Barzaz Breiz/1846/Merlin-Barde/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Merlin-Barde



XI


MERLIN-BARDE.


( Dialecte de Cornouaille. )



I.


— Ma bonne grand’mère, écoutez-moi ; j’ai envie d’aller à la fête ;

A la fête, aux courses nouvelles que donne le roi.

— A la fête vous n’irez point, ni à celle-ci ni à aucune autre ;

Vous n’irez point à la fête nouvelle ; vous avez pleuré cette nuit ;

Vous n’irez point, s’il tient à moi ; vous avez pleuré en rêvant.

— Ma bonne petite mère, si vous m’aimez, vous me laisserez aller à la fête.

— En allant à la fête vous chanterez ; en revenant vous pleurerez. —


II.


Il a équipé son poulain rouge ; il l’a ferré d’acier poli ;

Il l’a bridé, et lui a jeté sur le dos une housse légère ;

Et il lui a attaché un anneau au cou, et un ruban à la queue ;


Et il l’a monté, et est arrivé à la fête nouvelle.

Comme il arrivait au champ de fête, les cornes sonnaient ;

La foule était pressée, et tous les chevaux bondissaient.

— Celui qui aura franchi la grande barrière du champ de fête au galop.

En un bond vif, franc et parfait, aura pour épouse la fille du roi. —

À ces mots, son jeune poulain rouge hennit à tue-tête ;

Bondit, et s’emporta, et souffla du feu par les naseaux ;

Et jeta des éclairs par les yeux, et frappa du pied la terre ;

Et tous les autres étaient dépassés, et la barrière franchie d’un bond.

— Seigneur roi, vous l’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.

— Vous n’aurez point ma fille Linor, pas plus qu’aucun de vos semblables ;

Ce ne sont point des sorciers que je veux pour maris à ma fille. —

Un vieil homme qui était là, et qui avait une longue barbe,

Une barbe blanche au menton, plus blanche que la laine sur le buisson de lande ;


Et une robe de laine galonnée d’argent tout du long ;

El qui était assis à la droite du roi, lui parla bas, alors.

Le roi, l’ayant écouté, frappa trois coups de son sceptre,

Trois coups de son sceptre sur la table, si bien que tout le monde fit silence :

— Si tu m’apportes la harpe de Merlin, qui est tenue par quatre chaînes d’or fin ;

Si tu m’apportes sa harpe, qui est suspendue au chevet de son lit ;

Si tu viens à bout de la détacher ; alors, tu auras ma fille, peut-être. —


III.


— Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, vous me donnerez un conseil ;

Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, car mon pauvre cœur est brisé.

— Si vous m’eussiez obéi, votre cœur ne serait point brisé.

Mon pauvre petit-fils, ne pleure pas, la harpe sera détachée ;

Ne pleure pas, mon pauvre petit-fils, voici un marteau d’or ;

Rien ne résonne sous les coups de ce marteau-là. —



IV.


— Bonheur et joie en ce palais ; me voici venu derechef ;

Me voici de retour avec la harpe de Merlin. —

Quand le fils du roi l’entendit, il parla bas à son père ;

Et le roi, l’ayant écouté, répondit au jeune homme :

— Si tu m’apportes l’anneau qu’il a à la main droite ;

Si tu m’apportes son anneau, je te donnerai ma fille. —

Et lui de s’en revenir, en pleurant, trouver sa grand’mère bien vite.

— Le seigneur roi avait dit ; et voilà qu’il s’est dédit !

— Ne vous chagrinez pas pour cela ; prenez un rameau qui est là ;

Qui est là dans mon petit coffre, et où il y a douze petites feuilles,

Où il y a douze feuilles tremblantes aussi brillantes que l’or vermeil,

Et que j’ai été sept nuits à chercher, il y a sept ans, en sept bois.

Quand le coq chantera à minuit, votre cheval rouge sera à vous attendre :


N’ayez point peur, Merlin le Barde ne s’éveillera pas. —

Comme le coq chantait au milieu de la nuit noire, le cheval rouge bondissait sur le chemin ;

Le coq n’avait pas fini de chanter, que l’anneau de Merlin était enlevé.


V.


Le matin, quand jaillit le jour, le jeune homme était près du roi.

Et le roi, en le voyant, resta débout, tout stupéfait ;

Stupéfait, et tout le monde comme lui : — Voilà qu’il a gagné sa femme ! —

Et il sortit un moment avec son fils et le vieillard.

Et ils revinrent avec lui, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite.

— C’est vrai, mon fils, ce que tu as entendu :

Aujourd’hui tu as gagné ta femme.

Mais je demande une chose encore ; ce sera la dernière.

Si tu peux faire cela, tu seras le vrai gendre du roi ;

Et tu auras ma fille, et de plus tout le pays de Léon, par ma race !

C’est d’amener Merlin le Barde à ma cour pour célébrer le mariage ! —



VI.


— O barde Merlin, d’où viens-tu, avec tes habits en lambeaux ?

Où vas-tu ainsi, tête nue et nu-pieds ?

Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx ?

— Je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde ;

Chercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.

— Merlin, Merlin, ne vous chagrinez pas ; votre harpe n’est pas perdue ;

Voire harpe n’est pas perdue, ni votre anneau d’or non plus.

Entrez, Merlin, entrez ; venez manger un morceau avec moi.

— Je ne cesserai de marcher, et je ne mangerai morceau,

Je ne mangerai morceau au monde, que je n’aie retrouvé ma harpe.

— Merlin, Merlin, obéissez- moi ; votre harpe sera retrouvée. —

Elle le pria tant, qu’il entra.

Quand arriva, sur le soir, le jeune fils de la vieille femme : et le voilà dans la maison


Et le voilà qui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer ;

En y voyant le barde Merlin assis, la tête penchée sur sa poitrine.

Voyant Merlin sur le foyer, il ne savait où fuir.

— Taisez-vous, mon enfant, ne vous effrayez pas ; il dort d’un profond sommeil ;

Il a avalé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre ;

Il a mangé mes pommes ; voilà qu’il nous suivra partout. —


VII.


La reine demandait, de son lit, à sa camériste :

— Qu’est-il arrivé dans cette ville ? qu’est-ce que ce bruit que j’entends ?

Quand je suis éveillée si matin ; quand les colonnes de mon lit tremblent ?

Qu’est-il arrivé dans la cour, quand la foule y pousse des cris de joie ?

— C’est que toute la ville est en fête ; c’est que Merlin entre au palais ;

Avec lui une vieille femme, vêtue de blanc, et votre beau-fils à sa suite. —

Le roi l’entendit, et sortit, et courut pour voir.

Lève-toi, bon crieur ; lève-toi de ton lit, et vite !

Et va publier par le pays que tous ceux qui le voudront viennent aux noces ;

Aux noces de la fille du roi, qui sera fiancée dans huit jours ;

Aux noces, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne ;

Gentilshommes et juges ; gens d’église et guerriers ;

El d’abord les grands Comtes ; et les pauvres gens et les riches ;

Va vite et diligemment par le pays, messager, et reviens vite. —


VIII.


— Faites silence, tous, faites silence, si vous avez deux oreilles pour entendre !

Faites tous silence pour écouter ce qui est ordonné :

C’est la noce de la fille du roi ; y vienne qui voudra dans huit jours ;

À la noce, petits et grands qui demeurent en ce canton ;

À la noce, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne,

Gentilshommes et juges, gens d’église et guerriers ;

Et d’abord les grands Comtes, et les riches et les pauvres ;

Et les riches et les pauvres, ni or ni argent ne leur manquera ;

Il ne leur manquera ni chair, ni pain, ni vin, ni hydromel à boire ;

Ni escabelles pour s’asseoir, ni valets vifs pour les servir ;

Il sera tué deux cents porcs et deux cents taureaux engraissés ;

Deux cents génisses et cent chevreuils de chacun des bois du pays ;

Deux cents bœufs, cent noirs, cent blancs, dont les peaux seront également partagées.

Il y aura cent robes, et de laine blanche pour les prêtres ;

Et cent colliers d’or pour les beaux guerriers ;

Plein une salle de manteaux bleus de fête pour les demoiselles ;

Et huit cents braies neuves pour les pauvres gens ;

Et cent musiciens sur leurs sièges, feront de la musique jour et nuit, sur la place ;

Et Merlin le Barde, au milieu de la cour, célébrera le mariage.

Enfin, la fête sera telle, qu’il n’y en aura jamais de pareille. —



IX.


— Ecoutez, chef des cuisines, je vous prie : est-ce que la noce est finie ?

— La noce est finie, et aussi tout lippé.

Elle a duré quinze jours, et il y a eu du plaisir assez.

Ils sont tous partis chargés de riches présents, avec congé et protection du roi ;

Et son gendre, pour le pays de Léon, avec sa femme, le cœur joyeux.

Ils sont tous partis satisfaits ; le roi seul ne l’est pas ;

Merlin encore une fois est perdu, et l’on ne sait ce qu’il est devenu. —

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