Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IVp. 136-161).


CHAPITRE XXIX.

LE JUIF.


Dans le silence de la nuit, lorsque Clarence ne sentit plus l’enthousiasme de la générosité, les mots échappés à Vincent dans son désespoir, Bélinde vous aime, revinrent à son esprit. Il s’efforça de bannir cette pensée trop flatteuse, et il voulut se persuader que ces mots n’avaient aucun fondement, et qu’ils étaient seulement dictés par la jalousie. Il réfléchit à la tristesse de Virginie, se répéta que ses engagemens avec elle étaient inviolables, et jura de nouveau de servir son rival. Le lendemain, avant deux heures, M. Vincent reçut la lettre suivante :

« Vous trouverez ci-incluse la reconnaissance de mistriss Luttridge, qui prouve que vous ne lui devez rien. Je n’ai point parlé de l’argent que vous lui avez déjà payé. La dame s’est trouvée mal ; mais je ne me suis point laissé toucher : le mari me demande raison ; je serai à ses ordres quand toute l’affaire sera rendue publique. J’aurais été vous voir ce matin, si je n’étais pas occupé avec des avocats, et de tous les préparatifs d’un mariage.

« Votre sincère ami,
Clarence Hervey.

À la lecture de cette lettre, Vincent, ivre de joie, répéta son serment de ne plus jamais jouer. Impatient de voir Bélinde, et abandonnant son cœur à la générosité et à la reconnaissance, il résolut de ne lui rien cacher, de lui faire connaître tous ses torts, et tout ce qu’il devait à Clarence. Il allait partir pour Twickenham, lorsque son oncle l’envoya chercher, pour causer avec lui d’affaires relatives aux Indes occidentales.

Il reçut chez son oncle une lettre de Bélinde, qui lui annonçait que lady Delacour arriverait le lendemain à Berkeley-Square, et qu’elle y passerait une semaine, pour voir mistriss Mangaretta Delacour.

Lady Delacour voyait avec chagrin la froideur de Bélinde pour Hervey, et la manière dont elle favorisait M. Vincent.

En arrivant à Londres, elle vint dans la chambre de Bélinde, avec l’air le plus satisfait.

Grande nouvelle ! grande nouvelle ! ma chère, s’écria-t-elle, n’avez-vous pas entendu du bruit sur la place ?

Oui ; mais Mariette a appaisé ma curiosité en me disant qu’il n’était causé que par deux chiens.

— Il est vrai ; mais que direz-vous si ce combat entre deux chiens a fini par un duel entre deux hommes ?

Il me semble que ce malheur vous réjouit extrêmement, dit Bélinde ; mais qu’avez-vous entendu dire de M. Vincent ?

Que miss Annabella Luttridge, répondit lady Delacour, se meurt d’amour pour lui, ou pour sa fortune ; que M. Vincent, tout parfait qu’il est, a peut-être été flatté par cette préférence, et y a répondu, et que s’étant trop avancé, lorsqu’il a voulu se dégager, il s’est attiré la colère de la tante. Il est certain qu’il y a eu une querelle ; car Juba a dit à Mariette que son maître jurait qu’il ne retournerait point chez mistriss Luttridge, et qu’il lui avait donné l’ordre d’aller rechercher son chien. Miss Annabella l’a remis au nègre, en lui disant de prier M. Vincent d’ôter lui-même le collier de son chien ; peut-être, ma chère, serez-vous aussi simple que Juba, et ne suspecterez-vous aucune finesse dans ce message. Miss Luttridge, connaissant l’attachement de Juba pour vous, n’a point voulu le charger de ses billets doux, elle les a confiés au collier de Tomy. Chemin faisant, le digne ambassadeur a rencontré, dans Berkeley-Square, sir Philip Baddely et son chien : ils se sont pris de dispute ; dans la fureur du combat le collier de Tomy s’est défait ; sir Philip s’est saisi du papier qui y était attaché ; le nègre a voulu le lui arracher, le baronnet l’a menacé ; Tomy est venu au secours de Juba, et sir Philip s’est réfugié enfin dans la boutique du libraire. Le pauvre Juba l’a poursuivi, et le voyant lire le billet de miss Luttridge, il l’a réclamé avec courage, comme appartenant à son maître. Un homme qui était là a pris aussitôt son parti. Dans ce montent, lord Delacour, qui regardait la bataille de sa fenêtre, est descendu chez le libraire, et, comme vous le croyez bien, a pris la défense de Juba ; sir Philip a jugé à propos alors de céder, et il s’est retiré en jurant, comme à l’ordinaire. Lord Delacour, qui est aussi humain que juste, touché de voir le pauvre nègre blessé et souffrant, l’a fait porter chez lui, et l’a confié aux soins de lady Boucher. Quant à votre ami, M. Vincent, je voudrais le savoir à la Jamaïque, depuis que je n’ai plus de raison de le soupçonner d’être joueur.

Bélinde voulut faire expliquer cette dernière phrase à lady Delacour, et n’y put parvenir. Le soir, mylady plaisanta M. Vincent sur la belle Annabella, et il se réjouit de voir que rien de ce qui s’était passé entre lui et Clarence n’était connu. Son projet de tout confier à Bélinde devint chancelant ; et, comme toutes ses bonnes résolutions étaient plutôt l’effet de son premier mouvement que celui de ses principes, la crainte de perdre par sa sincérité le cœur de sa maîtresse lui fit oublier ce qu’il se devait à lui-même ; et il s’abandonna bassement à la dissimulation. Pour rassurer sa conscience, il pensa qu’ayant juré de ne plus jouer, il alarmerait sans nécessité Bélinde en lui parlant de son imprudence. Sa générosité fut d’abord révoltée de cacher tout ce qu’il devait à Clarence ; mais la jalousie vint combattre ce bon mouvement : cependant ce ne fut qu’avec un extrême embarras qu’il resta seul avec Bélinde ; les bontés qu’elle lui témoignait étaient pour lui autant de reproches amers ; il gardait un silence pénible.

Si j’étais d’un caractère jaloux, lui dit Bélinde, je vous reprocherais de penser à la belle Annabella.

Vous vous trompez, s’écria M. Vincent d’une voix émue. Il allait tout dévoiler à Bélinde ; mais, tout-à-coup changeant d’idée, il commença à défendre sa conduite avec mistriss Luttridge.

Je ne vous ai point interrompu, lui répondit Bélinde ; je n’avais point besoin de vos excuses ; je n’ai pas oublié votre conduite avec moi lorsque vous reçûtes cette lettre anonyme. En disant ces mots, elle lui donna la main de l’air le plus tendre ; il la pressa contre ses lèvres, en s’écriant : Pourrais-je abuser de la confiance que vous avez en moi ?

Je me confie, avec plus de plaisir, dit Bélinde, en ceux qui non seulement n’ont pas le pouvoir, mais n’ont pas la possibilité de me tromper ; mais, observant l’excessive agitation de M. Vincent, sa gaieté l’abandonna.

Vous n’êtes pas bien ; qu’avez-vous donc ? s’écria Bélinde. Vous est-il arrivé quelque malheur ? Ne persistez pas dans ce pénible silence ; parlez-moi comme à votre amie, avec votre sincérité ordinaire.

— De la sincérité ! ô Bélinde ! mais si elle me devient fatale, si elle me coûte le bonheur de la vie, si elle me prive de votre amour ? Il est vrai ; j’ai quelque chose à tous confier.

Bélinde le regardant avec terreur : Est-ce un malheur ou un crime ? demanda-t-elle.

Ce n’est pas un crime, répondit Vincent.

Alors, dit Bélinde, pourquoi avoir l’injustice de craindre qu’un malheur influe sur mon sentiment ?

Vous êtes un ange ! s’écria Vincent. Avant-hier je fus privé, par la fraude et la perfidie d’une personne, de presque toute ma fortune ; jugez de mon malheur !…

Je ne suis pas assez romanesque pour croire, lui dit Bélinde, qu’on puisse être heureux en étant sans fortune ; mais sans doute vous n’êtes pas ruiné entièrement ? Je saurai me faire des privations : je pense comme Johnson que le malheur est de desirer ce qui n’est point nécessaire au bonheur.

M. Vincent, ravi, exprima son admiration et sa reconnaissance.

Vos louanges, loin de me plaire, m’offensent, lui dit Bélinde : êtes-vous surpris que j’aie agi comme vous auriez fait à ma place ? Pourriez-vous croire que je vous abandonnasse dans votre malheur ? C’est assez de voir votre confiance trahie une fois, celle en qui vous avez placé votre bonheur ne vous trahira pas, lui dit Bélinde avec sensibilité. Rassurez-vous donc, continua-t-elle, et expliquez-moi ce qui vous est arrivé.

Généreuse, charmante, adorable Bélinde ! ma fortune n’est point perdue : vous le savez, la ruse est permise en amour ; tout ceci n’était qu’un stratagème pour exciter votre compassion.

Votre conduite me peine, lui dit Bélinde avec l’air le plus sérieux ; je croyais avoir votre estime, et n’avoir pas besoin de subir des épreuves.

M. Vincent n’osa point achever l’aveu de sa conduite, il n’eut pas le courage d’accroître son chagrin, et l’arrivée de lady Delacour vint à propos le tirer d’embarras. La conversation fut générale le reste de la soirée, et il partit en se persuadant avec joie qu’il était nécessaire qu’il reculât toute explication ; il eut même l’idée de la supprimer entièrement ; il comptait sur la discrétion de Clarence ; il savait que mistriss Luttridge garderait le silence pour son propre intérêt, et que ni lady Delacour, ni Bélinde, n’avaient aucune liaison avec sa société. Le lendemain miss Portman, en voyant la tristesse de M. Vincent, fut adoucie par le chagrin qu’il exprimait de lui avoir déplu ; elle se reprocha la dureté avec laquelle il lui avait parlé la veille, excusa une erreur qu’elle croyait trop punie, et M. Vincent reçut son pardon. Il s’occupa des préparatifs de ses noces avec une extrême agitation, remettant de jour en jour à ouvrir son cœur à l’aimable Bélinde.

La veille du jour fixé pour son mariage, M. Vincent alla chez Gray pour acheter quelques présens qu’il destinait à Bélinde ; lord Delacour parlait à Gray d’une bague de diamans qu’il lui avait commandée ; sir Philip Baddely et M. Rochefort arrivèrent dans la boutique. M. Vincent ne l’avait pas encore vu : Lord Delacour, pour l’empêcher de se battre pour un aussi peu digne sujet qu’Annabella Luttridge, avait positivement refusé de dire à M. Vincent ce qu’il avait su de la conduite de sir Philip avec son nègre. Le bijoutier, en nommant M. Vincent tout haut, le fit connaître à sir Philip, qui dit aussitôt à Rochefort que c’était le maître du nègre. Malheureusement Vincent l’entendit, et il demanda à lord Delacour si c’était là le gentilhomme qui s’était si mal conduit envers son domestique. Lord Delacour lui répondit qu’il devait s’en inquiéter peu, et qu’il était trop prudent pour commencer une querelle la veille de son mariage. S’il vous provoque, vous pourrez lui répondre ; mais, pour l’amour du ciel, ne commencez pas l’attaque.

L’impétuosité de Vincent ne put être calmée ; ils se battirent. Le baronnet perdit un doigt, et M. Vincent reçut une blessure dans le côté ; qui, sans mettre en danger sa vie, l’obligea à garder la chambre plusieurs jours. La vive impatience qu’il éprouvait augmenta sa fièvre, et retarda sa guérison et son mariage.

Lady Delacour ne cacha pas sa satisfaction de voir cette union retardée. Quand l’inquiétude de Bélinde pour M. Vincent fut calmée, elle questionna lord Delacour sur tout ce qui s’était passé, afin de juger de la conduite de son amant ; et lord Delacour, qui était la franchise même, confessa que M. Vincent avait montré plus de vivacité que de sagesse, et plus de courage que de prudence. Lady Delacour vit avec plaisir l’air sérieux de Bélinde à ce récit.

Dès que M. Vincent se crut en état de marcher, il quitta sa chambre sans attendre l’ordre du médecin, en disant à Juba d’avertir le docteur qu’il n’avait plus besoin de lui.

Il rassembla son courage en allant chez Bélinde, pour lui apprendre enfin tout ce qu’il lui cachait depuis si long-temps. Il était au bas de l’escalier lorsqu’il fut frappé par le son d’une voix qu’autrefois il ne craignait pas d’entendre ; c’était celle de M. Percival. Pour la première fois il eût voulu se cacher à son ami : interdit et honteux, il retourna précipitamment dans sa chambre, se jeta dans un fauteuil, et attendit avec agitation l’arrivée de M. Percival. Au bout de quelque temps, ne le voyant pas entrer il sonna, et on lui dit que l’ayant vu sortir de sa chambre son nègre avait renvoyé M. Percival ; qu’il avait laissé une lettre dont il reviendrait chercher la réponse à huit heures du soir. Vincent se réjouit de ce court répit.

Hélas ! s’écria-t-il, combien je suis changé !

Il était loin de prévoir les nouveaux embarras qui l’attendaient. Voici la lettre de M. Percival :

Mon cher Vincent,

« Ne suis-je pas un homme heureux de trouver un ami dans mon pupille ? mais j’ai peu de temps pour vous exprimer mes sentimens pour vous. Vous êtes si riche et si prudent, qu’une demande d’argent ne peut pas vous effrayer. Le cousin de lady Anne, M. Carysfort, est mort ; je suis tuteur de ses fils, qui sont mal partagés du côté de la fortune. Je viens de réussir heureusement à placer le cadet dans une bonne maison de commerce ; mais 15,000 livres me sont nécessaires pour l’établir. Je suis obligé d’avoir recours à vous ; vous trouverez ci-inclus le billet que vous me fîtes l’été dernier en achetant le petit bien de Juba. Je sais que vous avez toujours chez vous le double de la somme que je vous demande ; ainsi je ne fais point de cérémonie : si vous pouvez, comptez-moi ce soir ces 10,000 livres, car je desire retourner à Oakly-Parck le plus tôt possible. »

Votre sincère ami,
Henry Percival.

M. Vincent avait payé à mistriss Luttridge cet argent destiné à acquitter sa dette envers M. Percival ; il en attendait des Indes occidentales, dans quelques semaines ; mais il lui en fallait sur-le-champ : il résolut donc d’en emprunter. Le juif auquel il s’adressa n’eut pas plutôt découvert combien il était pressé d’avoir cette somme, que ses demandes devinrent exorbitantes. M. Vincent impatient de terminer, conclut le marché le plus désavantageux pour lui. Le juif promit d’apporter les 10,000 livres à cinq heures du soir ; mais il en était près de sept lorsqu’il arriva, et il était si vétilleux et si circonspect en lisant et signant les billets et en comptant l’argent, qu’avant qu’il eût fini on vint avertir de l’arrivée de M. Percival. Vincent renvoya le juif dans la chambre voisine en lui défendant de se montrer jusqu’à ce qu’il l’eût appelé. Quoique M. Percival n’eût aucun soupçon de tout ce qui se passait, il fut frappé du trouble dans lequel il trouva son jeune ami. M. Vincent lui parla aussitôt de son duel et du retard de son mariage ; et M. Percival, croyant que c’étaient là les causes de son agitation, s’efforça de changer de conversation, et lui parla de l’affaire qui l’amenait de Londres. J’espère, dit-il, en observant que l’embarras de M. Vincent augmentait, que je ne vous gêne point en vous demandant cet argent.

— Pas le moins du monde ; si vous voulez m’attendre ici un moment, je vais passer dans la chambre voisine, et vous le rapporter aussitôt.

On entendit alors beaucoup de bruit ; c’étaient les voix de Juba et de Salomon le juif, qui se disputaient. M. Vincent avait envoyé Juba en commission pendant qu’il était enfermé avec le juif ; Juba, de retour, revint dans la chambre à coucher de son maître pour y lire une lettre qu’il venait de recevoir de sa femme. D’abord il n’apperçut pas le juif qui s’était caché ; mais, l’entendant respirer, il fut frappé de voir les pieds d’un homme paraître dessous les rideaux de la fenêtre. Quoique superstitieux, Juba ne manquait pas de courage, un voleur ne lui faisait pas la même peur qu’une sorcière ; avec une présence d’esprit digne d’un aussi grand danger, il prit un pistolet qui était sur la cheminée, et marchant bravement à l’ennemi, il saisit le juif à la gorge en s’écriant :

Vous mort, si volez mon maître.

Pétrifié à la vue du pistolet, le juif voulut aussitôt expliquer qui il était ; et, montrant sa bourse, il assura Juba que loin de vouloir prendre de l’argent à son maître, il lui en apportait. Juba ne voulut point le croire ; il croyait son maître le plus riche des hommes ; d’ailleurs, le langage du juif était tout-à-fait inintelligible pour lui, et Salomon, ayant une antipathie particulière pour les nègres, ne pouvait s’empêcher de montrer par ses grimaces toute son aversion. Juba n’aurait point lâché sa proie pour tout au monde ; et, sans l’écouter davantage, il l’entraîna en présence de son maître et de M. Percival.

Il est impossible de décrire la confusion de M. Vincent, et l’étonnement de M. Percival. L’explication du juif lui apprit en un instant la vérité ; et M. Vincent, incapable de prononcer un seul mot, exprima son désespoir par ses regards.

Il est inutile d’emprunter cet argent pour moi, dit M. Percival avec calme ; et, si cela était, nous en trouverions, sans doute, à un intérêt plus raisonnable que celui que cet homme propose.

L’intérêt ne me fait rien, s’écria monsieur Vincent ; je suis trop malheureux.

M. Percival, toujours conservant son sang froid, renvoya le juif, et, par un signe, ordonna à Juba de les laisser seuls.

— J’emprunterai l’argent dont j’ai besoin ; ne craignez point mes reproches, mon cher Vincent : je devine que vous avez perdu cette somme au jeu. Il est encore heureux que ce soit pas toute votre fortune. Je n’ai qu’une seule question à vous faire : de sa réponse dépend mon estime. Miss Portman est-elle instruite de ce malheur ?

— Je ne le lui ai point encore dit ; mais j’allais lui apprendre.

— Alors, M. Vincent, vous êtes encore mon ami ; je sais combien un tel aveu est pénible ; mais, il est nécessaire.

— Ne pouvez-vous pas, mon cher M. Percival, me sauver la honte insupportable de confesser ma propre folie ? Épargnez-moi cette mortification : portez-lui vous-même cette nouvelle, et soyez le médiateur en ma faveur.

Je le ferai avec plaisir, dit M. Percival ; j’y vais aussitôt : mais je n’espère point persuader à Bélinde que vous êtes guéri à jamais de cette passion funeste.

— En vérité, mon excellent ami, elle peut se fier à moi. J’ai senti trop d’horreur pour ma conduite ; et le serment de ne plus jouer, je l’ai prononcé si solennellement, que vous pouvez répondre de moi.

M. Percival promit de plaider la cause de son ami ; mais il ne put consentir à être son garant à l’avenir.

— Si j’ai de bonnes nouvelles vous me reverrez bientôt, lui dit-il ; mais jamais je ne pourrai me résoudre à venir vous affliger. Il partit, laissant M. Vincent dans la plus cruelle anxiété. Juste punition de son imprudence et de sa dissimulation.

M. Percival ne revint pas ; et le lendemain matin, M. Vincent reçut la lettre suivante de Bélinde.

« Vous m’avez souvent reproché de n’avoir pas pour vous cette espèce d’enthousiasme que vous croyez inséparable de l’amour : loin de nous en plaindre, nous devons nous en réjouir aujourd’hui, puisque cela nous sauve des chagrins inutiles. Cela m’épargne le tourment de combattre une passion qui aurait été fatale à mon bonheur, et cela diminuera vos regrets de notre séparation.

« Je vous connais assez pour ne pas vous redemander la parole que je vous avais donnée. Je suis obligée d’avouer que cette union, qui me paraissait, il y a quelques jours, si desirable, ne peut plus faire le bonheur de ma vie. Votre dangereuse passion pour le plus dangereux des amusemens vient renverser toutes les idées de félicité que je m’étais formées. Je me réjouis, et pour vous et pour moi, que vous ayez conservé votre fortune ; ma conduite ne pourra pas être accusée d’être la conséquence d’un sordide intérêt. J’avoue que je croyais avoir mérité votre confiance ; et je me figurais que vous n’aviez ni le pouvoir, ni la possibilité de dissimuler. J’espère que vous ne m’accuserez point de caprice : je puis vous assurer que je ne suis influencée par aucun autre sentiment que ceux que j’avoue : en renonçant à tout droit sur votre cœur, je ne veux point perdre ceux à votre estime. Ma détermination est irrévocable : j’ai cru devoir vous en faire part sur-le-champ. Comptez sur les vœux sincères que je fais pour votre bonheur : croyez à ma reconnaissance pour l’attachement que vous m’avez marqué ; et recevez les adieux de

Bélinde Portman. »

Peu d’heures après la réception de cette lettre, M. Vincent partit pour l’Allemagne. Voyant qu’il n’avait plus d’espoir d’être uni à Bélinde, il voulait s’éloigner d’elle le plus tôt possible. Sa conscience lui reprochait de n’avoir pas rendu à la conduite d’Hervey l’hommage qu’il lui devait. Avant de quitter Londres, il écrivit en détail à miss Portman tout ce qui s’était passé, et chargea Juba de porter sa lettre à Bélinde. Le pauvre nègre eût bien voulu accompagner son maître dans son exil ; mais M. Vincent ne le lui permit pas. Allez, lui dit-il, retournez avec votre femme, et soyez heureux.

Le pauvre nègre remit la lettre de son maître à Bélinde, sans parler, mais en fondant en larmes.

Bélinde fut profondément touchée de la sensibilité de ce fidèle serviteur, qui lui rappela les traits les plus aimables du caractère de son maître pendant le temps qu’elle avait passé avec lui à Oakly-Parck. Elle ne put lire sa lettre sans une grande émotion. Elle était écrite avec le sentiment le plus profond, mais sans un mot de plainte ; et elle sentit et apprécia la manière généreuse dont il parlait de Clarence Hervey. Quoiqu’elle éprouvât une véritable peine de cette séparation, la raison et la prudence, qui avaient dicté sa décision, la soutinrent dans sa résolution : et comme elle n’avait jamais eu de passion pour M. Vincent, et que son affection pour lui était toute fondée sur l’estime et sur la raison, le temps et l’approbation de lady Anne Percival rendirent peu à peu le calme à son ame.