C. Lahure (p. 95-100).

XIX

LA CHASSE.


Lorsque Natah-Otann avait pénétré dans la hutte habitée par les blancs, sous prétexte de les avertir de se préparer pour la chasse, son œil investigateur avait en quelques secondes exploré les recoins les plus cachés de l’habitation.

Le chef indien était trop rusé pour que les manières contraintes du comte et son air embarrassé lui eussent échappé ; mais il comprit que montrer les soupçons qu’il avait conçus, serait impolitique, aussi ne parut-il en aucune façon remarquer la gêne causée par sa présence, et il continua la conversation avec cette exquise politesse que possèdent les Peaux-Rouges lorsqu’ils veulent s’en donner la peine.

De leur côté, le comte et Balle-Franche avaient presque immédiatement repris leur sang-froid.

« Je n’espérais pas rencontrer mes frères pâles déjà éveillés, dit Natah-Otann avec un sourire.

— Pourquoi donc ? répondit le jeune homme, la vie du désert accoutume à peu dormir.

— Ainsi les visages pâles viendront chasser avec leurs amis rouges ?

— Certes, à moins que cela ne vous contrarie.

— N’ai-je pas moi-même proposé à l’Œil-de-Verre de lui faire faire une belle chasse ?


Les guerriers se préparant à la chasse.

— C’est juste, dit en riant le jeune homme, mais prenez-y garde, chef, je suis difficile en diable depuis que je suis dans la prairie ; il y a peu de gibier que je n’aie chassé, puisque c’est l’amour seul de la chasse qui m’a poussé dans ces contrées inconnues ; ainsi, je vous le répète, il me faut un gibier de choix. »

Natah-Otann sourit avec orgueil.

« Mon frère sera content, dit-il.

— Et quel est l’animal que nous allons traquer ? demanda le jeune homme avec étonnement.

— L’autruche. »

Le comte fit un geste d’étonnement.

« Comment l’autruche ! s’écria-t-il ; c’est impossible, chef.

— Parce que ?…

— Eh, mon Dieu ! tout simplement parce qu’il n’y en a pas dans ces régions.

— L’autruche disparaît en effet, elle fuit et recule devant les blancs et devient plus rare de jour en jour, mais elle est encore nombreuse dans les prairies ; dans quelques heures mon frère en aura la preuve.

— Je ne demande pas mieux.

— Bon ! tout est convenu ; les guerriers terminent leurs préparatifs, bientôt je viendrai prendre mon frère. »

Le chef salua avec courtoisie et se retira après avoir jeté un dernier regard autour de lui.

À peine le rideau de la porte fut-il retombé derrière le chef que le monceau de fourrures qui recouvrait la jeune fille s’agita, et Fleur-de-Liane s’élança auprès du comte.

« Écoute, lui dit-elle en lui saisissant la main qu’elle pressa avec tendresse, je ne puis rien t’expliquer en ce moment, le temps me presse ; seulement, souviens-toi que tu as une amie qui veille sur toi ! »

Et avant que le comte, revenu de son étonnement, eût le temps de lui répondre ou songeât même à la retenir, d’un bond de gazelle elle s’enfuit.

Le jeune homme passa à plusieurs reprises sa main sur son front, le regard fixé vers l’endroit où avait disparu l’Indienne.

« Ah ! murmura-t-il au bout d’un instant, aurais-je donc enfin rencontré une véritable femme ?

— C’est un ange ! dit le chasseur, répondant à sa pensée ; pauvre enfant, elle a bien souffert !

— Oui, mais je suis là maintenant, et je la protégerai, s’écria-t-il avec exaltation.

— Songeons à nous d’abord, monsieur le comte, et tâchons de nous tirer sains et saufs d’ici ; ce ne sera pas une petite affaire, je vous assure.


Aussitôt les autruches s’enfuirent.

— Que voulez-vous dire, mon ami ?

— Suffit ! je m’entends, répondit le vieux chasseur en hochant la tête ; ne pensons actuellement qu’à nos préparatifs, nos amis les Peaux-Rouges ne tarderont pas à arriver, » ajouta-t-il avec un sourire railleur qui ne laissa pas que d’inquiéter le comte.

Mais l’impression causée par les paroles ambiguës du Canadien se dissipa promptement ; l’amour venait subitement d’entrer dans le cœur du jeune homme ; il ne songeait plus qu’à une seule chose, revoir celle que déjà il aimait de toutes les forces de son âme.

Chez un homme comme le comte de Beaulieu, doué d’une organisation de feu, tout sentiment devait nécessairement être poussé à l’extrême ; ce fut en cette circonstance ce qui arriva.

Je ne sais qui a dit que l’amour n’est autre chose qu’une folie temporaire ; cette appréciation, peut-être brutale, de ce que l’on est convenu d’appeler un des plus nobles sentiments de l’homme, est cependant d’une rigoureuse exactitude.

L’amour ne se commande ni ne s’évite ; on ne sait ni quand ni pourquoi il vient, ni quand ni pourquoi il s’en va ; quand il entre dans le cœur d’un homme, il y commande en maître, courbant sous sa volonté de fer les caractères les plus énergiques, et leur faisant commettre, selon les circonstances, de grandes lâchetés ou de grands actes d’héroïsme.

L’amour naît d’un mot, d’un geste, d’un regard, et à peine né, il devient subitement un géant.

Le comte devait à ses dépens en faire l’épreuve.

Une demi-heure à peine après le départ de Natah-Otann, le galop de plusieurs chevaux se fit entendre, et une troupe de cavaliers s’arrêta devant le calli.

Le comte de Beaulieu, Balle-Franche et Ivon sortirent du calli.

Natah-Otann attendait à la tête d’une soixantaine de guerriers d’élite, revêtus de leur grand costume et parfaitement armés.

« Partons ! dit-il.

— Quand vous voudrez, » répondit le comte.

Le chef fit un geste.

Trois magnifiques chevaux, superbement caparaçonnés à l’indienne, furent amenés, tenus en bride par des enfants.

Les blancs se mirent en selle, et toute la troupe s’ébranla dans la direction de la prairie.

Il était environ six heures du matin ; l’orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel, qui était d’un bleu mat ; le soleil, complètement paru à l’horizon, répandait à profusion ses chauds rayons tamisés par les vapeurs acres et odoriférantes du sol ; l’atmosphère était d’une transparence inouïe ; un léger souffle de vent rafraîchissait l’air, et des troupes d’oiseaux brillant de mille couleurs voletaient çà et là en poussant des cris joyeux.

La troupe marchait gaiement à travers les hautes herbes de la plaine, soulevant la poussière autour d’elle et ondulant comme un long serpent dans les détours sans fin de la route.

L’endroit où la chasse devait avoir lieu était éloigné de dix lieues à peu près du village.

Dans le désert toutes les plaines se ressemblent : de hautes herbes au milieu desquelles disparaissent complètement les cavaliers, des buissons rabougris, et çà et là de hautes futaies dont les cimes imposantes s’élèvent à des hauteurs immenses.

Tel était le chemin que les Indiens devaient suivre jusqu’à l’endroit où se trouvaient les animaux qu’on allait chasser.

Dans les prairies de l’Arkansas et du haut Missouri, à l’époque où se passe cette histoire, les autruches étaient encore nombreuses, et leur chasse un des grands divertissements des Peaux-Rouges et des coureurs des bois.

Il est probable que les envahissements successifs des blancs et les défrichements immenses exécutés par le feu et la hache les ont contraintes maintenant à abandonner ce territoire et à se retirer dans les inabordables déserts des montagnes Rocheuses ou dans les sables du Far-West.

Nous dirons ici, sans aucune prétention scientifique, quelques mots sur cet animal singulier, encore fort peu connu en Europe.

L’autruche vit d’ordinaire en petites familles de huit à dix, disséminées sur le bord des marais, des étangs et des rivières ; elles se nourrissent d’herbes fraîches.

Fidèles au sol natal, elles ne quittent guère le voisinage de l’eau, et au mois de novembre elles vont déposer dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs œufs, au nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement, sont couvés par les mâles et par les femelles, à tour de rôle, avec une touchante tendresse. L’incubation arrivée à son terme, l’oiseau casse avec son bec les œufs non fécondés, qui se couvrent aussitôt de mouches et d’insectes, nourriture des petits.

L’autruche des prairies de l’ouest diffère un peu du nandus des pampas de la Patagonie et de l’autruche africaine.

Sa taille est d’environ cinq pieds de haut sur quatre et demi de longueur, de l’estomac à l’extrémité de la queue ; son bec est fort pointu et mesure un peu plus de cinq pouces.

Un trait caractéristique des mœurs de l’autruche, c’est son extrême curiosité.

Dans les villages indiens, où elles vivent à l’état domestique, il n’est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes de gens qui causent, et les regarder avec une attention soutenue.

Dans la plaine, cette curiosité leur est souvent funeste, par la raison qu’elle les pousse à venir sans hésiter reconnaître tout ce qui leur paraît étrange.

Voici à ce sujet une assez bonne histoire indienne, dont nous ne garantissons pas autrement l’authenticité :

Les jaguars sont très-friands de la chair de l’autruche ; malheureusement, quelque grande que soit leur légèreté, il leur est presque impossible de l’atteindre à la course ; mais les jaguars sont des animaux très-fins, ordinairement ce qu’ils ne peuvent obtenir par force, ils s’en emparent au moyen de la ruse.

Voici le stratagème qu’ils emploient dans la circonstance dont nous parlons :

Ils se couchent à terre comme s’ils étaient morts, lèvent leur queue en l’air, et l’agitent vivement dans tous les sens ; les autruches, attirées par la vue de cet objet inconnu, s’approchent naïves ; on devine le reste : elles deviennent la proie des rusés jaguars.

Les chasseurs, après une marche assez rapide de trois heures, arrivèrent dans une immense plaine nue et sablonneuse ; pendant la route, quelques mots à peine avaient été échangés entre Natah-Otann et ses hôtes blancs ; presque tout le temps qu’avait duré le voyage, il avait marché en avant, causant à voix basse avec le Bison-Blanc.

Les Indiens mirent pied à terre auprès d’un ruisseau et échangèrent leurs montures contre des coursiers que le chef avait pris le soin de faire, pendant la nuit, conduire à cet endroit, et qui se trouvaient naturellement reposés et capables de fournir une longue traite.

Natah-Otann divisa les chasseurs en deux troupes égales ; il conserva le commandement de la première et offrit courtoisement celui de la seconde au comte de Beaulieu.

Le jeune Français n’avait jamais assisté à pareille chasse ; il ignorait complètement de quelle façon elle se faisait : aussi déclina-t-il cet honneur, tout en remerciant le chef de son offre gracieuse.

Natah-Otann, réfléchit quelques instants, puis il se tourna vers Balle-Franche :

« Mon frère connaît les autruches ? lui demanda-t-il.

— Eh ! répondit en souriant le Canadien, Natah-Otann n’était pas né encore que déjà je les chassais dans la prairie.

— Bon ! reprit le chef ; alors ce sera mon frère qui commandera la seconde troupe.

— Soit ! fit le chasseur en s’inclinant, j’accepte avec plaisir. »

Ces premiers arrangements pris, la chasse commença.

À un signal donné, la première troupe, commandée par Natah-Otann, s’enfonça dans la plaine, en décrivant un demi-cercle, de manière à pousser le gibier vers un ravin situé entre deux dunes mouvantes.

La seconde troupe, ayant à sa tête Balle-Franche, auprès duquel se tenaient le comte et Ivon, s’échelonna sur une ligne de front et forma l’autre moitié du cercle.

Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se rétrécissant insensiblement, lorsqu’une dizaine d’autruches se montrèrent dans un pli de terrain ; mais le mâle, placé en sentinelle, par un cri aigu comme le sifflet d’un contre-maître, prévint la famille du danger.

Aussitôt les autruches s’enfuirent en ligne droite, rapidement et sans regarder en arrière.

Tous les chasseurs s’élancèrent au galop sur leurs traces.

La plaine, jusqu’alors silencieuse et morne, s’anima et présenta l’aspect le plus bizarre.

Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les malheureux animaux, en soulevant sur leur passage les flots d’une poussière impalpable.

À douze ou quinze pas du gibier, les Indiens, galopant toujours et piquant de l’éperon les flancs de leurs montures haletantes, se penchaient en avant, faisaient tournoyer autour de leur tête leurs redoutables casse-têtes, et les lançaient à toute volée après l’animal.

S’ils manquaient leur coup, ils se courbaient de côté, rasaient la terre sans ralentir leur course effrénée, ramassaient l’arme, qu’ils jetaient de nouveau.

Plusieurs familles d’autruches s’étaient levées.

La chasse prit alors les proportions d’une joie délirante.

Cris et hourras retentissaient avec un bruit effroyable.

Les casse-têtes sifflaient dans l’air et frappaient le cou, les ailes et les jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur, faisaient mille feintes et mille zigzags pour échapper à leurs implacables ennemis, et, par des coups d’aile à droite et à gauche, s’efforçaient de piquer les chevaux avec l’espèce d’ongle dont est armé le bout de leurs ailes.

Quelques coursiers se cabrèrent, et, embarrassés par cinq ou six autruches qui entravaient leurs jambes, entraînèrent leurs cavaliers dans leur chute.

Les oiseaux, profitant du désordre, s’élancèrent en avant, et, sans le savoir, se sauvèrent du côté où les attendaient les autres chasseurs, qui les reçurent par une volée de casse-têtes.

Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la victime qu’il avait abattue, lui coupait les ailes en signe de triomphe, et reprenait la poursuite avec une nouvelle ardeur.

Autruches et chasseurs fuyaient et galopaient comme le cordonazo, ce terrible vent des déserts mexicains.

Une quarantaine d’autruches jonchaient la plaine.

Natah-Otann jeta un regard autour de lui et donna le signal de la retraite.

Les oiseaux qui n’avaient pas succombé à cette rude agression se hâtèrent des ailes et des pieds vers des abris sûrs.

Les morts furent ramassés avec soin, car l’autruche est un excellent mets, et les Indiens préparent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renommé pour sa délicatesse et sa saveur exquise.

Les guerriers allèrent alors à la recherche des œufs, fort estimés aussi, et ils en recueillirent une ample moisson.

Bien que la chasse n’eût duré que deux heures à peine, les chevaux suaient, soufflaient et avaient besoin de prendre du repos avant de retourner au village.

Natah-Otann ordonna de camper.

Le comte de Beaulieu ne s’était jamais trouvé à pareille fête, jamais il n’avait assisté à une chasse aussi étrange, lui qui, cependant, depuis qu’il était dans les prairies, avait poursuivi chaque jour les différents animaux qui les habitent ; aussi s’était-il laissé aller à cette chasse avec tout l’entraînement de la jeunesse, se lançant à toute bride contre les autruches, et les abattant avec une joie d’enfant.

Lorsque le signal de la retraite fut donné par le chef, il ne s’arracha qu’avec peine à ce passe-temps qui pour lui en ce moment avait tant de charme, et revint au petit pas rejoindre ses compagnons.

Tout à coup un grand cri fut poussé par les Indiens et chacun sauta sur ses armes.

Le comte regarda avec étonnement autour de lui, et un léger frisson parcourut ses membres.

La chasse aux autruches était terminée ; mais, comme cela arrive souvent dans ces contrées, une bien plus terrible allait commencer.

La chasse aux couguars.

Deux de ces animaux venaient d’apparaître subitement.

Le comte se remit presque aussitôt, et, armant sa carabine, il se prépara à faire tête à ce gibier d’une nouvelle espèce.

Natah-Otann, lui aussi, avait aperçu les fauves.

D’un geste, il ordonna à une dizaine de guerriers d’entourer Fleur-de-Liane, qu’il avait obligée à l’accompagner, ou qui plutôt avait voulu absolument suivre la chasse ; puis certain que la jeune fille était, provisoirement du moins, en sûreté, il se retourna vers un guerrier qui se tenait à ses côtés :

« Découplez les chiens, » dit-il.

On délia une douzaine de molosses qui, aux approches des fauves, hurlaient tous ensemble.

Les Indiens, habitués à voir troubler de cette façon la chasse aux autruches, ne manquent jamais, lorsqu’ils partent pour se livrer à leur exercice favori, de conduire avec eux des chiens dressés à attaquer le lion.

À deux cents mètres à peu près de l’endroit où les Indiens avaient fait halte, deux couguars[1] se tenaient en arrêt, l’œil fixé sur les guerriers peaux-rouges.

Ces animaux, jeunes encore, étaient de la grosseur d’un veau ; leur tête ressemblait beaucoup à celle d’un chat, et leur robe douce et lisse, d’un fauve argenté, était mouchetée de noir.

« Allons, s’écria Natah-Otann, en chasse !

— En chasse ! » répétèrent tous les assistants.

Cavaliers et chiens se ruèrent à l’envi sur les bêtes féroces avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d’effrayer des lions novices.

Les nobles bêtes, immobiles et étonnées, flagellaient leurs flancs de leur forte queue et aspiraient l’air à pleins poumons ; un instant elles demeurèrent immobiles, puis tout à coup elles s’élancèrent et se mirent à fuir en bondissant.

Une partie des chasseurs avait couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que d’autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec les genoux, décochaient leurs flèches ou déchargeaient leurs rifles, sans arrêter les couguars qui, furieux, se retournaient contre les chiens et les envoyaient à dix pas d’eux glapir de douleur. Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient l’occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient les crocs dans leur chair ; mais ceux-ci, d’un coup de leur griffe meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur course effarée.

L’un d’eux, percé par plusieurs flèches et entouré par les chiens, roula sur le sol en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un hurlement effroyable.

Le Canadien l’acheva par une balle qu’il lui planta dans l’œil.

Mais il restait le second couguar qui était encore sans blessure et dont les bonds déroutaient l’attaque et l’adresse des chasseurs.

Les molosses, fatigués, n’osaient l’affronter.

Sa fuite l’avait conduit à quelques pas de l’endroit où se tenait Fleur-de-Liane ; tout à coup il fit un crochet sur la droite, bondit par-dessus les Indiens dont deux roulèrent éventrés, et tomba en arrêt devant la jeune fille.

Fleur-de-Liane, pâle comme une morte, l’œil éteint, joignit instinctivement les mains, poussa un cri étouffé et s’évanouit.

Deux cris répondirent au sien, et, au moment où le lion allait s’élancer sur la jeune fille, deux coups de feu le frappèrent en plein poitrail.

Il fit volte-face devant son nouvel adversaire.

C’était le comte de Beaulieu.

« Que personne ne bouge, s’écria-t-il en arrêtant d’un geste Natah-Otann et Balle-Franche qui accouraient, ce gibier est à moi, nul autre que moi ne le tuera. »

Le comte avait mis pied à terre, les pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le rifle à l’épaule, immobile comme un bloc de pierre, le regard fixé sur le lion, il l’attendit.

Une angoisse suprême serrait le cœur des assistants, nul n’osait bouger.

Le lion hésita, lança un dernier regard sur la proie gisante à quelques pas de lui, et s’élança en rugissant sur le jeune homme.

Celui-ci lâcha de nouveau la détente.

Le quadrupède se tordit sur le sable ; le comte, son couteau de chasse en main, courut vers lui.

L’homme et le lion roulèrent ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut l’homme.

Fleur-de-Liane était sauvée.

La jeune fille rouvrit les yeux, jeta un regard effaré autour d’elle, et tendant la main au Français :

« Merci, oh ! merci, » s’écria-t-elle en fondant en larmes.

Natah-Otann s’avança vers la jeune fille :

« Silence ! lui dit-il durement, ce que ce visage pâle a fait, Natah-Otann aurait pu l’accomplir. »

Le comte sourit avec dédain, mais ne répondit pas, il avait reconnu un rival.

  1. Le felis discolor de Linnée, ou lion d’Amérique.