beaumarchais, si j’en juge par cette lettre qu’adresse à l’auteur de Tarare, en date du 4 août 1790, un patriote nommé Rivière, modéré dans ses opinions, quoique très chaud dans son langage :


« Monsieur, écrit ce patriote à Beaumarchais, sans avoir l’honneur d’être connu de vous, j’ose prendre la liberté de vous dire que j’ai été on ne peut plus scandalisé hier, à la première représentation de la reprise de l’opéra de Tarare, du train abominable, des hurlemens, des sifflemens que se sont permis de faire un tas de bandits échappés des prisons du Châtelet, payés pour jeter leur venin jusque dans les spectacles, ou bien un reste empesté d’aristocrates déchaînés contre tout ce qui peut contribuer au bien de l’état et à celui du peuple. De quelque classe qu’ils soient, j’aurais voulu les voir jeter par les fenêtres… »


Le patriote Rivière termine en déclarant que le parterre finira par monter aux loges, et qu’il en fera lui-même la motion pour en faire l’exécution. On voit cependant qu’il représente à peu près le juste-milieu du temps.

Malgré les clameurs des partis extrêmes, Beaumarchais maintint énergiquement Tarare à l’état monarchique constitutionnel, faisant même au besoin marcher l’huissier contre les acteurs quand ils se permettaient de modifier quelques détails, et la pièce resta au théâtre sous cette forme jusqu’au 10 août 1792, qui emporta la monarchie constitutionnelle.

Sous la république, après la terreur, l’Opéra voulut reprendre Tarare. Beaumarchais était à ce moment réfugié à Hambourg et placé malgré lui sur la liste des émigrés : il chargea Mme de Beaumarchais de s’opposer à cette reprise ; mais l’Opéra insistant, il fallut capituler. Au grand désespoir de l’auteur, on lui enleva d’abord son prologue physique et métaphysique sur la Nature et le Génie du feu créant des êtres. Mme de Beaumarchais s’évertue à le consoler de ce malheur avec ces ménagemens délicats que les femmes d’esprit savent si bien employer en pareille circonstance. « Ce prologue, lui écrit-elle en septembre 1795, est d’une philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant maintenant l’auditoire ; le goût public a changé, l’esprit des spectateurs n’est plus le même, le sublime est en pure perte. » Mais si le sublime prologue était déplacé en 1795, le dénoûment monarchique constitutionnel de Tarare l’était bien davantage encore. Il fallut donc donner à cet opéra un nouveau dénoûment et le mettre à la sauce républicaine. En l’absence de Beaumarchais, c’est un de ses amis, Framery, qui s’en chargea.

Après que le sultan s’est poignardé, au moment où le peuple offre le tronc à Tarare, celui-ci, devenu républicain, s’écrie :


Le trône ! amis, qu’osez-vous dire ?
Quand pour votre bonheur la tyrannie expire,
Vous voudriez encore un roi !

Urson.

Et quel autre sur nous pourrait régner ?

Tarare.

Et quel autre sur nous pourrait régner ?La loi !
Sachez jouir d’un bien que le ciel vous prépare,
Affranchis d’un joug détesté,
Conservez votre liberté

Chœur

Vive à jamais, vive Tarare,
Qui nous rend notre liberté !


Il y avait d’autres modifications qui excitèrent des réclamations assez vives parmi les journaux du parti conventionnel. Par exemple, au moment où le peuple se soulève contre le tyran d’Ormuz, un citoyen chantait :

Sur le tyran portons notre vengeance,
Du long abus de la puissance
Tout le peuple à la fin est las.

Or Paris était à ce moment très dégoûté d’un pouvoir déjà vieilli, qui, après beaucoup de lâchetés et de crimes, de tyrannies subies ou imposées, ne se résignait qu’avec peine à céder la place à un pouvoir nouveau. « Les applaudissemens, écrit Mme de Beaumarchais, ont été prodigués aux changemens de la fin ; mais ce n’est pas tout à fait dans ce sens que nous les voulions, car tout ce qui est dit au tyran d’Ormuz a été appliqué net à la convention. On a joué trois fois la pièce, et il y a une affluence prodigieuse. »

L’archéologue Millin, qui rédigeait alors le Journal encyclopédique, fit dans ce journal une sortie contre les applaudissemens anti-conventionnels qui avaient accueilli quelques-uns des vers que Framery avait ajoutés à Tarare. S’en expliquant avec ce dernier, il lui écrit :


« Je ne demande pas que les théâtres deviennent des cours de démagogie, mais je ne verrai jamais sans éprouver une juste indignation qu’on s’élève si légèrement et si facilement dans les spectacles contre la constitution qui nous coûte tant de sacrifices, et pour laquelle des milliers de nos concitoyens vont verser tout leur sang. Vous ne pouvez pas me faire un crime de penser que le retranchement de quelques vers peu saillans ne soit très peu important, et qu’il le soit beaucoup de ne pas exposer des principes coupables qui excitent des applaudissemens plus coupables encore[10]. »


Cette troisième reprise de Tarare en septembre 1795 fut suivie d’une quatrième, qui eut lieu en novembre 1802, sous le consulat, après la mort de Beaumarchais : Tarare dut subir encore des modifications dont je n’ai pas retrouvé la trace. Enfin sous la restauration, en 1819, cet opéra reparut une cinquième fois sur l’horizon, mais considérablement mutilé, fondu de cinq actes en trois et rhabillé au goût du jour par je ne sais qui. Après avoir été monarchique purement et simplement, puis monarchique constitutionnel, puis républicain, l’opéra de Tarare redevenait beaucoup plus monarchique qu’à sa naissance. Au lieu de se tuer et de céder la place à Tarare, le féroce Atar, défendu par lui contre la colère du peuple, consentait à pardonner à ce héros tout le mal qu’il lui avait fait et tout le bien qu’il en avait reçu ; il lui conférait le commandement de l’année et lui restituait sa femme. Tarare se prosternait à ses pieds, lui jurait fidélité : le peuple faisait de même, et tout s’arrangeait le plus pacifiquement du monde.


« Tout ce qu’il y a de remarquable dans Tarare (dit à ce sujet un rédacteur de la Minerve, fort offusqué de ce dernier rhabillage) a été retranché ; certains mots surtout paraissent avoir singulièrement choqué le poète de service, qui d’ailleurs n’a pas fait grâce à un seul trait philosophique. L’ouvrage de Beaumarchais ne saurait sans doute supporter l’examen sévère du bon goût : des scènes pleines d’intérêt, des situations extrêmement dramatiques, un dialogue parfois plein de hardiesse et de chaleur, ne font pas excuser de nombreuses inconvenances, d’étranges incorrections et trop souvent la barbarie du style ; mais, par une mutilation sans mesure, sans goût, sans but, fallait-il faire, d’un ouvrage qui avait du moins le mérite d’être amusant, le plus ennuyeux drame qui ait paru depuis Panurge[11] ? »


C’est en 1819 que s’arrête, je crois, définitivement, la série des reprises et des métamorphoses de l’opéra de Beaumarchais. On voit que cet ouvrage, malgré tous ses défauts, possédait cependant plus de vitalité qu’on ne le pense généralement. Pour fournir une carrière de trente-deux ans, avec une musique médiocre et une poésie des plus faibles, il a bien fallu que Tarare offrît une certaine puissance d’intérêt dramatique, une certaine originalité de construction reconnue par tous ceux qui ont vu représenter cet opéra, mais dont il est assez difficile de se faire une idée juste par une simple lecture. Quoi qu’il en soit, il n’est guère probable que Tarare ressuscite jamais une sixième fois. Sa dernière transformation l’a achevé, et, puisqu’il paraît décidément mort, nous laisserons en paix sa cendre pour suivre l’auteur au milieu des orages nouveaux que la révolution lui prépare.


II. — BEAUMARCHAIS APRÈS LA PRISE DE LA BASTILLE.

La journée du 14 juillet 1789 surprit Beaumarchais occupé à faire construire, juste en face et tout près de la Bastille, comme pour narguer ce château-fort, une superbe et charmante habitation. Il avait acheté de la ville, en 1787, toute la portion de terrain formant aujourd’hui la ligne gauche du boulevard qui porte son nom en arrivant par le boulevard Saint-Martin, en prenant cette ligne en face de la rue du Pas de la Mule et en la suivant jusqu’à la place de la Bastille. C’était un vaste rectangle allongé, d’environ un hectare de superficie, dans lequel il se proposait, comme dit Walter Scott, cet autre écrivain bâtisseur[12], « d’exercer sur notre mère la terre sa puissance créatrice, » et de faire une maison qui ne ressemblât pas plus aux autres maisons que le Mariage de Figaro ne ressemblait aux autres comédies. Il y parvint, mais en dépensant beaucoup d’argent. L’architecte Lemoyne lui avait fourni d’abord un devis qui faisait monter les frais à trois cent mille francs. Ce devis primitif se transforma peu à peu en une dépense de un million six cent soixante-trois mille francs. Fiez-vous donc aux architectes, surtout quand ils ont affaire à un homme d’imagination comme Beaumarchais, qui tient, dit-il quelque part, à faire une maison qu’on cite, et qui ne regarde pas de trop près aux conséquences coûteuses de chaque embellissement ! Or, quand cette maison célèbre, de laquelle on peut dire materiam superabat opus, fut expropriée en 1818 pour cause d’utilité publique, la municipalité, qui tient peu compte de la valeur artistique des immeubles, paya celui-ci aux héritiers de l’auteur du Mariage de Figaro cinq cent mille francs. Là encore il faut bien reconnaître que ce Beaumarchais, si souvent décrié pour ses fructueuses spéculations, était plus artiste que spéculateur.

Mme de Beaumarchais nous a conservé, dans une lettre à une de ses amies, une conversation qui semble presque sténographiée entre le vainqueur d’Austerlitz et la fille de l’auteur du Mariage de Figaro précisément au sujet de cette maison, qu’il était déjà question d’abattre sous l’empire pour le prolongement du boulevard, et qui ne fut abattue que sous la restauration. Ce dialogue eut lieu en 1809 dans une fête donnée par la ville de Paris à l’empereur :


« Ce n’était pas, écrit Mme de Beaumarchais, un simple mouvement de curiosité qui portait ma fille à être de la fête : son but était de parler à l’empereur et de profiter de la circonstance, si sa majesté s’adressait à elle, pour lui présenter une pétition relativement à notre maison, menacée depuis trois ans d’être abattue, marquée pour l’être depuis l’année dernière, et dont le sort reste cependant toujours incertain. Ma fille a réussi ; l’empereur lui a adressé la parole. Voici une partie du dialogue : « Comment vous nommez-vous ? — Je suis la fille de Beaumarchais. — Êtes-vous mariée ? — À M. Delarue, un des administrateurs des droits-réunis et beau-frère du général Mathieu Dumas. — Avez-vous des enfans ? — Deux garçons et une fille. — Votre père vous a-t-il laissé sa grande fortune ? — Non, sire : la révolution nous a ruinés à peu de chose près. — Habitez-vous sa belle maison ? » C’était justement le texte de sa réclamation qu’elle a saisi avec adresse et esprit en disant que c’était là l’objet qu’elle avait dessein de mettre sous les yeux de sa majesté ; qu’elle et toute sa famille étaient lésées outre mesure par l’état de choses résultant du projet que le gouvernement paraissait avoir adopté ; que depuis trois ans qu’il était question de démolir notre maison, nous avions perdu une grande partie des locataires, que nous avions dû suspendre toutes les réparations, ce qui causait un grand dommage à la maison et de grands dégoûts à la famille, etc. À quoi l’empereur a répondu : « Eh bien ! on l’évaluera, votre maison, et on vous la paiera ; mais elle a coûté une somme immense, et on ne paie pas les folies, etc. » Pendant tout le temps que ma fille parlait, comme c’était à voix basse, l’empereur se penchait et avait sa tête près de l’épaule d’ivoire de la dame, qui a terminé par donner sa pétition, dont elle s’était pourvue à tout risque. Ce qui nous fait grand plaisir, c’est que nous savons maintenant à quoi nous en tenir et que mes enfans agiront en conséquence. »


Si, au point de vue de la spéculation, Beaumarchais faisait, comme dit Napoléon, une folie, il réussit du moins à faire une maison qu’on allait visiter comme une curiosité. En arrivant par le boulevard, on rencontrait à gauche, à la hauteur de la rue du Pas-de-la-Mule, un mur surmonté d’une terrasse plantée d’arbres dans le genre de la terrasse du bord de l’eau au jardin des Tuileries. À l’extrémité de cette terrasse apparaissait au milieu des arbres un temple de forme ronde recouvert d’un dôme, sur le dôme un petit globe terrestre portant cette inscription : orbi, et traversé en forme de girouette par une grande plume dorée qui le faisait tourner à tous vents. Sur le fronton de ce temple, on lisait ces mots : à Voltaire, et au-dessous ce vers de la Henriade :

Il ôte aux nations le bandeau de l’erreur.

En longeant la terrasse, on arrivait devant la grille d’entrée qui donnait sur le boulevard, et qui s’ouvrait sur une immense cour sphérique au centre de laquelle était un rocher couvert de plantes grimpantes et surmonté de la statue du Gladiateur. D’un côté de cette cour était la maison offrant une façade en hémicycle, avec des arcades et des colonnes qui, à en juger par un dessin sur lequel je crayonne cette description, devaient former un ensemble imposant et original ; de l’autre côté de la cour était l’entrée du jardin, fermée par une grille élégante. L’intérieur de la maison était arrangé dans le même style original et somptueux ; on y remarquait des cuisines souterraines ; des caves immenses, d’élégans escaliers en spirales avec des rampes en acajou et des barreaux en cuivre, de grands appartemens décorés avec autant de goût que de magnificence, une salle de billard avec des tribunes disposées pour les spectateurs, un vaste salon complètement rond, éclairé par une seule et immense fenêtre et par une coupole à trente pieds d’élévation avec un parquet en mosaïque composé des bois les plus précieux, de beaux tableaux de Robert et de Vernet remplaçant les tapisseries et encadrés dans les panneaux, des cheminées en marbre de Carare soutenues par des cariatides que Beaumarchais avait fait venir à grands frais d’Italie, des portes en acajou dont le centre était en glaces. Dans le cabinet de l’auteur du Mariage de Figaro se trouvait un secrétaire qui à lui seul n’avait pas coûté moins de trente mille francs ; il était tout entier en marqueterie figurant de délicieux paysages.

Le jardin avec ses terrasses, qui avaient permis de grands mouvemens de terrains, était dessiné et planté de manière à dissimuler l’espace limité qu’il occupait, et il paraissait beaucoup plus vaste qu’il ne l’était en effet ; une grande allée à voitures le traversait tout entier pour aboutir à l’extrémité de la propriété. Des pelouses, des massifs, des masses de fleurs, les arbres les plus rares, de jolies fabriques disposées avec art de distance en distance, une pièce d’eau entourée d’ombrages, sur laquelle voguaient des nacelles, et qui était alimentée par une cascade tombant d’un rocher, partout des inventions plus ou moins singulières attiraient les regards des promeneurs. Par exemple, au milieu du jardin s’élevait un temple à Bacchus avec une petite colonnade à la grecque ; comme ce temple était destiné aux collations, on lisait sur le fronton cette inscription en latin macaronique :

Erexi templum à Bacchus
Amicis que gourmandibus.

Ce temple était élevé sur un autre rocher, dont l’entrée sombre et mystérieuse cachait une officine gastronomique. Non loin se rencontrait un pont chinois avec ses clochettes obligées ; à côté s’ouvrait un souterrain qui allait aboutir à l’extrémité du jardin en passant sous la pièce d’eau, véritable tunnel en pierre de taille, dans lequel on avait pratiqué une glacière, et qui se terminait par une arcade grillée donnant sur la rue Amelot. Au-dessus de l’arcade on lisait cette inscription :

Ce petit jardin fut planté
L’an premier de la liberté.

Dans les bosquets, on trouvait à chaque pas des traces du caractère expansif de Beaumarchais. Ici c’était un buste de son premier patron, Pâris-Duverney, avec ces vers :

Il m’instruisit par ses travaux ;
Je lui dois le peu que je vaux.

Ailleurs c’était un petit monument funèbre élevé à la mémoire du président Dupaty, avec ces mots :

Et nous aussi, nous le pleurons.

Plus loin on rencontrait une statue de l’Amour ornée de ce distique paternel :

Ô toi qui mets le trouble en plus d’une famille,
Je te demande, amour, le bonheur de ma fille.

Sur le socle des deux statues réunies de Platon et de l’Esclave cymbaleur, on lisait :

L’homme en sa dignité se maintient libre, il pense ;
L’esclave dégradé ne pense point, il danse.

Enfin, sous un berceau solitaire, Beaumarchais avait écrit une sorte d’adieu au monde, dont j’extrais seulement les quatre vers suivans :

Désabusé comme Candide
Et plus tolérant que Martin,
Cet asyle est ma Propontide :
J’y cultive en paix mon jardin.

Telle était la somptueuse et riante retraite que Beaumarchais préparait pour ses vieux jours. Comme il ne vint l’habiter qu’en 1791, et comme il était dans sa destinée d’attirer en tout l’attention de la foule, que d’ailleurs il ne détestait pas, malgré les amertumes dont elle était parfois accompagnée, sa maison fut pendant près de deux ans une sorte de monument public que les Parisiens de toutes les classes et les provinciaux qui venaient à Paris se croyaient tenus de visiter, si bien que le propriétaire dut faire imprimer des billets d’entrée qu’il accordait à quiconque les demandait poliment. Souvent même, quand la forme de la requête en valait la peine, l’auteur du Mariage de Figaro joignait au billet demandé quelques lignes de sa prose, toujours aimable et variée, suivant la qualité ou le sexe du demandeur.

Tantôt c’est le duc d’Orléans qui fait annoncer à Beaumarchais son intention de visiter son jardin, et à qui ce dernier écrit : « Pressez-vous, monseigneur, car mon jardin a déjà manqué d’être ravagé dix fois, et j’ignore ce que l’on me garde. » Tantôt c’est Mirabeau qui, après la réconciliation, vient en compagnie de Sieyès et de plusieurs autres députés accepter une collation dans le temple de Bacchus. Quelquefois c’est une jeune fille très aimable, Mlle Rose Perrot, par exemple, qui demande aussi à visiter le jardin.


« Monsieur,

« Je suis choisie dans ce moment par toute ma famille pour vous présenter une requête. Une requête ! direz-vous. Oh ! n’allez pas vous effrayer, elle se bornera à vous demander à voir votre jardin. On aurait bien pu charger quelqu’un qui vous eût demandé cette permission avec plus de grâce ; mais on m’a rassurée en me disant que vous étiez indulgent, que vous aviez trop d’esprit pour laisser votre censure s’arrêter sur ma lettre, et que vous vous mettriez aisément à la place d’une jeune personne de seize ans obligée d’écrire à quelqu’un qui possède ce talent au premier degré. Je requiers donc votre indulgence pour me lire, votre complaisance pour acquiescer à ma demande, et je suis pour la vie votre servante,

« Rose Perrot.
Rue des Tonnelles, no 65. »


Beaumarchais est trop galant pour se contenter d’envoyer sèchement un billet d’entrée à cette jeune inconnue dont la formule pour la vie annonce autant de candeur que sa lettre annonce de gentillesse.


« Il est impossible, mademoiselle, lui répond-il, de demander la plus petite chose du monde avec plus de grâces. Heureux celui que vous jugerez digne d’en recevoir de vous de plus intéressantes ! Mon jardinet est loin de mériter la faveur de votre visite ; mais tel qu’il est, faites-lui celle de l’embellir : il m’en sera plus cher après, et votre compagnie sera la bienvenue. Je la trouve seulement un peu imprudente de ne pas réserver pour des objets plus importuns l’intervention d’une jeune personne aussi spirituelle. On altère son crédit en l’usant à des bagatelles.

« Recevez avec bonté les complimens et les remerciemens respectueux de celui qui s’honore d’être, mademoiselle, votre, etc.

« Beaumarchais. »


C’est ainsi que l’auteur du Mariage de Figaro cherchait à se faire pardonner son jardin en l’ouvrant à quiconque voulait le visiter. Vaines précautions ! Il allait se trouver lancé dans une de ces crises sociales où l’envie ne pardonne pas à la richesse, même quand elle est le fruit du travail. Comme pour ce Romain que Sylla proscrivait à cause de sa maison d’Albe, sa belle maison du boulevard ne devait être pour lui qu’un titre de plus à la proscription, une source intarissable de dénonciations, de persécutions et d’inquiétudes. Il était destiné à ne l’habiter qu’un instant pour y mourir au milieu de tous les soucis d’une fortune détruite, et, comme l’a très bien dit un de ses amis, « il ne devait trouver quelque tranquillité dans cet asile que pendant le peu d’années que ses cendres y ont reposé. » Aujourd’hui il ne reste même plus trace de cette maison, de ce jardin, de ces bosquets, de ces fabriques, de ces inscriptions, arrangés avec tant de soin et d’amour. Tout cela n’a pas même subsisté trente ans. C’était bien la peine de bâtir et de planter. La moindre feuille de papier griffonnée par l’auteur du Mariage de Figaro a été plus durable que son monument.

Dès le 14 juillet, Beaumarchais eut le sentiment des dangers nouveaux qui l’attendaient. Il avait vu avec bonheur la convocation des états-généraux ; il avait espéré qu’on arriverait ainsi sans trop de secousse à la régénération de la France par une constitution limitant le pouvoir royal, et par la destruction des abus que lui-même avait pour sa part si vivement attaqués. Gudin nous apprend dans son manuscrit que sur ce point Beaumarchais se faisait plus d’illusions que lui et combattait fréquemment ses défiances. « N’alarmez pas, lui disait-il, les esprits que l’espoir fondé d’une grande amélioration peut soutenir dans l’étonnante carrière qui s’ouvre devant nous. » Se sentant sous le poids de l’impopularité violente que lui avait faite sa récente querelle avec Bergasse, l’auteur du Mariage de Figaro ne brigua point les fonctions de député, et se tint d’abord à l’écart, observant les événemens. Bientôt la folle résistance de la cour et d’une partie des ordres privilégiés aux justes prétentions du tiers amena ce premier coup d’état populaire qui devait inaugurer en France le régime désastreux de la force. Beaumarchais vit de sa maison, non encore achevée, tomber la Bastille. Dans le trouble de cette journée et de celles qui la suivirent, il figure comme président du district des Blancs-Manteaux, occupé d’assurer l’ordre dans son quartier et de préserver de la fureur du peuple quelques soldats désarmés, éternel et uniforme incident des révolutions ! Le voici écrivant à un capitaine du régiment de Salis-Allemand, en lui renvoyant un de ses soldats, un billet dans lequel se peignent à la fois les agitations du moment et les vrais sentimens politiques de Beaumarchais, au moins à cette époque.


« Mercredi 15 juillet 1789.

« En rentrant chez moi, monsieur, j’ajoute au bien que j’ai été assez heureux pour accomplir d’empêcher que votre soldat ne parte en plein jour : il serait déchiré. Je lui fais donner une redingote et un chapeau de mes gens que vous me ferez repasser. Je lui fais ôter ses guêtres pour que rien ne le fasse reconnaître.

« Un grenadier des gardes françaises plein d’humanité me promet de le protéger jusqu’à la barrière.

« Dieu sauve le roi, le rende à son peuple, qui, à travers sa fureur, n’a pas perdu le saint respect de ce nom sacré ! Tout le reste est à la débandade.

« Je vous salue, monsieur,

« Caron de Beaumarchais,
Présidant le district des Blancs-Manteaux en ce moment. »


Dans les jours qui suivent, Beaumarchais est chargé, sur sa demande, par le maire de Paris, de surveiller la démolition de la Bastille, afin qu’elle s’opère sans obstruer le grand égout placé tout à côté et sans dommage pour les maisons voisines. Peu de temps après, il est nommé, par les électeurs de son district, membre du corps municipal, qu’on appelait alors la représentation de la commune ; mais les dénonciations pleuvent déjà sur lui. Tous ses adversaires dans ses nombreux procès, spécialement dans le dernier, et tous ceux que sa richesse irrite le dénoncent aux fureurs des masses, comme tenant des propos inciviques, ou bien comme accaparant du blé ou des armes. Sa maison, placée à l’entrée même de ce terrible faubourg, quartier-général de l’émeute, se présente là comme une sorte de provocation insolente qui appelle naturellement les visites du peuple. Pour se débarrasser de ces visites dangereuses, Beaumarchais passe sa vie : tantôt à demander des visites officielles, soit des districts, soit de la municipalité, et à faire afficher dans tout le quartier le résultat de ces visites constatant uniformément qu’on n’a rien trouvé de suspect dans sa maison, tantôt à distribuer autour de lui le plus d’argent possible, car le désordre et la misère marchent en même temps, et à proposer à la municipalité toute sorte d’institutions charitables. À la vérité, il fait tout ce bien un peu bruyamment, sa main gauche n’ignore pas absolument ce qu’a donné sa main droite ; mais qui pourrait lui en faire un crime, puisqu’il n’a que ce moyen de se protéger contre la plus injuste et la plus redoutable impopularité ? Tous ces embarras, tous ces dangers personnels ne l’empêchent pas de suivre avec une vive attention la marche des affaires publiques et de dire son mot, toutes les fois que l’occasion s’en présente, avec une franchise qui n’est pas sans courage.

Pour apprécier le mérite de la lettre que nous allons citer, il faut se rappeler l’effet terrible que produisait alors une tragédie que personne ne lit plus aujourd’hui, mais qui, au début de la révolution, fut un véritable événement. Je veux parler de la tragédie de Charles IX, premier ouvrage de la fougueuse jeunesse de Marie-Joseph Chénier. On peut lire dans les Mémoires de Ferrières un tableau saisissant de l’enthousiasme presque sauvage avec lequel chaque soir un parterre déjà enflammé par les événemens accueillait ces vers ronflans et creux, mais sinistres, sonnant le tocsin contre les rois, les prêtres et les nobles, et entretenant au sein des masses le feu des colores et des vengeances. Non-seulement il eût été dangereux de siffler Charles IX, mais il n’était pas prudent de ne pas l’admirer, et cela est si vrai, que ce même Mirabeau, — qui, on s’en souvient, flagellait trois ans auparavant avec tant d’éloquence les railleries de Beaumarchais contre les ordres de l’état, — croyait devoir à l’intérêt de sa popularité de manifester publiquement son admiration pour une tragédie bien autrement révolutionnaire que le Mariage de Figaro. C’est dans cette circonstance que Beaumarchais écrit au semainier du Théâtre-Français la lettre suivante :


« Paris, le 9 novembre 1789.

« En vous rendant grâce, mon cher Florence, de la place que vous m’avez fait garder hier aux Français, je voudrais m’acquitter envers vous et la Comédie par un avis utile à votre société.

« La pièce de Charles IX a certainement du mérite ; elle est dans quelques scènes d’un effet terrible et déchirant, quoiqu’elle languisse dans d’autres et n’ait que peu d’action. On l’a mise au théâtre avec le plus grand soin, et il n’y a que des éloges à faire de tous les acteurs qui y jouent. Le contraste frappant des caractères du cardinal et du chancelier anime souvent un tableau que d’autres rôles affaiblissent ; mais en me recherchant sur sa moralité, je l’ai trouvée plus que douteuse. En ce moment de licence effrénée où le peuple a beaucoup moins besoin d’être excité que contenu, ces barbares excès, à quelque parti qu’on les prête, me semblent dangereux à présenter au peuple et propres à justifier les siens à ses yeux. Plus Charles IX a de succès, plus mon observation acquerra de force, car la pièce aura été vue par des gens de tous les états. Et puis, quel instant, mes amis, que celui où le roi et sa famille viennent résider à Paris[13] pour faire allusion aux complots qui peuvent les y avoir conduits ! Quel instant pour prêter au clergé, dans la personne d’un cardinal, un crime qu’il n’a pas commis (celui de bénir les poignards des assassins des protestans) ; quel instant, dis-je, que celui où, dépouillé de tous ses biens, le clergé ne doit pas être en proie à la malveillance publique, puisqu’il sauve l’état en le servant de ses richesses : si les plans qu’on suppose à quelques brouillons de la cour avaient eu leur entier succès, si le clergé eût gagné le grand procès de sa propriété, je concevrais dans quel esprit on eût permis un tel ouvrage ; mais dans l’état où sont les choses, j’avoue que je ne le conçois pas. Je n’entends pas blâmer ici l’auteur : son ouvrage était fait, il a dû vouloir qu’il fût joué. Ses motifs étaient purs sans doute, mais l’administration ne doit-elle pas veiller au choix du temps où tel spectacle doit être admis ou suspendu ?

« Quant à vous, mesdames et messieurs, si vous ne voulez pas qu’on dise que tout vous est indifférent, pourvu que vous fassiez des recettes, si vous aimez mieux qu’on pense que vous êtes citoyens autant et plus que comédiens, enfin si vous voulez que vos produits se multiplient sans offenser personne, sans blesser aucun ordre, aucun rang, méditez le conseil que mon amitié vous présente, et considérez-le sous tous ses différens aspects. La pièce de Charles IX m’a fait mal sans consolation, ce qui en éloignera beaucoup d’hommes sages et modérés, et les esprits ardens, messieurs, n’ont pas besoin de tels modèles ! Quel délassement de la scène d’un boulanger innocent pendu, décapité, traîné dans les rues par le peuple il n’y a pas huit jours[14], et qui peut se renouveler, que de nous montrer au théâtre Coligny ainsi massacré, décapité, traîné par ordre de la cour !

« Nous avons plus besoin d’être consolés par le tableau des vertus de nos ancêtres qu’effrayés par celui de nos vices et de nos crimes[15]. »


Pour être hostile à ces évocations furibondes de nos anciennes guerres civiles, Beaumarchais, fils d’un protestant converti au catholicisme, n’en restait pas moins toujours animé d’un zèle ardent pour la liberté des cultes, et spécialement pour l’affranchissement légal des protestans. Aussi, lorsque l’assemblée constituante, en décembre 1790, eut restitué la qualité de Français à tous les descendans des Français expatriés pour cause de religion, Beaumarchais, enthousiasmé d’un discours de Barère sur la question, lui adresse la lettre inédite qui suit :


« Paris, ce 11 décembre 1790.

« Je ne puis me refuser, monsieur, au plaisir de vous remercier de celui que vient de me faire la lecture de votre beau discours sur la restitution des biens des protestans fugitifs du royaume ; j’en ai le cœur gros et les yeux mouillés. Heureuse la nation qui peut s’honorer devant le monde entier d’un acte si juste et si magnanime, heureux l’orateur qui, chargé de l’auguste emploi d’éclaircir une pareille question, a trouvé dans son cœur les touchantes expressions dont vous avez orné votre logique !

« Quelque mal personnel que puisse me faire la révolution, je la bénirai pour le grand bien qu’elle vient d’opérer, et je vous aimerai toute ma vie[16], même sans vous connaître, pour le profond sentiment que vous avez versé sur cette importante matière. Depuis quinze ans, je n’avais pas cessé de travailler, de solliciter nos ministres pour adoucir le sort des infortunés protestans ; bénie soit à jamais l’assemblée qui rappelle les fugitifs au rang de citoyens français ! J’ai l’honneur d’être, etc.,

« Beaumarchais. »


Voici encore un témoignage inédit de la sollicitude de Beaumarchais pour la liberté des cultes. Celui-ci me semble piquant ; on n’est pas accoutumé à se figurer l’auteur du Mariage de Figaro pétitionnant très sérieusement pour obtenir en faveur des fidèles de son quartier un plus grand nombre de messes, et cela en juin 1791, époque où ces sortes de préoccupations ne sont pas précisément à l’ordre du jour. Sa lettre est adressée aux officiers municipaux :


« Messieurs,

« Les citoyens de la Vieille-Rue-du-Temple et de plusieurs rues voisines se réunissent pour vous faire observer que l’éloignement de l’église de Saint-Gervais et Saint-Protais, leur paroisse, le peu de messes qu’on y dit mettent presque tous ceux qui gardent les maisons, pendant que les autres remplissent un des grands devoirs du chrétien, dans la nécessité d’y manquer fort souvent eux-mêmes. Les femmes, les jeunes personnes, toutes les âmes pieuses et sensibles pour qui les actes de religion sont un aliment doux, utile et même nécessaire, d’accord avec leur digne curé, se joignent à tous nos citoyens pour vous supplier d’ordonner que la chapelle intérieure des hospitalières de Saint-Gervais leur soit ouverte à l’heure du sacrifice, comme vous l’avez accordé aux citoyens des rues Saint-Denis et des Lombards, en leur faisant ouvrir celle des hospitalières de Sainte-Catherine. Notre digne curé se propose même, messieurs, d’augmenter le nombre des messes nécessaires à ce grand quartier, en en faisant célébrer une dans l’église des Blancs-Manteaux.

« Et moi qu’ils ont chargé de rédiger cette demande, quoique le moins dévot de tous, moi qui sens que cette faveur est devenue indispensable, tant pour la régularité des devoirs à remplir que pour faire cesser les propos indécens des ennemis de la patrie qui répandent partout que le civisme est un prétexte pour détruire la religion, je me joins à ma femme, à ma fille, à mes sœurs, à mes concitoyens, à toutes leurs familles pour obtenir de vous que tant de bons chrétiens qui demandent des messes en aient au moins leur suffisance. Nous recevrons cette justice comme une grâce signalée, laquelle honorera votre catholicisme autant que cette pétition honore le leur et le mien.

« Caron-Beaumarchais. »
« Au Marais, ce 28 juin 1791. »


Cette lettre jure un peu avec la cérémonie du mariage des prêtres de Brahma dans le couronnement de Tarare ; mais ces discordances sont assez dans la nature humaine, elles sont surtout dans le caractère de Beaumarchais et de son temps. Ce n’était plus ici le philosophe ou l’auteur dramatique, c’était le mari, le frère et surtout le père qui parlait. L’auteur du Mariage de Figaro adorait sa fille unique ; il venait de la retirer du couvent, et s’il n’allait pas beaucoup à la messe, il n’était pas fâché qu’elle y allât pour lui. Cette bonne physionomie de père, si simple, si caressante, si joviale, qui fait aimer Beaumarchais, apparaît surtout dans une vieille ronde gauloise de sa façon, par laquelle il célèbre le retour de sa fille Eugénie sous le toit paternel. Cette ronde a déjà été signalée comme un morceau charmant par un excellent juge[17]. C’est en effet peut-être la plus heureuse inspiration poétique de Beaumarchais. Le tour naïf des vieux chants populaires s’y retrouve avec un mélange gracieux d’aménité, de finesse et de gaieté. Pour rendre cela évident, il faudrait peut-être citer tous les couplets, attendu qu’ils se renforcent l’un par l’autre ; mais, comme il y en a dix-huit et comme Gudin en a déjà publié quinze, nous n’en citerons que quelques-uns. Nous rétablissons toutefois dans son intégrité le titre de cette ronde que Gudin a mutilé on ne sait pourquoi ; il est ainsi conçu :

Vieille ronde gauloise et civique chantée pour la rentrée d’Eugénie Beaumarchais de son couvent dans la maison paternelle, dédiée à sa mère et brochée par Pierre Augustin, son père, le premier poète de Paris — en entrant par la porte Saint-Antoine.


SUR L’AIR :
Oh ! oh ! s’fit-il, c’est la raison
Que je sois maître en ma maison.


Hier, Augustin Pierre,
Parcourant son jardin,
Regardant sa chaumière,
Disait d’un air chagrin :
Je le veux, car c’est la raison
Que je sois maître en ma maison.

Quelle sotte manie,
Du bonheur me privant,
Retient mon Eugénie
Dans un fatal couvent !
Je veux l’avoir : c’est la raison
Que j’en sois maître en ma maison.

Elle use sa jeunesse
À chanter du latin,
Tandis que la vieillesse
Me pousse vers ma fin.

Tant que je vis, c’est la raison
Que je l’embrasse en ma maison.

Cette ronde, qui circula d’abord imprimée en brochure, eut des conséquences assez plaisantes. Il y avait plusieurs couplets qui traitaient la question du mariage de Mlle Eugénie, alors âgée de quatorze ans, entre autres ceux-ci :

Tous ces beaux que l’on nomme
Te lorgnent-ils déjà ?
Dis-leur : Mon gentilhomme,
N’êtes-vous que cela ?
Des parchemins et du blason
N’ouvriront point cette maison.

Si quelque autre plus tendre
Te fait contes en l’air,
Laisse-moi les entendre,
Car ton père y voit clair.
Je te dirai si c’est raison
Qu’il soit reçu dans ma maison.

Tel excellent jeune homme
Voit le ciel dans tes yeux,
Dis-lui : Bel astronome,
Parlez à ce bon vieux :
Il est mon père, et c’est raison
Qu’il ait un gendre à sa façon.

S’il a pour la tribune
Quelque talent d’éclat,
Qu’importe sa fortune ?
Juge, écrivain, soldat,
Esprit, vertu, douce raison,
Voilà son titre en ma maison.

Ces couplets, en se répandant par le monde, répandirent en même temps l’idée que la fille unique de Beaumarchais, personne charmante et riche héritière, était à marier, et que son père ne voulait absolument tenir compte, pour lui choisir un époux, que du mérite des concurrens. Or, comme le nombre des gens qui n’ont que du mérite est toujours très considérable, Beaumarchais vit affluer chez lui, dans cette même année 1791, les demandes en mariage les plus singulières. Ici c’est un gentilhomme, mais qui ne fait aucun cas de son blason, qui méprise la fortune qu’il n’a plus, qui n’estime que la vertu, et qui aspire à épouser Mlle Eugénie et sa dot ; ailleurs c’est un père parfaitement inconnu à Beaumarchais, qui le prie de lui garder sa fille pour son fils, lequel est encore au collège ; plus loin, c’est un capitaine qui n’a que son épée, mais elle vaut un bâton de maréchal de France. Pour écarter poliment cette avalanche d’épouseurs vertueux et désintéressés, Beaumarchais écrit une lettre qui lui sert à peu près pour tous, sauf quelques modifications, et dont voici un exemplaire adressé à l’officier pauvre, mais honnête et valeureux.


« Paris, ce 21 mai 1791.

« Quoique votre lettre, monsieur, me paraisse tirer son origine d’un simple badinage, comme elle est écrite avec le sérieux de l’honnêteté, je lui dois une réponse. On vous a trompé sur le compte de ma fille ; à peine âgée de quatorze ans, elle est bien loin encore du temps où je la laisserai maîtresse de se choisir un maître, ne me réservant là-dessus que le droit de conseil. Peut-être ignorez-vous vous-même ce qui donne lieu à votre proposition. J’ai retiré depuis très peu ma fille du couvent : la joie de son retour ayant arraché une ronde à ma paresse, après avoir été chantée à ma table, elle a couru le monde. Le ton bonhomme et gauloisement civique que j’y ai pris, joint au badinage qui tient au futur établissement de ma fille, a fait penser à bien des gens que j’y songeais déjà pour elle ; mais que Minerve me préserve de la faire engager avant l’âge où son cœur se donnera en connaissance de cause ! Le couvent a bien fait son éducation physique : c’est à moi à faire son éducation morale avant de la livrer à son for intérieur en un cas aussi grave que celui qui enchaînera sa vie. Or ce n’est pas, monsieur, l’affaire de peu de mois, il y faudra des années.

« Ce que ma ronde a dit en badinant sera certainement ma règle pour éclairer son jeune cœur. La fortune me touchera moins que des talens et des vertus, car je veux qu’elle soit heureuse. Une longue suite d’aïeux est un mot qui vient de changer d’acception, aucun être vivant n’existe sans aïeux, et quant à ceux qui furent nobles, ils n’influeront plus désormais sur le sort de leurs descendans : chacun sera ce qu’il vaudra, ainsi le veut la loi, la constitution, la raison, ah ! la raison surtout tant insultée dans nos institutions gothiques.

« Je vous envoie, monsieur, ma ronde un peu badine, et si vous la chantez, vous direz quelquefois : Ce bon vieux qui fit la chanson aimait bien sa fille, et ne radotait pas. Recevez mes remerciemens de toutes les choses obligeantes dont vous daignez me gratifier, et les salutations sincères du cultivateur

« Beaumarchais. »


On vient de voir par cette lettre que Beaumarchais fait très peu de cas des titres de noblesse ; cependant, lorsque l’assemblée constituante les abolit et décrète que chacun sera réduit à son nom primitif ou supprimera sa particule, l’auteur du Mariage de Figaro parle de ce décret avec une raillerie à travers laquelle perce peut-être un peu de mauvaise humeur. Après cela, quoique ses parchemins, dont il avait quittance, fussent de date plus moderne que ceux de Mirabeau, il pouvait, lui aussi, sans trop de présomption, dire comme le célèbre orateur aux journalistes qui, pour obéir au décret, le nommaient Riquetti : « Avec votre Riquetti, vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours. » Il aurait bien fallu également quelques jours au public pour s’habituer à retrouver Beaumarchais dans Caron. C’est à sa femme, qui était alors aux eaux de Saint-Amand, que l’ex-secrétaire du roi transmet ses impressions sur le décret de la constituante par une lettre en date du 22 juin 1790, de laquelle j’extrais les passages suivans :


« Qu’allons-nous devenir, ma chère ? Voilà que nous perdons toutes nos dignités. Réduits à nos noms de famille, sans armoiries et sans livrées ! Juste ciel ! quel délabrement ! Je dînais avant-hier chez Mme de la Reynière, et nous l’appelions à son nez Mme Grimod, court et sans queue. Monseigneur l’évêque de Rhodez et monseigneur l’évêque d’Agen n’eurent de nous que du monsieur, chacun s’appelait par son nom, nous avions l’air de la sortie d’un bal de l’Opéra d’hiver où tout le monde est démasqué.

« J’écrivais ce matin à Mme la comtesse de Choiseul-Gouffier ; je lui disais : « Jusqu’au 14 de juillet, madame, je vous donnerai, par respect pour vos droits, de la comtesse, mais après, vous m’en saurez gré, s’il vous plaît, ce sera pure courtoisie »

« Je vous envoie en propre original l’invitation d’un club femelle que j’ai reçue pour vous hier. J’ai répondu que vous étiez aux eaux, mais vous unissant d’intention, qu’au moins je le présumais, et j’ai adressé ma réponse à Mme la secrétaire Il me semble que le 14 sera la plus belle chose que l’on ait jamais vue[18]. Mais Louis XIV, le 14, se verra dépouillé comme les autres grands. Plus d’esclaves à ses pieds dans la place des Victoires. Ah ! c’est une désolation. Pour laisser au bon Henri IV ses quatre statues enchaînées, nous prétendons que ce sont quatre vices : on nous le dispute, mais nous n’en démordons pas…

« J’ai démontré dimanche que je n’avais plus de possession qui eût le nom de Beaumarchais, et que le décret portait bien qu’on quittera les noms de terre, mais rien dessus les noms de guerre, et c’est sous celui-là que j’ai toujours vaincu mes lâches ennemis »


Tout à côté de cette lettre intime, où l’auteur semble parler, avec le sourire sur les lèvres, du 14 juillet et de tous les enthousiasmes du moment, j’en trouve une autre adressée au président de l’assemblée nationale, qui n’est rien moins que le plan d’un monument gigantesque que Beaumarchais propose de faire élever au Champ-de-Mars. « Au milieu de ce cirque immense, écrit-il, sur une estrade carrée de 210 pieds de face, j’élève une colonne triomphale de la hauteur de 148 pieds, à la base de laquelle on arrive par quarante marches de 120 pieds de longueur sur tous les côtés du carré, etc. » Tout le reste est dans ces proportions ; j’y remarque entre autres agrémens « quatre corps de garde qui, reliés entre eux par des galeries souterraines, peuvent servir, dans les fêtes, de réserve aux gardes nationales et contenir sept ou huit mille hommes. » Cet embellissement civique me paraît indiquer que l’esprit d’ordre et de conservation n’abandonne jamais Beaumarchais.

Quelquefois les anxiétés politiques de l’auteur du Mariage de Figaro s’expriment avec une chaleur sous laquelle on reconnaît un sentiment noble et sincère ; c’est ainsi que dans les derniers temps de la constituante, au moment où cette assemblée se suicide avec tant d’imprudence et consume ses derniers jours au milieu de conflits misérables, Beaumarchais, écrivant, en date du 10 septembre 1791, à un des membres les plus honorables de la majorité, à Beaumetz, avec lequel il est lié, s’écrie :


« Qui aurait cru que la fin d’un aussi grand ouvrage serait déshonorée par les plus vifs débats, et que nous donnerions ce triomphe à nos ennemis du dehors et du dedans, de voir la constitution près de s’écrouler à l’instant où l’on doit commencer à lui donner une exécution sérieuse ? Misérable intérêt et plus misérable ambition qui rendent nos législateurs la risée de ceux qui se plaisaient tant les respecter ! Et M. de Bouillé, et M. de Calonne, et M. d’Autichamp relèvent l’espoir de leur parti en lui montrant les forces que nos divisions lui prêtent. Pendant que vous allez laisser toutes nos affaires dans le trouble, est-ce la législature d’avocats que nous vous fabriquons avec tant de cabales qui les rétablira ? J’en sais trop pour ne pas mourir de chagrin de tous les maux que je vois prêts à fondre sur notre pauvre France ! »


L’avenir n’apparaît pas toujours à Beaumarchais sous un aspect aussi sombre, à en juger par ce tableau plus riant qu’il adresse à un prince russe à Saint-Pétersbourg, en date du 12 novembre 1791. Peut-être aussi l’amour-propre national le porte-t-il à présenter les choses un peu plus en beau qu’il ne les voit.


« La révolution qui s’est faite chez nous, écrit-il, influe beaucoup sur la littérature. Les peuples libres en général perdent en grâce ce qu’ils acquièrent en force, et notre théâtre se ressent du nouvel esprit de la France. Tous occupés de grands intérêts et devenus à moitié républicains, nous ne pouvons plus nous plier à la mollesse littéraire convenable à l’ancien régime ; mais, il faut l’avouer, pour redresser notre arbre, nous l’avons fait courber du côté opposé. Des mots durs qui font fuir les Muses sont dans la bouche de nos acteurs. Nous avons des châteaux-forts en place de palais, et pour orchestre des canons. Les rues tiennent lieu de ruelles : où l’on entendait des soupirs, on entend crier liberté ; — et : vivre libre ou mourir, au lieu de : je t’adore. Voilà quels sont nos jeux et nos amusemens. C’est Athènes l’aimable qui s’est un peu changée en Sparte la farouche ; mais l’amabilité étant notre élément, le retour de la paix nous rendra notre caractère, et seulement d’un ton plus mâle ; notre gaieté reprendra le dessus. »


Tout en se livrant ainsi à l’observation et à l’appréciation des affaires publiques, Beaumarchais continue son commerce épistolaire avec les insulteurs, les quêteurs et les faiseurs de projets qui l’assiègent comme par le passé, non sans quelques nuances nouvelles qui tiennent à la licence du temps. Voici par exemple un petit échantillon du degré d’effronterie qu’un coquin peut porter dans l’exercice de son méfier ; c’est un billet entre plusieurs du même genre que Beaumarchais reçoit en 1790.


« Monsieur,

« Je viens d’acheter un manuscrit qui a pour titre : Confessions de M. de Beaumarchais. Cette brochure pourra contenir à peu près cinq feuilles in-8o. Je suis prêt à la faire imprimer ; mais j’aurais à me reprocher de rendre ce pamphlet public : il ne tend qu’à vous attirer un grand nombre d’ennemis. Je l’ai acheté six louis ; plusieurs personnes m’en ont offert six de bénéfice, et si je le faisais imprimer, je ne sais la quantité d’argent que cela me rapporterait. Ainsi, monsieur, voyez si vous voulez vous en arranger avec moi. Faites-m’en l’offre que vous désirez ; et vous pouvez compter sur mon zèle et ma discrétion.

« Comme je suis en marché pour le faire imprimer, je vous prie de me faire réponse pour mardi soir. S’adresser par lettre à M. Bunel chez Mlle Bondidier, marchande lingère, rue Comtesse d’Artois. »


Voici la réponse de Beaumarchais ; elle est courte, mais expressive :


« Je ne donnerais pas six liards pour empêcher une infamie contre moi de voir le jour, mais je donnerai volontiers six louis à celui qui m’apportera les oreilles du coquin qui l’a composée et six autres louis pour celles du gredin qui va l’imprimer. Et comme toute peine mérite salaire, je viens de déposer la lettre du sieur Bunel, afin qu’il le reçoive de la justice nationale lorsque son libelle paraîtra.

« Beaumarchais. »


Plus loin, c’est un très habile homme, M. Simonnet, qui s’est livré à de savans calculs sur les chances de la loterie, et qui poursuit Beaumarchais de plans merveilleux pour lesquels il demande des fonds. L’auteur du Mariage de Figaro prend très bénévolement la peine de lui redresser l’esprit, ou de lui prouver au moins qu’il n’est pas sa dupe :


« J’ai passé ma vie, monsieur, lui écrit-il, à gagner à la loterie tout l’argent que je n’y ai pas mis, et je m’en félicite chaque jour. En jetant un coup d’œil critique et sévère sur ces affreux établissemens des loteries, pépinières assurées de tous les maux du peuple, qui ne servent qu’à remplir les prisons et les hôpitaux, j’ai trouvé que la loterie que l’on nomme si indécemment royale, et qu’on devrait nommer infernale, se combine de manière que la façon la moins funeste d’y ponter est certainement par extrait ; mais que dans ce pontage même, si l’on mettait à chaque tirage 20 sous sur chaque numéro, l’on aurait dépensé 90 livres. On gagnerait toujours les cinq extraits ou cinq fois quinze mises, produit de leur bénéfice, c’est-à-dire 75 fr., d’où il résulte que la moindre perte que l’on puisse faire à cet infâme biribi est de 15 sur 90 dans l’hypothèse même la plus favorable. Je vous plaindrais, monsieur, d’avoir la manie de ce jeu, si vous aviez des fonds à y mettre ; mais comme vous ne faites qu’en solliciter ailleurs, le seul danger que vous couriez est le chagrin d’avoir entraîné dans ces spéculations fâcheuses ceux qui auraient la simplesse de s’y livrer.

« Je vous salue, monsieur, avec franchise.

« Caron-Beaumarchais. »


Les quémandeurs purs et simples n’ont également plus les allures qu’ils avaient avant la révolution ; repoussés, ils reviennent à la charge, écrivent des lettres d’injures, de menaces, et Beaumarchais, qui a déjà tant d’ennemis sur les bras et qui ne voudrait pas en augmenter le nombre, tout en donnant aux uns, passe une partie de sa vie à prouver aussi éloquemment que possible aux autres qu’il ne peut pas leur donner. Une lettre où il discute de son mieux avec un de ces impérieux emprunteurs nous fournira un tableau assez net de sa situation à la date du 1er mai 1792 :


« Puisque vous m’avez fait l’honneur, monsieur, écrit-il, de me supposer un peu de philosophie et de sensibilité, dont je fais parade dans mes écrits, je vais vous faire celui de vous prêter un peu plus d’équité que vous n’en montrez dans les vôtres, et je vous dirai : Comment un homme d’un aussi bon esprit ne sent-il pas que plus un homme s’est gêné pour se rendre humain et généreux, moins il peut lui rester de moyens pour faire la chouette à tous les infortunés qui, le regardant comme un but, y lancent leur boule, ou leur palet ? La foule des demandeurs qui s’adressent à moi est telle qu’il me faudrait dix secrétaires pour leur répondre, car un mot sec est loin de suffire au malheur : il lui faut des consolations, des détails, surtout des secours. Ne pouvant remplir ce douloureux office envers tous ceux qui m’écrivent, je gémis, je m’arrête, et pour tout résultat je n’ai plus que deux commerces au monde : des inconnus qui me demandent, des hommes injustes qui m’injurient, des fougueux qui me menacent sans m’avoir même jamais vu. Êtes-vous satisfait, monsieur, de m’avoir fait perdre mon temps pour vous dire des choses inutiles, moi qui en ai tant d’utiles à faire ? Ayez pour moi, monsieur, la douce compassion que vous demandez pour vous-même, et vous cesserez d’injurier celui qui ne vous a fait aucun mal et n’a d’autre tort envers chacun que de ne pouvoir obliger tout le monde à la fois.

« Je vous salue.

Beaumarchais. »


III. — LA MÈRE COUPABLE. — LES SOIXANTE MILLE FUSILS.

Au milieu des préoccupations et des inquiétudes si diverses dont nous venons d’esquisser le tableau, Beaumarchais trouvait le temps de se livrer aux deux passions qui ont tenu une si grande place dans sa vie, celle du théâtre et celle des affaires ; il écrivait son drame de la Mère coupable, et il se chargeait de fournir au gouvernement français soixante mille fusils. Disons un mot du drame avant de parler de l’affaire des fusils, qui forme aussi une espèce de drame dont le héros va se trouver effroyablement victime.

Achevée en janvier 1791, la Mère coupable fut lue en février et reçue au Théâtre-Français ; mais à ce moment s’agitait encore avec une recrudescence d’animosité, entre les auteurs et les acteurs, l’éternel procès dont nous avons déjà rendu compte, et que la législative devait bientôt juger de nouveau, comme la constituante, en faveur des auteurs. Beaumarchais, chargé par ces derniers de défendre leurs intérêts, s’en acquitta avec une conscience qui amena une rupture entre le Théâtre-Français et lui. Une nouvelle troupe, qui venait avec son appui d’ouvrir un théâtre dans son voisinage au Marais, lui demanda sa pièce avec instance, et elle fut représentée pour la première fois sur ce nouveau théâtre le 6 juin 1792. Faiblement jouée d’abord, elle n’eut qu’un médiocre succès ; reprise plus tard par les comédiens français, en mai 1797, elle réussit complètement, et elle s’est soutenue au théâtre jusqu’à nos jours, où le public la voit encore représenter avec intérêt.

Le style de la Mère coupable est souvent faible, incorrect et délayé : il est loin de valoir celui du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro ; mais le sujet de cette pièce, pris en lui-même, est à la fois très dramatique et d’une incontestable moralité. Dans l’épouse infidèle s’attacher surtout à mettre en relief la mère coupable, peindre une femme douée de sentimens honnêtes qui, pour un seul jour de faiblesse, vainement racheté par des années de repentir et de vertu, voit son existence tout entière abîmée, son repos à jamais troublé, et non-seulement son repos, mais celui de tout ce qui l’entoure ; mettre en scène un jeune homme de vingt ans dont la naissance suspecte fait à la fois le supplice de sa mère, le supplice de l’époux qui n’est pas son père, et son propre supplice ; montrer toutes les douceurs de la vie de famille empoisonnées par la contrainte, le soupçon, la défiance et la haine, jusqu’au moment terrible où le fatal secret qui pèse depuis vingt ans sur cet intérieur se dévoile pour nous laisser voir une femme, d’ailleurs estimable, écrasée sous le poids de la honte, prosternée, la rougeur au front, devant son époux, et réduite à redouter jusqu’au mépris de son fils : voilà certainement une conception qui ne manque ni d’élévation ni d’intérêt. La Harpe lui-même, beaucoup trop dédaigneux à mon avis pour ce drame, est obligé de reconnaître que l’idée en est bonne ; mais non content d’insister sur les côtés faibles de la pièce, notamment sur cet amour entre Florestine et Léon, amour qui déplaît et qui choque, bien qu’il ne soit incestueux qu’en apparence, et que le public sache à quoi s’en tenir, non content de critiquer le caractère outré de Begears, de signaler les invraisemblances et les incorrections fréquentes, La Harpe ne fait grâce à rien : tout est absolument mauvais. « C’est, dit-il, une production platement folle ; » il va jusqu’à trouver inepte une scène des plus belles et des plus pathétiques, celle du quatrième acte, où la comtesse Almaviva, altérée par la découverte de sa faute, ne trouve pour répondre aux interrogations terribles du comte que des prières entrecoupées qu’elle adresse non pas à son époux, mais à Dieu. La Harpe nous assure qu’à la première représentation tout le monde riait de cette scène, suivant lui insupportable au théâtre, « où, dit-il, on ne dialogue pas un quart d’heure de suite avec Dieu quand il faut répondre à un mari. Rien ne fait mieux voir, ajoute-t-il très lestement, de quelles bévues un homme d’esprit est capable dans ce qui est étranger à son genre d’esprit. »

En vérité le mot de bévue nous semble ici pouvoir être retourné avantageusement contre La Harpe. Il nous paraît fort douteux que tout le monde ait ri de cette scène en 1792 ; mais ce qui est certain, c’est que personne n’en rit aujourd’hui. On juge avec raison que c’est une idée aussi vraie qu’émouvante, — étant donnée une femme honnête, sensible et pieuse, — de la montrer accablée par une révélation inattendue qui la dégrade aux yeux de son mari, ne trouvant aucune parole pour lui répondre et ne sachant que s’accuser devant Dieu, non pas un quart d’heure, comme le dit très faussement La Harpe, mais un instant, et par quelques phrases entrecoupées, très habilement mêlées aux phrases du comte qui lit avec fureur la lettre accusatrice. Cette scène, dans son ensemble, est assurément la plus belle de la pièce ; elle ne manque jamais de produire sur le public une vive impression, et c’est peut-être à elle seule que le drame de la Mère coupable doit de s’être maintenu au théâtre jusqu’à nos jours.

Parmi les nombreuses lettres écrites ou reçues par Beaumarchais au sujet de ce drame, nous n’en citerons que deux. L’une est adressée à la veuve du dernier des Stuarts, à l’amie d’Alfieri, la comtesse d’Albany, qui se trouvait à Paris en 1791 et qui avait demandé à Beaumarchais de faire chez elle une lecture de la Mère coupable. Le billet de Beaumarchais offre, ce me semble, une sorte de petit résumé assez vif des qualités et des défauts de son style. Le voici :


« Paris, ce 5 février 1791.
« Madame la comtesse,

« Puisque vous voulez entendre absolument mon très sévère ouvrage, je ne puis pas m’y opposer ; mais faites une observation avec moi : quand je veux rire, c’est aux éclats ; s’il faut pleurer, c’est aux sanglots. Je n’y connais de milieu que l’ennui.

« Admettez donc qui vous voudrez à la lecture de mardi, mais écartez les cœurs usés, les âmes desséchées qui prennent en pitié ces douleurs que nous trouvons si délicieuses. Ces gens-là ne sont bons qu’à parler révolution. Ayez quelques femmes sensibles, des hommes pour qui le cœur n’est pas une chimère, et puis pleurons à plein canal. Je vous promets ce douloureux plaisir et suis avec respect, madame la comtesse, etc.,

Beaumarchais. »


Le second billet est de Grétry, alors vieux, et qui paraît avoir eu le projet de mettre la Mère coupable en musique :


« Je ne rêve, écrit-il à Beaumarchais, qu’à votre Mère coupable. J’ai remarqué que la musique n’est jamais si bien placée et ne fait jamais plus d’effet que lorsqu’elle est rare. Voulez-vous que je choisisse douze places où vous rimerez votre prose, et voilà tout ? Je vous réponds qu’on parlera un jour, si vous consentez à ma demande, de la colère d’Almaviva autant qu’on a parlé de la colère d’Achille. Si vous donnez cette pièce aux Italiens, elle peut avoir cinquante représentations de suite ; si vous y ajoutez douze ou quinze morceaux de musique, tous capitaux et de genres différens, elle doit en avoir cent, et j’aurai fait de la musique sur un chef-d’œuvre digne du vieux[19].

« Grétry. »


C’est dans le même temps où Beaumarchais donnait sa dernière pièce de théâtre qu’il s’embarquait dans une nouvelle opération patriotique et commerciale, qui devait bouleverser sa fortune et faire le tourment de ses derniers jours. La France, en 1792, manquait d’armes ; il entreprit de lui en procurer. On a peine à comprendre qu’un homme de soixante ans, riche, fatigué par une existence des plus orageuses, commençant déjà à ressentir des atteintes de surdité, entouré d’ennemis et n’aspirant plus qu’au repos, ait pu se laisser induire à se charger de faire venir en France soixante mille fusils retenus en Hollande, dans des circonstances qui rendaient cette opération aussi dangereuse que difficile. En tenant compte du goût si prononcé de Beaumarchais pour les spéculations hasardeuses, pourvu qu’elles présentassent un certain caractère d’intérêt public, il faut surtout, je crois, chercher ici la cause de sa téméraire entreprise dans l’impopularité même qui le poursuivait alors. « Je lui disais, nous raconte à ce sujet Gudin dans son manuscrit, je lui disais qu’un homme sage, dans un temps de révolution, ne fait commerce ni d’armes ni de blé ; mais ma prudence était trompeuse : dans ces temps de désordre et d’inquiétudes, on lui eût fait un crime d’avoir refusé d’acquérir les armes qu’on lui proposait. Son refus eût été réputé mauvaise volonté ; il n’avait que le choix des dangers : il s’exposa au péril d’être utile à son pays. »

Au commencement de 1792, un Belge étant venu lui offrir pour la France soixante mille fusils provenant du désarmement des Pays-Bas, déposés en Hollande et vendus par l’Autriche, à la condition que l’acheteur les ferait passer aux colonies, Beaumarchais transmet la proposition au ministre de la guerre, de Grave, qui le charge de faire venir en secret les fusils, s’engage à les lui payer une somme convenue, et lui avance cinq cent mille francs en assignats, en lui faisant déposer en échange une valeur de sept cent cinquante mille francs en contrats sur la ville de Paris. Beaumarchais obtient la promesse que, s’il a besoin de plus d’argent pour faire arriver les fusils, on lui en remettra sur les deux cent cinquante mille francs de dépôt en plus qu’il laisse dans les mains du ministre. Le gouvernement s’engage encore à l’aider de tout son pouvoir à vaincre la résistance du gouvernement hollandais, qui, de crainte de se brouiller avec l’Autriche, s’oppose à la remise de ces armes. Toutefois le ministère, qui était aux prises avec bien d’autres difficultés, ne tarde pas à oublier les fusils. La guerre éclate bientôt avec l’Autriche et la Prusse : Beaumarchais n’en est que plus ardent à demander qu’on l’aide à vaincre la résistance de la Hollande, avec laquelle on est encore en paix ; mais dans la dernière année de la monarchie de Louis XVI, les ministres se succèdent avec la rapidité de l’éclair. C’est en vain que Beaumarchais les assiège, — J’en ai usé, dit-il, en quelques mois quatorze ou quinze, — il ne peut en tirer ni leur appui en Hollande, ni l’argent promis sur son excédant de dépôt, pour faire venir ces malheureux fusils, et tandis qu’il s’épuise en efforts, ses ennemis répandent parmi le peuple le bruit que ces fusils sont chez lui, qu’il les a dans ses caves et les destine à faire égorger les patriotes. Il n’en fallait pas davantage pour le faire égorger lui-même.

L’ex-capucin Chabot, membre de l’assemblée législative, le dénonce à la tribune comme cachant des armes dans un lieu très suspect. Beaumarchais, toujours fidèle à son caractère, répond à Chabot qu’il sera, lui Chabot, vingt fois plus suspect que ce lieu, s’il ne l’indique. Le lendemain du 10 août, le peuple se porte en masse dans sa belle maison du boulevard, et la fouille du haut en bas sans cependant soustraire une épingle. Au milieu de cette scène affreuse, que l’auteur du Mariage de Figaro décrit longuement dans une lettre déjà publiée et adressée à sa fille, qu’il venait alors de faire partir pour Le Havre avec sa mère, on le voit conservant assez de sang-froid pour étudier ce peuple en rumeur et « admirer, dit-il, en lui ce mélange d’égarement et de justice naturelle qui perce même à travers le désordre. » Quelques jours après, quoiqu’il eût pris le soin de faire afficher partout, suivant son usage, que le peuple n’avait rien trouvé chez lui de suspect, il est arrêté et conduit à l’Abbaye le 23 août. Il y était encore le 30, c’est-à-dire deux jours avant les massacres de septembre, lorsqu’il prend tout à coup fantaisie au procureur de la commune, Manuel, de se souvenir qu’il a eu avec Beaumarchais quelques démêlés dans lesquels ce dernier s’est assez spirituellement moqué de lui, et de penser que ce serait une noble vengeance d’aller le tirer de prison. Il faut ajouter, pour être exact, que c’est une femme à qui Beaumarchais avait rendu des services, et qui avait quelque influence sur Manuel, qui le détermina à cet acte de générosité. Toujours est-il que le 30 Manuel vient annoncer à son ancien adversaire qu’il est libre. Beaumarchais ne se le fait pas dire deux fois. Il sort, et le surlendemain les massacres commencent.

Il semblerait assez naturel que dans un pareil moment Beaumarchais laissât de côté ses fusils pour s’occuper spécialement de préserver sa personne ; mais en devenant sourd, il a pris un peu de l’entêtement qui accompagne, dit-on, cette infirmité. Il veut bien consentir à se cacher, mais pendant le jour seulement, à quelques lieues de Paris ; chaque soir, il revient à pied, à travers les terres labourées, pour éviter les mauvaises rencontres, et il va sommer les ministres de tenir les engagemens de leurs prédécesseurs et de le mettre à même d’obtenir de la Hollande les soixante mille fusils qu’il a promis à la nation. Il faut dire aussi, pour expliquer sa persistance, que d’une part cette opération dont on sait qu’il a été l’agent le constitue vis-à-vis du peuple à l’état de suspicion permanente jusqu’à ce qu’elle ait réussi, et que d’autre part il croit s’apercevoir que le ministre Lebrun cherche à exploiter sous main l’affaire à son profit, en lui laissant au besoin toute la responsabilité d’un échec. C’est là ce qui le rend tenace au point de fatiguer, d’excéder jusqu’à Danton, qui toutefois ne peut s’empêcher de rire en voyant un homme aussi compromis, qui ne devrait songer qu’à sa sûreté, s’obstiner, le lendemain des massacres de septembre, à venir chaque soir lui demander l’argent qu’on lui redoit sur son dépôt et une commission pour la Hollande.

Enfin on se décide à lui donner seulement un passeport, en lui promettant qu’on lui fera tenir en Hollande l’argent nécessaire pour faire lever l’embargo que le gouvernement hollandais a mis sur les fusils, et qu’il trouvera également des instructions chez le ministre de France à La Haye, qui devra prêter son concours à cette opération. Confiant dans cet engagement du ministre Lebrun, Beaumarchais part pour la Hollande. Ici commence pour lui une nouvelle odyssée, et c’est au milieu d’agitations toujours renaissantes que se passeront les dernières années de cette vie déjà si pleine. Au bout de quelques jours, Beaumarchais va se voir en même temps emprisonné à Londres par un créancier anglais et décrété d’accusation en France comme coupable de trahison et de fraude envers la république.



  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre 1852, 1er janvier, 1er mars et 1er mai, 1er juin et 15 juillet, 15 août, 1er octobre et 1er novembre 1853.
  2. Essais de Littérature et de Morale, par M. Saint-Marc Girardin, t. Ier, p. 120.
  3. Vingt ans après l’époque où nous sommes et six ans après la mort de Beaumarchais, Salieri, conservant un vif souvenir de l’hospitalité si douce que lui avait donnée l’auteur de Tarare, écrivait de Vienne, en date du 5 Octobre 1805, à la charmante fille de Beaumarchais, devenue Mme Delarue, une lettre de laquelle j’extrais quelques lignes qui se rattachent à l’époque de la composition de l’opéra dont il s’agit. Salieri m’y semble peindre avec une naïveté sincère et exacte tout ce qu’offrait de charme et de bonhomie la vie intime d’un des hommes les plus calomniés de son temps. Son jargon franco-italien donne, si je ne me trompe, quelque attrait de plus à ce petit tableau : » Vous êtes encore, écrit Salieri, devant mes yeux, madame, cette aimable enfant, cette jolie Eugénie, pleine d’esprit et de grâces. Je suis logé chez votre célèbre papa et votre adorable mamma, qui m’ont comblé de tant de faveurs et de gentilesses ; nous deux nous sommes après midi au piano à jouer des sonates à quatre mains. À deux heures, M. ou Mme de Beaumarchais entre dans le cabinet et nous dit : « Allons dîner, mes enfans. » Nous dînons ; je vais après un peu à me promener, à lire les gazettes au Palais-Royal ou à quelque théâtre. Je rentre de bonne heure. Quand M. de Beaumarchais n’est pas chez lui, je monte au second, dans mon appartement ; je mette au lit quelquefois mon domestique, Allemand ivrogne ; je me couche dans une chambre où je vois de mon lit, en travaillant, tous les jours l’aurore avec un céleste plaisir. Vers dix heures, M. de Beaumarchais vient chez moi, je lui chante ce que j’ai fait de notre grand opéra ; il m’applaudit, m’encourage, il m’instruit avec une manière paternelle. Tout semblait si tranquille… »
  4. Ces couplets, que chante l’eunuque Calpigi : Je suis né natif de Ferrare, sont tournés d’une manière leste et originale ; ils devinrent assez populaires pour qu’on en fît une parodie contenant une biographie très fausse et très méchante de Beaumarchais, qui se chantait sur le même air, et qui commençait ainsi : Je suis né natif de Lutèce. Dans ce même opéra de Tarare, on pourrait signaler encore quelques mélodies offrant une certaine nuance de lyrisme qui ne se soutient pas longtemps, par exemple, le passage qui commence par ces vers :

    Ainsi qu’une abeille,
    Qu’un beau jour éveille
    De la fleur vermeille
    Attire le miel.

    Je me souviens qu’une femme célèbre par sa beauté et sa grâce avait gardé dans l’esprit et dans l’oreille, après cinquante ans, le souvenir de cette mélodie, dont les vers sont d’un tour heureux qui se rencontre rarement sous la plume de Beaumarchais.

  5. Correspondance de Grimm. Juin 1787.
  6. Allusion au refrain de la chanson de Calpigi dans Tarare.
  7. Étrange idée d’associer des bonzes et des vierges brahmines ; mais Beaumarchais n’y regardait pas de si près.
  8. C’est une erreur complète, et pourtant assez accréditée, que l’opinion qui attribue ce mot à Barnave ; il disait précisément tout le contraire.
  9. Il y avait là un couplet assez grotesque chanté par un nègre, couplet que Salieri, alors à Vienne, devait mettre en musique, comme tout le reste. En le lui envoyant, Beaumarchais y joint cet avis, qui nous prouve que, musicien lui-même, il intervenait fréquemment dans le travail du compositeur. « Voici, écrit-il à Salieri, quelques idées pour l’ariette du nègre. Cette nation brûlée ne chante point comme les autres, elle a un chevrotement, une trépidation en chantant, qui exige que l’on s’en rapproche lorsqu’on veut la produire en scène. » Et il envoie un projet d’air noté par lui-même d’après un chant nègre. Citons pour les curieux ce couplet que Beaumarchais faisait chanter par un nègre du Zanguebar en 1790.

    Hola ! doux esclavage
    Pour Congo, noir visage,
    Bon blanc, pour nègre il est humain.
    Nous, bon nègre, a cœur sur la main.
    Nous pour blanc
    Sacrifie,
    Donner sang,
    Donner vie,
    Priant grand fétiche Ourbala
    Pour bon grand peuple qu’il est là.
    Ourbala ! l’y voilà…
    (Montrant les spectateurs.)
    L’y voilà ! la, la, la, la, la.

  10. Ceci se passait en septembre 1795, au moment de la promulgation de la constitution de l’an III, avec les décrets qui imposaient au peuple la réélection forcée des deux tiers des membres de la convention. On sait que ce sont ces décrets qui un mois après produisirent la journée du 13 vendémiaire.
  11. Minerve Française, t. v, 3 février 1819.
  12. Beaumarchais et Walter Scott ne se seraient point entendus avec le bel esprit Voiture, qui dit dans une de ses lettres : « Nous autres beaux esprits, nous ne sommes pas grands édificateurs, et nous fondons sur ces vers d’Horace :

    Ædificare casas, plaustello adjungere muros
    Si quem delectet barbatum insania verset
    .

    « M. de Gombaut et moi, avons résolu de ne point bâtir que quand le temps reviendra que les pierres se mettent d’elles-mêmes les unes sur les autres au son de la lyre. Je ne sais si c’est qu’Apollon se soit dégoûté de ce métier-là, depuis qu’il fut mal payé des murailles de Troie ; mais il me semble que ses favoris ne s’y adonnent point, et que leur génie les porte à d’autres choses qu’à faire de grands bâtimens. »

  13. On comprend qu’il s’agit ici du retour du roi à Paris après les journées des 5 et 6 octobre.
  14. C’était un boulanger nommé François que la populace venait de massacrer.
  15. Il nous paraît intéressant de mettre ici en regard de la lettre de Beaumarchais une partie au moins de celle de Mirabeau, dont nous venons de parler et qui est assez peu connue. Ces volte-face dans l’attitude des hommes sont toujours instructives. Voici à quelle occasion l’ancien adversaire du Mariage de Figaro intervenait en faveur de Charles IX. Après une quarantaine de représentations, la majorité des acteurs, reconnaissant l’influence dangereuse de cette pièce, l’avait laissée reposer, et refusait de la reprendre. Le jeune Talma, qui débutait alors, qui avait su donner beaucoup de relief au rôle sacrifié de Charles IX, et qui de plus posait un peu à cette époque en démocrate fougueux, insistait pour la reprise, et prétendait forcer la main à ses camarades en s’appuyant à la fois sur le public et sur Mirabeau, qui avait demandé cette reprise au nom des fédérés provençaux. C’est pour venir en aide à Talma que Mirabeau lui écrit la lettre suivante, en l’autorisant à la publier : « Oui, certainement, monsieur, vous pouvez dire que c’est moi qui ai demandé Charles IX au nom des fédérés provençaux, et même que j’ai vivement insisté ; vous pouvez le dire, parce que c’est la vérité, et une vérité dont je m’honore. La sorte de répugnance que messieurs les comédiens ont montrée à cet égard, au moins s’il fallait en croire les bruits, était si désobligeante pour le public, et même fondée sur de prétendus motifs si étrangère à leur compétence naturelle ; ils sont si peu appelés à décider si un ouvrage légalement représenté est ou n’est pas incendiaire ; … ils m’avaient si précieusement dit à moi-même qu’ils ne voulaient céder qu’au vœu prononcé de la part du public, que j’ai dû répandre leur réponse. » Cette lettre, qui se terminait par quelques lignes plus dédaigneuses encore pour les acteurs, produisit parmi ces derniers une vive explosion contre Talma, qui la publiait ; il fut décidé à une très grande majorité qu’il serait exclu de la société ; mais le public prit fait et cause pour le jeune tragédien, la municipalité se prononça également pour lui, et après des scènes très orageuses le jeune Talma reparut dans Charles IX. (Voir à ce sujet l’Histoire du Théâtre-Français depuis la révolution, par Étienne et Martainville, t. Ier, p. 143 et suiv.)
  16. Il est probable que quatre ans plus tard le phraseur Barère, qui pérorait si gracieusement et si indignement en faveur de la guillotine, a paru moins aimable à Beaumarchais.
  17. M. Saint-Marc Girardin dans sa notice sur Beaumarchais.
  18. Il s’agit du jour de la fédération.
  19. Cette idée de Grétry n’eut pas de suite ; mais deux ans après, sous la république, on jouait le Mariage de Figaro, transformé en opéra et assez malheureusement versifié par Beaumarchais. J’ignore quel était l’auteur de la musique.