Baume-les-Messieurs


BAUME-LES-MESSIEURS[1]

(SA GROTTE, SES ENVIRONS),
PAR M. EDMOND RENAULD.




À la suite d’une étude que je fis sur le Jura français, étant au régiment, en 1892, dans le but de préparer un voyage pour l’été suivant, je me décidai à explorer à fond la grotte de Baume-les-Messieurs, dont on ne connaissait qu’une faible partie.

L’été 1893 arrivé, je me rappelai mes plans séduisants, et, accompagné de mes amis André Pavie, avocat à la Cour d’appel de Paris, et René Barreau, je me rendis à Baume, avec tout le matériel nécessaire pour une ou plusieurs explorations de grottes.

En quittant le chemin de fer à la gare de Domblans-Voiteur (la plus proche de Baume), pour aller à Baume, on traverse l’important bourg de Voiteur, dominé par la haute falaise de Château-Chalon (Castrum Carnonis) et au débouché de la vallée de la Scille, à l’extrémité de laquelle s’étend la plaine de « Val de Voiteur ». Sur les flancs de la montagne on distingue le château de Saint-Martin au milieu d’un fouillis de verdure, puis, plus loin, Ménétru et Blandans. Les beaux arbres fruitiers qui entourent les maisons, les eaux claires de la Seille qui serpente à travers le village, rendent le séjour de Voiteur des plus agréables.

En sortant de Voiteur on a une belle vue sur Château-Chalon, pittoresquement situé au bord même du plateau de l’Heute, le premier escarpement du Jura en venant de la plaine de la Saône. Le village est à 223 mètres au-dessus du lit de la Seille et à 467 mètres au-dessus du niveau de la mer. On y fait un vin connu, se conservant assez bien, et imitant fort le madère. L’église contient, dit-on, les reliques de saint Just, archevêque de Lyon. On y voit un groupe de marbre blanc d’un rare caractère, représentant la Trinité. Sur une sorte de promontoire s’élève une vieille tour, reste d’un château dont l’origine ainsi que celle du village est très controversée. On a trouvé aux alentours des buttes artificielles formées d’amas de pierres votives se rattachant au culte de Mithra, le plus grand des dieux de la Perse, qui n’était autre que le soleil, et qu’on identifiait au Bélénus des Gaulois, à l’Apollon des Grecs et des Romains. On croit aussi avoir retrouvé l’emplacement d’un camp romain. Du haut de ce plateau de l’Heute, la vue s’étend immense et splendide sur toute la plaine de la Saône et sur les contreforts du Jura.

Laissant Château-Chalon sur la gauche, on s’enfonce de plus en plus dans la montagne en suivant la Seille. Les vignes, les prés, les vergers, tout cela défile devant nous encore vert et frais, comme si la sécheresse prolongée du printemps et de l’été n’avait aucun effet sur ce beau pays aux mille ruisseaux et aux noires forêts de sapins que Gustave Doré aimait tant à dessiner. Les noyers, répandus à profusion, ombragent un peu la route poudreuse qui contourne en jolis lacets les ondulations de la montagne. Les collines s’élèvent peu à peu, et se couronnent de hauts rochers. Brusquement, après un dernier détour, apparaît devant nous un grandiose défilé au fond duquel un village, tout petit, à côté de ces masses rocheuses, semble perdu. C’est Baume-les-Messieurs, dont les toits sont dorés par le soleil couchant, et qui, à travers l’air calme et pur, nous envoie les sons doux et graves de l’angélus du soir.

BAUME-LES-MESSIEURS. — DESSIN DE TAYLOR, GRAVÉ PAR MAYNARD.

Baume-les-Messieurs, petit village à 10 kilomètres au nord-est de Lons-le-Saunier, est situé sur les bords de la Seille, affluent du Doubs. La commune ne compte guère plus de 600 habitants, aux mœurs paisibles, et dont les vignes semblent être la principale occupation.

L’origine de Baume-les-Messieurs est très incertaine. Des ornements trouvés, il y a quelques années, tendent à prouver que le village remonte très probablement à la période la plus antique de notre histoire, à l’époque de l’invasion gallique. Sur la rive gauche du Dard se trouve un endroit qui porte le nom de « Couvent ». La tradition veut qu’il y’ait eu là, effectivement, un couvent de druides. Ce couvent aurait été écrasé par un éboulement colossal de la falaise qui forme la muraille sud-est du promontoire de Sermu, dressé au-dessus de Baume comme un rempart inattaquable. Le sommet était occupé jadis par un camp romain, le plus vaste du Jura, destiné à protéger la route de Lyon au Rhin. C’est sur l’emplacement de ce camp que fut construit plus tard le château-fort destiné à protéger l’abbaye de Baume.

C’est au confluent de la Seille et du Dard, rivière qui sort de la grotte de Baume, que se trouvent les vestiges de l’ancienne abbaye, dite de Baume, remontant au vie siècle. Au ixe siècle elle devint le berceau de l’ordre de Gluny. On ne retrouve aujourd’hui que de rares parties de cette vieille construction, entre autres l’église abbatiale, qui date des xiie et xve siècles. Elle est dédiée à saint Pierre, et contient les tombeaux de Renaud de Bourgogne, comte de Montbéliard (xive siècle), celui de Jean de Watteville et plusieurs autres.

La cour du cloître, au milieu de laquelle jaillit une fontaine, est entourée des habitations des chanoines et d’un beau portique à vingt arcades ogivales[2].

Les fauconniers des ducs de Bourgogne avaient des tendues à Baume-les-Messieurs pour les faucons. Les paysans descendaient attachés à des cordes le long des falaises pour aller chercher les nids dans les rochers.

On m’a raconté l’anecdote suivante sur un de ces fauconniers. Il avait un fils qu’il voulait fiancer à une jeune fille du pays, dont la vertu n’était pas à l’abri de tout reproche, mais qui avait la forte somme. Le gars, préférant l’amour et la vertu au sac de la belle, se refusait obstinément à écouter son père. Un jour que père et fils chassaient ensemble, et que celui-ci se balançait au bout d’une corde parmi les rochers, le père lui cria soudain, du haut de la falaise, d’avoir à consentir, sur-le-champ, au mariage en question s’il ne voulait pas aller visiter à l’improviste le fond de la vallée. Le pauvre garçon, suspendu au-dessus de ce vide immense, promit tout ce que le père voulut, et le mariage eut lieu. Mais la jeune mariée, loin d’essayer de racheter ses fautes par une conduite modèle, ne fit que les renouveler. Le fils, qui, depuis l’histoire de la corde, nourrissait une haine profonde contre son père, résolut de se venger de l’un et de l’autre à bref délai. Un après-midi qu’ils se promenaient tous trois sur la montagne, au bord des falaises, le jeune fauconnier s’approcha soudain de son père, et le précipita brusquement, du haut du rocher, dans la vallée, puis, se retournant aussitôt vers sa femme affolée, il l’entoura de ses bras et voulut la lancer aussi dans le vide : mais, celle-ci l’entraînant avec elle, ils roulèrent tous les deux au fond de l’abîme, rebondirent par deux fois sur le rocher, et vinrent s’écraser aux pieds d’un gentilhomme qui chassait par là et qui n’était autre que le séducteur de la jeune mariée.

Il y a quelques années, deux suicides eurent lieu de la même façon du haut de la falaise de Granges-sur-Baume.

HÉMICYCLE DE BAUME[3].

Placée au fond de la vallée, entre deux grands promontoires à pic, hauts de plus de 500 mètres, les Échelles de Sermu (510 m.) et la falaise de Granges-sur-Baume (505 m.)[4], la commune de Baume-les-Messieurs offre à la vue du touriste un site d’une pittoresque beauté. Dans le lointain on aperçoit le fond de l’hémicycle de rochers d’où jaillissent en tous temps les sources du Dard. À l’opposé, au delà des falaises, la vallée : s’élargit et laisse voir les verdoyants coteaux qui bordent l’immense plaine de la Saône. La vigne est partout florissante, et le pays semble avoir banni la pauvreté.

Un aussi beau cadre promettait beaucoup au point de vue des découvertes hydrologiques et autres. La suite montrera qu’il ne mentait point.

Aux temps géologiques où le Jura n’était encore qu’un fond de mer calcaire, l’écorce terrestre subit des contractions puissantes, qui transformèrent ce fond d’océan en cet ensemble de plateaux et de montagnes qu’on admire tant aujourd’hui. Prise latéralement, comme dans une immense mâchoire, entre des massifs granitiques, anciennement consolidés, et dont le plus proche était les Alpes, cette mer calcaire se souleva, se plissa, et dans ces plissements fut obligée de se mouler aux contours nettement déterminés de sa puissante voisine, la chaine des Alpes ; d’où la forme actuelle, en croissant, des montagnes jurassiques. Ces plissements ne se superposèrent presque nulle part exactement. Ils laissèrent entre eux d’immenses cavités, d’énormes failles qui dotèrent le Jura d’un nombre incalculable de grottes, de cavernes. La grotte de Baume n’est pas autre chose qu’une faille de ce genre.

LA GRANDE CASCADE[5].

Cette grotte, qui appartient à la commune, se trouve à 2 kilomètres environ au sud-ouest du village de ce nom, qui la met en adjudication tous les trois ans. Elle s’ouvre au fond de ce que l’on appelle dans le pays un « bout du monde », immense hémicycle de rochers à pic. L’endroit est sauvage et d’un grand caractère. Au fond de ce fer à cheval, les noyers, à l’abri du vent, étalent leur puissante ramure et protègent du soleil le touriste fatigué qui vient se délasser auprès d’une cascade splendide, due sans doute aux grandes eaux d’autrefois. En face de la grotte, sur le plateau, se trouve le village de Crançot, qui joua aussi un grand rôle du temps de la domination romaine. Ses habitants avaient jadis une vénération profonde pour une source des environs qui guérissait les maladies d’yeux. L’usage voulait aussi qu’ils allassent en pèlerinage sur le rocher de saint Aldegrin, pour demander pardon de leurs péchés, et lancer une pierre au fond de la vallée, afin de jeter en même temps le fardeau de leur conscience. Cette coutume avait son origine, croit-on, dans des superstitions païennes. Quoi qu’il en soit, il est fort heureux, pour les excursionnistes se promenant au fond de l’hémicycle de Baume, que cet usage soit aboli, vu le nombre des pécheurs. C’est au-dessus d’une sorte de plateau d’alluvions que la grotte s’ouvre dans les flancs mêmes de la montagne qui forme le plateau de Sermu. L’entrée de la caverne est grandiose. Le rocher calcaire semble d’une seule masse, et s’élève à une hauteur vertigineuse. Largement concave, il forme une arcade puissante, digne vestibule d’une grotte superbe. Une échelle de fer de 7 mètres permet l’accès au trou ovale qui s’enfonce sous le plateau. Cette grotte est due, comme nous l’avons vu, aux bouleversements géologiques de l’écorce terrestre. Toutes ces failles, ces cavités, ont été utilisées par les eaux du plateau ; celles-ci, s’infiltrant lentement, forment des rivières et des lacs souterrains, qui ont pour fond Îles marnes liasiques du jurassique inférieur. L’eau, s’accumulant, finit par gagner l’extérieur, soit par des fissures impraticables à l’homme, soit par de larges orifices comme à Baume, en temps de grandes eaux.

Le dimanche 6 août, après un copieux déjeuner, Pavie, Barreau, un jeune agriculteur du pays nommé Ponsard, que nous avions pris comme aide, et moi, nous pénétrâmes, vers midi, dans la montagne. Grandes étaient notre impatience et notre émotion. Tout l’hiver, en effet, nous n’avions parlé que de notre future exploration et de ce que nous espérions trouver. Ponsard surtout, qui n’avait jamais vu de caverne, était surexcité au plus haut degré, et nous avions toutes les peines du monde à le faire rester à nos côtés. Les mauvais présages des gens du pays : « N’y allez pas ! Il y a des gouffres, des tourbillons ; vous n’en reviendrez pas ! » etc., ne l’effrayèrent nullement. Nous savions, en entrant, que la grotte comporte deux galeries, l’une allant à droite, l’autre à gauche. Après avoir parcouru le couloir d’entrée, long de 65 mètres, haut de 6 mètres, large de 2 mètres, et se dirigeant vers le nord-ouest, nous arrivons à la « salle du Carrefour », haute de 20 mètres, à l’entrée de laquelle nous déposons le gros de notre bagage (voir le plan ci-dessous). Les chauves-souris accrochées à la voûte font un bruit assourdissant, et le guano qui recouvre le sol dégage une odeur nauséabonde. Pendant que nous brûlons du magnésium, et que je lève le plan, Pavie reconnaît les deux branches, et nous décidons d’en finir tout de suite avec la branche gauche (sud), connue presque en entier et de beaucoup la plus courte, paraît-il.

Une sorte de couloir bas de plafond nous conduit à une salle haute de 20 mètres, et de faible étendue. On a prétendu que cette salle servait de réservoir en temps de grandes eaux : c’est absolument impossible. Le bruit d’une puissante cascade nous attire vivement vers l’extrémité de la salle, où nous trouvons une galerie se dirigeant vers Le sud-est. Nous descendons et montons trois pentes faciles, variant de 1 m. 50 à 2 m. 50 de hauteur. Le plafond est bas, le sol complètement déchiqueté par les eaux. Le couloir que nous suivons tourne brusquement à droite, puis, s’inclinant légèrement à gauche, nous laisse voir une jolie cascade haute de 3 m. 50 environ, qui vient du sud-ouest. Nous nous trouvons alors à 170 mètres de l’entrée. Pendant que j’achève de relever le plan, Pavie, Barreau et Ponsard vont reconnaître la rivière formée par la cascade. L’eau s’étale en nappe mince dans une galerie large de 4 mètres, Faisant face à la chute, je remarque un couloir à ma droite ; le magnésium m’en montre l’extrémité, c’est un cul-de-sac. L’eau scintille sous les rayons du magnésium, et la cascade, blanche d’écume, produit un effet charmant. Quelques instants après, Barreau revient m’annoncer que la rivière se dirige vers l’est, c’est-à-dire vers l’hémicycle de Baume, pendant 30 mètres environ, et s’engouffre dans une fissure impraticable allant vers Le nord-est. C’est évidemment fa source qui jaillit de sous une roche à 40 mètres au sud de l’entrée de la grotte. Pendant que Barreau et Ponsard explorent une branche qui semble rejoindre celle par laquelle nous sommes arrivés, Pavie et moi nous escaladons, non sans peine, la cascade, au-dessus de laquelle surplombe une énorme roche. En haut s’ouvrent deux galeries se terminant en cul-de-sac.

L’une d’elles contient de l’eau profonde qui est le réservoir de la cascade. Cette galerie, haute de plafond, mesure 30 mètres de long sur 2 mètres de large. En redescendant la cascade, Pavie glisse et prend un véritable bain de siège, sans toutefois se faire de mal. Nous retrouvons Barreau au pied de la cascade, où il nous attend avec inquiétude depuis plus d’une demi-heure. Il confirme notre première supposition relative à la galerie à sec qu’il vient d’explorer. La branche sud-est finie, nous avons parcouru environ 250 mètres ; il est 2 heures passées, il nous reste la branche nord à explorer. Aussi nous hâtons-nous de regagner la salle du Carrefour. Pas si vite que nous le désirons cependant, car ayant oublié de marquer sur mon plan, en venant, un certain cul-de-sac, nous restons perdus quelques instants. Nous retrouvons la « salle du Carrefour » pleine de visiteurs que notre exploration à attirés. Les fusées tirées contre les chauves-souris et les feux de Bengale ne chôment guère ; aussi la fumée est-elle suffocante. Voilà ce que nous défendrons si nous découvrons quelque merveille à stalactites.

Fuyant vite tout ce monde bruyant et cette fumée aveuglante, nous nous enfonçons dans la branche droite, c’est-à-dire nord. Nous traversons sans encombre pendant 60 mètres une série de fuseaux, larges en moyenne de 3 à 5 mètres, longs de 10 à 15, hauts de 15 à 20, et séparés par plusieurs tunnels dont le dernier est long de 10 mètres, large de 7 et haut de 60 à 70 centimètres. Brusquement, et presque à angle droit, la galerie tourne à gauche ; la voûte s’élève à une grande hauteur. C’est ici que commence ce que les gens du pays appellent « le Lac ». Les eaux, très basses cette année, nous laissent voir une petite surface liquide.

La galerie tourne à droite, et forme une salle, d’une trentaine de mètres de long sur 10 mètres de large, sans cristallisations. Disons en passant que jusqu’ici nous n’avons rencontré ni stalactites ni stalagmites. Pavie s’en va à la découverte ; pendant ce temps je continue de tracer mes parallèles. Bientôt Ponsard s’impatiente et nous dit, avec son accent paysan inénarrable : « Ah ! j’voudrais ben y vouair (voir), moi ; j’voudrais ben y vouair aussi ». Et, sur ce, sans plus me demander la permission, voilà mon Ponsard parti de l’autre côté du lac pour explorer un trou quelconque qu’il vient d’apercevoir. Je lui crie de revenir, qu’il ne sait pas nager, et qu’il risque de se noyer. Peine perdue, mon homme saute de roche en roche et… brusquement il glisse et tombe dans le lac, avec un fracas épouvantable. Dire l’angoisse qui nous étreint, Barreau et moi, n’y voyant presque pas avec nos bougies, est impossible. Nous n’avions, bien à tort, rien avec nous, ni corde, ni échelles, et l’eau était profonde. Soudain un rire éclate, et aussitôt : « C’est rien, c’est mon pied qu’a manqué ». En attendant, mon Ponsard a bien failli y rester, et ce n’est que grâce à une roche qui s’est trouvée sous sa main qu’il a pu en sortir. Ceci me rappelle un épisode de notre exploration de la source des Douzes (gorges de la Jonte, dans la Lozère, près de la grotte de Dargilan) l’été de 1890. La source des Douzes est la réapparition (cela est démontré aujourd’hui) de la Joute engloutie par plusieurs crevasses situées dans son lit, un certain nombre de kilomètres en amont.

Dans le feu de l’exploration, nous avions eu besoin d’une pioche pour déblayer un certain passage qui devait, selon nous, nous conduire à des merveilles. Or cette pioche aval été oubliée à l’extérieur. Je laisse donc mes compagnons fureter dans les différentes avenues qui nous entourent, pour aller la chercher. Franchissant un long dédale de couloirs, j’arrive au sommet de l’échelle démontable qui nous avait permis d’escalader une muraille haute de 6 mètres au pied de laquelle s’étend un lac très profond et assez considérable.

Le bateau de toile est vite démarré du pied de l’échelle, et me voilà naviguant tranquillement vers l’autre bord. Tout va bien jusqu’au moment de débarquer. À cet instant le bateau échoue sur un rocher et refuse d’accoster. Je me lève à une extrémité de la barque, pour la dégager, mais mal m’en prend, car, ayant négligé de fixer le plancher au fond du bateau, celui-ci se soulève par le milieu, l’avant où je me trouve s’enfonce sous mon poids, l’eau s’engouffre par-dessus bord, et en une seconde je suis précipité dans le lac avec mon unique lumière, Quoique bon nageur, la situation, dans cette profonde obscurité, dans cette eau glaciale, loin de tout secours, était fort peu agréable. J’ai passé là un vilain moment. Mais, par un grand hasard, je réussis presque aussitôt à saisir d’une main une roche pointue qui s’avançait dans le lac. Me hissant rapidement hors de l’eau et gagnant à tâtons le couloir d’entrée, je trouvai bientôt le jour et m’en fus chercher de la lumière à l’extérieur. Je sortis de la grotte comme un fou, paraît-il, car un jeune berger qui gardait ses moutons près de la grotte, et qui ne nous avait pas vus entrer, se sauva à toutes jambes.

Il me prit sans doute pour le diable ; une légende veut, en effet, que celui-ci ait été vu un jour regagnant l’enfer par cette porte. (Dans les Causses, toutes les ouvertures de ce genre conduisent en enfer.) Me munissant d’une longue gaule et d’une lumière, je rentrai sous terre à la recherche du bateau. Revenu au bord du lac, je m’entendis héler par des voix lointaines. C’étaient mes amis, qui, inquiets de ma longue absence, arrivaient à ma recherche. Éclairé ainsi des deux côtés, le lac nous permit de voir le bateau loin des rivages. L’un de mes amis se mit aussitôt à l’eau, et me ramena l’esquif volage. Lorsque nous fûmes de nouveau tous réunis, j’appris que, pendant mon naufrage, Pavie s’était aventuré trop loin à plat ventre dans un étroit passage, que la terre meuble l’entourant s’était effondrée sur lui et que l’on avait eu toutes les peines du monde à le dégager du trou. « Il me sembla, dit-il, que la montagne s’écroulait lentement sur moi. Pris de tous côtés par des bouts de stalactites qui s’accrochaient à mes vêtements, ne pouvant ni avancer ni reculer, la respiration commençait à me manquer, et si l’on ne m’eût arraché par les pieds de cette lugubre position, je crois que j’y serais resté. »

Ces diverses émotions ne ralentirent guère notre ardeur, et nous continuâmes notre exploration si malencontreusement interrompue. Comme les Douzes ne renfermaient rien de particulier, nous fûmes bientôt sortis et assis autour du repas du jour, discutant joyeusement, à l’ombre des noyers, les péripéties du voyage. Si l’exploration souterraine a ses peines et ses dangers, elle a aussi ses heures de charme et de poésie.

Mais, après cette longue digression, revenons à notre ami Ponsard.

Cet homme a la bravoure poussée jusqu’à la témérité que donne l’ignorance du danger. Il pousse son excursion jusqu’au bout, constate qu’un cul-de-sac remplace la merveille qu’il était sûr de trouver, et nous revient trempé jusqu’aux os. Pendant tout ce temps, Pavie nous appelait d’une voix lointaine et peu rassurée. Nous avançons, et le rejoignons à l’extrémité de la salle. Grimpé dans un étroit boyau où il n’avait rien trouvé, et ne pouvant s’éclairer par derrière pour redescendre, il ne savait où poser ses pieds. « J’ai eu un moment d’inquiétude », nous déclara-t-il.

À l’extrémité de la « salle du Lac », la galerie tourne encore une fois, brusquement, à gauche, et forme une belle avenue large de 6 à 8 mètres, haute de 30, où l’adjudicataire a posé une passerelle ; autrement on enfoncerait dans l’argile jusqu’aux genoux. La galerie continue vers le nord-ouest, en se repliant une multitude de fois sur elle-même, et en se rétrécissant parfois jusqu’à n’avoir plus que 50 centimètres de large, formant ainsi de nombreux passages désagréables aux personnes douées de quelque embonpoint. Des échelles permettent d’escalader Les endroits difficiles. Les stalactites font leur apparition. L’une d’elles prend la forme d’un superbe parasol admirablement découpé et ciselé. Incontinent nous donnons à la galerie le nom de « galerie du Parasol Chinois ». À 330 mètres environ de l’entrée de la grotte, nous arrivons à la partie inconnue de cette branche où se trouvaient, selon les paysans, les gouffres, etc., qui devaient nous engloutir. La galerie est pleine d’eau, et il nous faut entrer dans l’onde limpide jusqu’à mi-cuisse. De l’autre côté, une grève argileuse, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, nous conduit à un lac profond de 4 mètres. La galerie tourne à droite, à angle droit, puis, 5 mètres plus loin, elle reprend de nouveau la direction primitive. Ici il nous faut le bateau. Il est tard et l’heure du dîner a sonné. Quel dommage de ne pouvoir continuer aujourd’hui ! Au retour, dans la galerie du Lac, à 225 mètres de l’entrée, Barreau remarque, à gauche, se dirigeant vers le nord, une large fente qui ressemble fort à un cul-de-sac. Fatigués, nous hésitons à descendre de la passerelle pour nous enfoncer dans l’argile. Enfin, voulant être consciencieux tout de suite, et sur l’insistance de Barreau, nous sautons tous ensemble dans la vase, où nous enfonçons immédiatement jusqu’aux genoux, et c’est avec toutes les peines du monde que nous gagnons l’extrémité du cul-de-sac. Heureuse idée de Barreau, d’avoir insisté ! Nous trouvons au bas de la fente une petite arcade sous laquelle nous pouvons juste passer. De l’autre côté, la voûte s’élève subitement à 20 ou 30 mètres comme dans les salles précédentes. Nous nous trouvons dans une sorte de couloir plein de culs-de-sac. L’argile, ô misère ! continue de nous gêner beaucoup, et ce n’est rien à côté de ce que nous allons trouver plus loin. Nous tombons dans une petite salle qui n’a guère plus de 12 mètres de large, sur autant de long. De tous côtés la muraille semble fermée. Serait-ce la fin ? Cherchons bien. Toujours rien ! Nous sommes tous désolés, malgré notre fatigue. Soudain, levant Les yeux vers la voûte, pour en estimer la hauteur, j’aperçois dans la paroi nord, à 8 ou 10 mètres d’élévation, une immense fente, toute noire, qui semble se prolonger. Nul doute, cela va plus loin. Aussi je crie plein de joie à Pavie, qui est au pied même de la muraille : « Viens voir l’énorme faille là-haut ! viens vite ! » Pour toute réponse : « Laisse-la donc tranquille, ta faille, et viens me sortir d’ici, j’étouffe ». Pauvre Pavie ! il est dans une triste position ! Enfoncé dans l’argile jusqu’aux hanches, il se démène comme un diable, sans pouvoir en sortir. Ne voulant pas qu’il soit enterré à la façon des esclaves rebelles dans le Sahara, je me porte à son secours, avec Barreau et Ponsard. Ceux-ci prennent du mauvais côté, leurs pieds enfoncent de plus en plus avec un sifflement particulier. Bientôt leurs bougies vacillent, j’entends un floc sonore, et je vois mes deux camarades à plat ventre dans la glaise. Leurs mains, vêtements, figures, tout est couvert d’argile. Pendant ce temps, Pavie gesticule toujours au fond de son trou. N’était notre position critique (toutes les bougies, excepté la mienne, sont éteintes), la scène serait d’un comique irrésistible. Enfin, par des prodiges de patience et de persévérance, nous réussissons à sortir de cet endroit malencontreux, et nous gagnons aussitôt la sortie, avec la ferme intention de revenir demain, à l’aurore, pour voir la fin de la nouvelle galerie.

LE PARASOL[6].

Plus de deux cents personnes nous attendent à l’entrée de la grotte. Dire le succès que nous avons dans nos costumes grotesques est chose impossible. Toute la musique du bourg de Champagnole est là ; aussi la vallée est-elle remplie d’harmonies qu’un accueil si flatteur nous fait trouver exquises.

Nous laissons penser au lecteur quelle nuit pleine d’anxiété fut la nôtre. Allions-nous trouver un nouveau Dargilan[7], ou tout simplement un abominable cul-de-sac, comme les grottes en réservent si fréquemment à ceux qui cherchent à lever le voile mystérieux qui cache tant de merveilles de la nature ? C’était là l’inconnu, avec toutes les angoisses de l’attente.

Séduit par notre enthousiasme, M. Voisin, notre très aimable et très obligeant aubergiste, nous avait demandé la permission de nous accompagner, et nous l’avions agréé aussitôt avec le plus grand plaisir.

À peine l’aurore s’annonçait-elle depuis quelques instants, que nous quittions tous trois l’auberge de Baume, pour retourner à la grotte. Accompagnés de M. Voisin, et munis cette fois de 50 mètres de corde et d’une échelle démontable de 10 mètres, nous nous rendons aussitôt, en évitant prudemment l’endroit argileux si néfaste, au pied de la muraille au-dessus de laquelle j’avais remarqué la nouvelle galerie. Dressant 2 mètres d’échelle, et nous aidant des mains et des pieds, nous escaladons une première muraille, haute de 4 mètres, au sommet de laquelle nous trouvons une étroite corniche qui nous conduit au pied d’une deuxième muraille. Celle-ci, en forme de faille, nous laisse établir commodément 4 mètres d’échelle, qui nous permettent de gravir environ 5 mètres de montée. En haut de l’échelle, une énorme roche mal attachée manque de tomber sur Voisin. Heureusement l’un de nous a le temps de la retenir. L’échelle libre, nous faisons faire le plongeon à la roche. Elle tombe de 9 mètres dans l’endroit où Pavie s’était embourbé hier. Le fracas qu’elle fait se répercute au loin dans la montagne. La galerie continue droit au nord, haute de 30 mètres, large de 5 mètres. Au bout de 8 mètres, nous redescendons 2 mètres, puis nous trouvons une nouvelle descente, à pic cette fois. Le magnésium nous montre le fond à 2 mètres seulement plus bas. Il y a, nous semble-t-il, un petit lac de peu de profondeur, dans lequel nous sommes forcés de poser notre échelle. En descendant, le pauvre Voisin, que la guigne semble poursuivre, embarrassé dans des cordages qu’il porte, manque de tomber à la renverse dans le lac, ce qui lui eût valu un bain dans de l’eau à 9 degrés. Nous franchissons le lac, large de quelques mètres. La galerie monte légèrement, et, au bout de 25 mètres environ, nous arrivons à un énorme rocher au-dessous duquel nous trouvons le vide complet. Le fond est à 10 mètres plus bas, et la descente est à pic. En bas, les stalactites sont en nombre, et la galerie, haute de 40 mètres, large de 6 mètres, paraît se prolonger au loin. Tout au fond on aperçoit une sorte d’arcade. Nous regardons nos montres : il y a déjà cinq heures que nous sommes sous terre ; il est midi, nous décidons de sortir pour reprendre quelques forces et de revenir à la charge l’après-midi.

ESCALADE DE LA GRANDE MURAILLE. — DESSIN DE JOUAS, GRAVÉ PAR RUFFE.

Vers 3 heures, renforcés de MM. Favier et Camus, que nos récits ont éblouis, nous nous retrouvons en haut de la descente que nous n’avions fait qu’entrevoir le matin.

Pendant que j’organise le matériel, Pavie s’empare bravement d’une corde pour se faire descendre. Ici je lui laisse la plume pour raconter l’impression qu’il ressentit :

« Après m’avoir fait de sages recommandations, Renauld attache à une des ceintures dont nous sommes munis une extrémité d’un rouleau de corde de 25 mètres, dont il fixe l’autre bout à une énorme roche en pointe. Appuyant les pieds contre la paroi, je me laisse glisser lentement dans l’abîme, tandis que Renauld et nos compagnons lâchent la corde avec prudence. Pendant 4 mètres, aucune difficulté : la roche, quoique verticale, me permet de m’accrocher aux aspérités. Soudain mes pieds manquent d’appui, et je viens me heurter violemment la poitrine et les jambes contre le rocher, en même temps que mes mains se prennent entre la corde et la muraille. Pendant quelques secondes, étourdi par la douleur, je me demande si ma dernière heure n’a pas sonné. Criant aussitôt à Renauld de lâcher rapidement, je réussis, tout meurtri, à me dégager, et à prendre pied quelques mètres plus bas. Je me rends compte alors seulement de ce qui s’était passé. La roche fait un coude brusque, pour engendrer une sorte de grotte remplie de stalactites. C’est égal, nous ne redescendrons plus avec une seule corde ; c’est trop désagréable.

« M’avançant avec prudence, toujours vers le nord, de toutes parts je vois une foule de stalactites et de stalagmites. La galerie, longue de 40 mètres, présente à son extrémité une arcade sous laquelle je pénètre. Un spectacle éblouissant se présente à mes veux. Mille scintillements de paillettes cristallisées me font pousser des cris de joie : « Venez vite, mes amis ! criai-je, dépêchez-vous ! c’est splendide ! Bravo ! bravo ! » Ce disant, je retourne à l’endroit où j’ai quitté la corde, et je crie à Renauld et à nos compagnons en haut de leur observatoire de descendre les échelles. »

LA DESCENTE DANS LA SALLE DU CATAFALQUE[8].

Excité au plus haut degré par les cris de joie de Pavie qui se promène en bas, en gesticulant avec sa bougie minuscule, je retourne rapidement, avec Voisin et Camus, chercher toutes les échelles. Au bout d’une demi-heure, l’échelle est prête, et nous la descendons avec précaution. Elle n’est pas tout à fait assez longue, car nous n’en avons mis que 8 mètres, et la descente a bien 10 mètres. Cela ne nous gêne guère, et nous voilà en quelques instants auprès de Pavie. Le magnésium nous laisse admirer une grandiose galerie haute de 50 mètres, large de 6 et longue de 40. Du côté de l’échelle descend une énorme roche, toute recouverte de carbonate de chaux, qui affecte la forme d’un immense dais tout ciselé. À la partie inférieure, de petites stalactites pendent au-dessus d’un trou profond plein d’eau, qui en temps de grandes eaux sert de déversoir à la salle. Quelques bougies brûlent encore en haut de l’échelle sur l’énorme rocher qui surplombe. C’est saisissant ! Nous portant vers l’autre extrémité de la galerie, nous voyons la voûte descendre brusquement de 40 mètres pour former une arcade, au-dessous de laquelle nous passons. De l’autre côté, un spectacle sublime nous attend : une salle plutôt petite que grande (9 mètres sur 13 mètres) ; sur le côté droit, un énorme bloc de calcaire s’est détaché du plafond, qui a repris sa hauteur de 50 mètres ; tout recouvert de cristaux de carbonate de chaux, il est d’une blancheur immaculée, et le magnésium le fait briller comme l’intérieur d’un diamant. Tout à côté, une autre roche beaucoup plus petite affecte la forme d’un superbe bouquet : « Le Catafalque ! » crions-nous ; et, nous précipitant à l’autre extrémité de la salle, nous trouvons deux énormes fentes opposées l’une à l’autre, en forme de fuseaux, d’où descendent en pente, de la voûte, deux masses splendides de carbonate cristallisé, semblables à deux petits glaciers. La muraille nord est couverte de stalactites découpées à jour. Le magnésium brûle de tous côtés et nous inonde de scintillements sans nombre. Tous, nous restons saisis devant un spectacle inoubliable. « Une salle de Dargilan ! » crions-nous tous en même temps ; et nous exécutons, sur l’argile et sur les rebords stalagmitiques des flaques d’eau, une ronde échevelée dont nous nous souviendrons toujours.

De l’autre côté des stalactites découpées à jour, nous trouvons une dernière petite salle, longue de 8 à 9 mètres, large de 2 mètres, haute de 5 à 6 mètres, dont le plafond est remarquable. La voûte est découpée en une infinité d’arêtes qui semblent avoir été taillées de main d’homme. Le magnésium fait ressortir de l’autre côté de la muraille, dans l’autre salle, les stalactites ajourées. C’est splendide ! Nous cherchons une issue de tous côtés, sans succès. Cette fois-ci c’est bien la fin, fin que nous ne regrettons pourtant ni les uns ni les autres, car nous avons été amplement payés de nos peines. J’achève aussitôt le plan. Nous sommes à 350 mètres, pas plus, de l’entrée, alors que Voisin était persuadé qu’il y avait près d’un kilomètre. Nous procédons ensuite à un éclairage monstre, pour photographier. Rien n’est plus émouvant que de voir apparaître brusquement toutes ces masses stalagmitiques à la lueur d’un éclair de magnésium. Nul spectacle n’est mieux fait, en vérité, pour produire le saisissement ; on reste stupéfait devant la grandeur des choses enfantées par la nature.

Notre retour s’effectue sans encombre, et ce jour-là nous dînons à minuit passé. À 2 heures du matin, nous étions encore en train de vider, en l’honneur de la grotte de Baume, les bouteilles de vieux vin que nous avaient offertes gracieusement nos charmants hôteliers Voisin et Favier.

Le lendemain, 8 août, vers 8 heures du matin, nous rentrions dans la grotte, pour terminer l’exploration de la partie où nous avions été arrêtés par l’eau. Après deux heures de dur portage, nous nous retrouvons tous les six au bord du lac, avec le bateau de toile démontable. Nous procédons au montage de celui-ci, et, sans plus tarder, nous nous embarquons, Pavie et moi, sur l’onde limpide à la recherche de l’inconnu. Il est convenu que, si nous découvrons quelque merveille, nous reviendrons chercher nos compagnons qui nous attendent sur la grève. Nous franchissons avec assez de difficulté les deux coudes dont j’ai déjà parlé. L’eau, profonde de 4 mètres, est sans courant. Une galerie large de 4 à 6 mètres, haute de 40 mètres, continue droit devant nous vers le nord-ouest. De splendides pendeloques de carbonate descendant jusqu’à fleur d’eau nous entourent de chaque côté. Le magnésium nous inonde de clarté, et nous nous laissons aller, comme l’a dit si bien notre ami Martel, à la nostalgie des grottes.

Sortant de notre extase, nous usons de nouveau de la pagaie, et débarquons bientôt sur une bande argileuse de quelques mètres. Nous traînons le bateau de l’autre côté, où nous retrouvons l’eau sous la forme d’un joli petit bassin profond, qui semble sans issue. Je retourne chercher nos compagnons, et, bientôt après, nous nous trouvons tous les six sur les bords du petit bassin, Pavie, enchanté, vient pendant ce temps de découvrir une ouverture sur la gauche. C’est une sorte d’arcade au ras de l’eau. Le bateau passera-t-il ? Nous nous rembarquons, Pavie et moi, et nous dirigeons vers le trou. Le bateau est trop haut et ne peut passer. Nous couchant alors au fond de notre frêle barque, nous l’enfonçons de 10 centimètres dans l’eau, en poussant avec nos mains contre le plafond rocheux. Nous passons en raclant fortement le calcaire. Gare au retour si l’eau monte ! Pas plus que nos amis Martel et Gaupillat, qui ont, au cours de leurs nombreuses explorations, rencontré des passages semblables, nous ne songeons à reculer. La « fièvre » des grottes ne connaît aucun obstacle. Laissant nos braves amis de l’autre côté de la muraille, nous continuons notre navigation dans une galerie parallèle à la première, aussi haute et de même largeur. Nous sortons encore une fois du bateau, pour le traîner sur l’argile. De l’autre côté, encore de l’eau ; mais les parois de la galerie se rapprochent tellement, que le bateau, même sur le flanc, refuse de passer. Avançant alors jambes et bras en croix, nous allons constater à quelques mètres plus loin la fin de la galerie, qui se termine en cul-de-sac ; l’eau arrive par un siphon où jamais l’homme ne pourra se glisser. Hélas ! c’est bien la fin ! Nous sommes désolés de n’avoir pas découvert quelque nouveau Padirac, et nous avons de la peine à nous résoudre au retour. La fin de la nouvelle galerie (branche nord-ouest) se trouve à 545 mètres de l’entrée, ce qui porte le total des ramifications de la grotte à 1 080 mètres.

GALERIE DU PARASOL[9].

Rejoignant nos amis, nous procédons à une splendide illumination, pour admirer encore une fois cette belle galerie que nous ne reverrons plus. La voûte atteint une hauteur prodigieuse. Avec six fils de magnésium brûlant à la fois, et, en outre, des éclairs d’une très grande puissance, il nous est absolument impossible de la voir. C’est vertigineux ! Peut-être est-ce un aven, ou entonnoir, communiquant avec le plateau. C’est ce que nous approfondirons l’année prochaine.

GALERIE DE LA VOÛTE INVISIBLE. — DESSIN DE JOUAS, GRAVÉ PAR BAZIN.

Le retour est marqué par un léger incident. Comme il nous fallait faire deux voyages avec le bateau, au premier je transporte Pavie, Barreau et Voisin. Pavie, en pagayant trop violemment, fait échouer le bateau sur le rocher, qui fait un énorme trou dans la toile. L’eau entre à flots. Nous bouchons vivement avec un vieux chapeau de feutre, et terminons sans autre accident notre navigation mouvementée. Je retourne aussitôt chercher Favier et Camus, en me gardant bien de leur dire que le bateau est percé, car ils ne savent nager ni l’un ni l’autre. Favier me fait bien remarquer, d’un air peu rassuré, que le bateau est à moitié plein d’eau ; mais je réponds imperturbablement que ce n’est rien, que cela rafraîchit les jambes, et que c’est de l’eau des voûtes. Sur quoi il me répond qu’il n’aurait jamais pensé que les gouttes d’eau tombassent aussi dru. Je le crois sans peine.

Lorsque nous sortîmes de la grotte, le soleil était déjà bien bas ; il était 4 heures passées. Nous trouvâmes à l’entrée, au pied même de l’échelle, Mmes Voisin et Camus en pleurs, persuadées que nous étions tombés tous les six dans quelque gouffre épouvantable.

Le soir même, en mesurant quelques longueurs à l’entrée de la grotte, nous constatons que le débit de la source de la Seille, qui sourd de dessous une roche plate, à 40 mètres au sud de l’entrée de la grotte, est bien plus faible que celui de la cascade dans la grotte. Ceci expliquerait l’origine des deux ou trois petites sources qui jaillissent du fond du lit de la Seille, à une centaine de mètres plus bas.

ENTRÉE LE LA GROTTE DE BAUME[10].

Presque toute l’hydrologie interne des plateaux du Jura semble être résumée dans la grotte de Baume. Comme MM. Martel et Gaupillat, nulle part nous n’avons trouvé de ces immenses lacs qui donneraient, selon quelques-uns, leur caractère de pérennité si remarquable aux grandes sources vauclusiennes. Partout ce sont de petits canaux qui percent la masse calcaire, qui se réunissent par deux, trois ou plus, et trouvent une faille un peu grande permettant à l’eau de former une petite rivière. De-ci de-là, l’eau remplit quelques vasques qu’elle rencontre. Ces vasques ou dépressions, presque toutes de petites dimensions, se déversent par débordement, restent pleines même pendant les plus grandes sécheresses.

Le siphon, aussi, joue un grand rôle dans ces grottes. À Baume, nous en avons rencontré au moins trois : celui du réservoir de la cascade, celui de la branche de la rivière, et enfin celui qui va de la salle du Catafalque à la salle de la première muraille. Ce dernier siphon prend naissance sous le dais, passe sous la partie que nous avons franchie à l’aide de nos échelles, et va ressortir à l’endroit où Pavie s’est embourbé si profondément. C’est par là que se déversent les eaux d’infiltration de la salle du Catafalque en temps de grandes eaux.

Il n’est guère probable qu’on trouve des ossements dans la grotte de Baume ; son caractère n’y prête guère. Seulement on y rencontre en abondance des squelettes de… chauves-souris et du guano.

La grotte est intéressante, cependant, pour le touriste. Certes ce n’est ni un Adelsberg[11], ni un Dargilan, mais elle contient une salle facilement accessible (aujourd’hui qu’elle est aménagée), qui est une merveille en son genre. La partie nord-ouest de la grande branche est aussi très belle, mais elle restera impraticable aux visiteurs. Souhaitons que les touristes se montrent respectueux de ces merveilles, et que les torches, les fusées et les feux de Bengale restent toujours bannis de ces lieux.

Qu’il me soit permis, en terminant, de remercier, au nom de mes amis Pavie et Barreau comme au mien, tous ceux qui ont bien voulu nous aider dans notre exploration, et particulièrement MM. Oudet, Voisin et Favier, qui nous ont reçus d’une façon si aimable.

Les 12 et 13 octobre, me rendant en Suisse, je me suis de nouveau arrêté à Baume pour prendre d’autres photographies de la salle du Catafalque, celles du mois d’août étant loin de nous satisfaire.

À mon arrivée à Baume, Voisin m’annonce qu’il a beaucoup plu, que les eaux sont grandes, et qu’il craint que nous ne puissions entrer dans la grotte.

Prenant à peine le temps de changer de vêtements, je saute en voiture avec mon hôte, et nous voilà partis vers cet admirable hémicycle au fond duquel se trouve notre caverne. Il fait un temps radieux, et le soleil darde ses chauds rayons dans les moindres recoins des rochers. Les arbres sont déjà multicolores, et la légère brise qui les fait frissonner nous apporte, par bouffées, les grisantes senteurs de l’automne. Un majestueux silence enveloppe la vallée et rend encore plus imposant ce merveilleux « bout du monde ».

La grande cascade, au pied de la grotte, est splendide. À sec au mois d’août, elle déverse aujourd’hui des torrents d’eau. Blanches d’écume et enveloppées d’un fin brouillard de poussière d’eau, les roches calcaires, déchiquetées, qui la forment, sont de toute beauté. La grotte elle-même vomit des flots impétueux qui tombent avec violence par-dessus l’échelle, et vont s’engouffrer entre deux énormes rochers situés plus bas. Décidément il est impossible d’entrer revoir le Catafalque. Mais Voisin me rassure un peu en me disant que, « comme il y a déjà trois jours qu’il ne pleut plus, les eaux peuvent baisser beaucoup en une nuit ». En attendant, nous décidons d’aller explorer une grotte qui se trouve au fond de l’hémicycle tout en haut, à une cinquantaine de mètres au-dessous de la partie supérieure du plateau. La vue, de ce point, est splendide. On découvre out l’hémicycle de Baume et, dans le lointain, le village lui-même, avec sa vieille abbaye.

La caverne où nous nous trouvons a été jadis habitée, aux temps préhistoriques. On y a trouvé, il y a quelques années, de nombreux ossements fort intéressants. Au point de vue « grottologique », l’intérêt est moindre ; car, tout au fond, on trouve une sorte de cheminée qui monte pendant quelques mètres, puis se ferme brusquement et arrête le visiteur.

GROTTE DES OSSEMENTS[12].

À droite de cette caverne, dont l’entrée ne mesure pas moins de 15 mètres de largeur sur 6 mètres de hauteur, se trouve dans une anfractuosité du rocher ce que l’on nomme les « Échelles de Crançot ». Ces « échelles » ne sont autre chose que des degrés de pierre taillés à main d’homme dans la roche et conduisant en lacets sur le plateau. C’est le seul moyen de communiquer, sans faire un immense détour, de la vallée de la Seille avec le plateau et ses villages et en particulier avec Crançot.

Gravissant ces marches antiques, nous arrivons, Voisin et moi, sur le plateau et cherchons à nous rendre compte du mode d’alimentation du Dard.

Un grand nombre de sources jurassiques sortent sur des assises marneuses ordinaires, mais beaucoup aussi, et parmi elles presque toutes celles des rivières principales (Loue, Lison, Cuisance, Dard), sortent des fissures, le plus souvent très vastes, comme dans la grotte de Baume, du jurassique inférieur par des échancrures plus ou moins larges du plateau, perpendiculaires à sa direction générale et dues, comme nous le savons, à des brisures transversales qui ont laissé au relevé de chaque côte les strates à la même hauteur. « Généralement, près du cirque abrupt qui forme le fond de chaque échancrure des plateaux aboutit, dans un de ses côtés, la direction d’une faille, c’est-à-dire d’une brisure qui, agissant inégalement des deux côtés, a exalté des couches géologiques inférieures au niveau et même au-dessus de celles des étages supérieurs. On conçoit que ces deux sortes de soulèvements, surtout la dernière, ont dû créer des vides continus entre les couches relevées en sens contraire, également où inégalement, et que beaucoup subsistent encore sans solution de continuité, quoiqu’un certain nombre aient été remplies en totalité ou en partie par une déjection souterraine formée de blocs arrachés aux assises calcaires et enveloppés d’une gangue résultant peut-être d’un métamorphisme des marnes intérieures dissoutes par un liquide très chaud et acide. Ces vides sont accusés par des lignes d’entonnoirs ou d’enfoncements dans le prolongement de la direction des cavernes où naissent les rivières. »

Nous avons cherché à vérifier ces dernières affirmations. Selon ces vues, il devait y avoir une ligne d’entonnoirs se développant suivant une grande courbe et allant des sources de la Selle à celles de Revigny où nait la Vallière qui passe à Lons-le-Saumier. Cette ligne est très problématique ; il y a bien quelques entonnoirs, mais de là à être sûr qu’ils sont les soupiraux d’une même fente et que cette fente va des sources du Dard à celles de la Vallière, il y a loin. Enfin affirmer que les entonnoirs en question sont dans le prolongement de la direction de la grotte de Baume, nous paraît téméraire. Des trois branches de la caverne, celle du midi seule pourrait convenir à cette théorie. Elle peut certainement communiquer avec le plateau supérieur par un ou deux gouffres, mais il est à peu près certain qu’elle ne s’étend pas jusqu’à Revigny. Nous constatons l’existence de deux gouffres qui pourraient communiquer avec ladite galerie. Tous deux ils ne sont malheureusement praticables qu’aux eaux, qui y disparaissent par des fissures étroites et obstruées. Il faut donc renoncer à l’idée d’y descendre pour ressortir par la grotte de Baume. Bien souvent M. Martel a essayé cette traversée très intéressante dans d’autres grottes, mais jusqu’ici, à part le cas très différent et très remarquable de la rivière du Bonheur, dite Bramabiau, dans la Lozère, il n’a jamais pu y arriver, arrêté qu’il était, soit par des culs-de-sac dans l’infralias, soit par des éboulements considérables ayant fermé les passages probables de communication. Il n’y a pourtant pas lieu de se désespérer, les cavernes et les avens sont innombrables en France, et l’on peut encore trouver un de ces rares passages. Il y a d’autres gouffres, paraît-il, plus loin du bord du plateau, dans l’intérieur des terres, mais faute de temps nous renvoyons leur examen à l’année prochaine où, moins pressés, nous tâcherons d’éclairer un peu mieux cette question intéressante de l’hydrologie interne de la source de la Selle et de celle de la Vallière de Revigny.

Le 13 octobre, les eaux ayant baissé considérablement, nous décidons d’essayer de forcer cette passe nouvelle, en affrontant bravement la colonne liquide qui noie l’échelle et qui est encore très forte. Pour recevoir moins d’eau, nous appuyons l’échelle démontable, que j’ai apportée avec moi, un peu obliquement contre l’échelle de fer. M’enveloppant autant que possible de vêtements imperméables, je commence à monter. Bientôt l’eau tombe sur moi avec une telle violence que j’ai toutes les peines du monde à résister. Je réussis cependant à donner un vigoureux coup de jarret qui fait terriblement craquer l’échelle, à sortir ma tête de ce flot dangereux et à gagner enfin, mais mouillé comme un rat, l’entrée de la grotte. Une large planche, amenée de l’intérieur par les eaux, me sert, au bout d’un quart d’heure, à détourner un peu le torrent, et à le faire passer en partie derrière l’échelle, permettant ainsi à Voisin de monter, avec le bagage, sans se faire mouiller. Nous nous rendons aussitôt dans la branche du midi, pour voir comment fonctionne la source en temps de grandes eaux.

Nous trouvons la galerie de la cascade complètement envahie par les eaux ; la cascade elle-même n’existe plus, elle est noyée, l’eau montant en effet jusqu’au point D (voir le plan) qui se trouve bien au-dessus de la partie supérieure de la cascade. La sortie de la rivière est trop petite, les fissures aussi. L’eau, s’accumulant, remplit tous les couloirs jusqu’en a, où elle déborde, passe dans la galerie de l’entrée, et vient tomber sur l’échelle. L’immense réservoir ainsi constitué met l’eau sous pression à sa sortie en S, et la fait jaillir avec une grande violence. Ces galeries se remplissent si vite, en temps de grandes eaux, qu’il est impossible qu’il n’y ait pas une communication directe entre le plateau et la galerie de la Cascade, par un entonnoir, un gouffre quelconque. L’infiltration seule est impuissante à donner un tel résultat.

La galerie nord ne déverse pas la moindre goutte d’eau. Dans la salle du Lac, et dans la galerie du Lac, le niveau de l’eau s’est sans doute beaucoup élevé, toutefois sans empêcher la circulation. À la salle de la Découverte, l’eau atteint environ 50 centimètres au-dessus de l’argile. Malgré notre grand désir de revoir le Catafalque, nous n’avons pas le courage de retourner chercher les échelles à l’entrée, et de nous plonger, par le froid qu’il fait, jusqu’aux côtes dans cette eau et cette argile glaciales. Nous décidons d’attendre l’été prochain, et de ne photographier, pour l’instant, que la galerie du Parasol. L’eau ruisselle de tous côtés avec abondance ; aussi, puisque le lac ne déborde pas, il faut certainement qu’il y ait, au fond, des fissures qui lui donnent passage, ce qui expliquerait encore l’origine des nombreuses sources qui jaillissent à cette hauteur dans l’hémicycle de Baume.

En résumé, nous voyons dans la grotte de Baume l’exemple d’une de ces magnifiques sources jurassiques pérennes ayant deux déversoirs, l’un pour les eaux ordinaires, l’autre pour les grandes eaux. Été comme hiver, l’eau est fournie par la branche du sud, qui est alimentée par un ou plusieurs gouffres, et très certainement par infiltrations, quoiqu’on ne puisse en juger de visu. La branche septentrionale ainsi que celle du nord-ouest, alimentées seulement par infiltration, ne fournissent de l’eau au Dard que par des sources secondaires qui jaillissent bien en aval de la caverne et dans le lit même de la rivière.

Attendons maintenant l’été de 1894 pour continuer ces travaux intéressants sur la grottologie du Jura, et terminons en souhaitant que ces lignes donnent envie au lecteur de visiter « un beau coin de la France ».


Edmond Renauld,
Ingénieur-chimiste.


BAS DE LA GRANDE CASCADE[13].
  1. Voyage exécuté en 1893. — Texte et dessins inédits.
  2. Il y a dans l’église de Baume de bien belles œuvres, trop nombreuses pour que nous puissions les décrire ici. M. l’abbé Brune, curé de Baume, a fait au dernier Congrès des Sociétés savantes une très belle et très intéressante communication sur ces œuvres : Monographie des œuvres d’art de l’église de Baume.
  3. Gravure de Bocher, d’après une photographie..
  4. Il existe dans la falaise de Granges-sur-Baume une caverne ayant son entrée sur la vallée de la Seille et qui s’étend jusque sous l’église. Elle a une centaine de mètres de long, et a servi de refuge aux habitants pendant les guerres.
  5. Dessin de Boudier, d’après une photographie.
  6. Dessin de Riou, gravé par Privat.
  7. Dargilan : grotte merveilleuse située dans la Lozère, gorges de la Jonte, entre Mende et Millau, explorée en 1888-89 par nos amis MM. E.-A. Martel et M. Gaupillat. C’est la plus belle grotte de France.
  8. Dessin de G. Vuillier, gravé par Bazin.
  9. Dessin de G. Vuillier, gravé par Ruffe.
  10. Dessin de Boudier, d’après une photographie.
  11. Adelsberg, la plus belle et la plus vaste grotte actuellement connue en Europe. Elle est située en Autriche, près du village d’Adelsberg, dans la Carniole. M. Martel, envoyé en mission, y a découvert l’été dernier de nouvelles parties très importantes aux points de vue scientifique et pittoresque.
  12. Dessin de Taylor, gravé par Devos.
  13. Gravure de Bazin, d’après une photographie.