Avis au peuple français, sur ses véritables ennemis

Avis au peuple français
sur ses véritables ennemis


Lorsqu’une grande nation, après avoir vieilli dans l’erreur et l’insouciance, lasse enfin de malheurs et d’oppression, se réveille de cette longue léthargie, et par une insurrection juste et légitime, rentre dans tous ses droits et renverse l’ordre de choses qui les violait tous ; elle ne peut en un instant se trouver établie et calme dans le nouvel état qui doit succéder à l’ancien. La forte impulsion donnée à une si pesante masse la fait vaciller quelque temps avant de pouvoir prendre son assiette. Ainsi, après que tout ce qui était mal est détruit, lors-qu’il faut que les mains chargées des réformes poursuivent à la hâte leur ouvrage, il ne faut pas espérer qu’un peuple, encore chaud des émotions qu’il a reçues et exalté par le succès, puisse demeurer tranquille, et attendre paisiblement le nouveau régime qu’on lui prépare. Tous pensent avoir acquis le droit, tous ont l’imprudente prétention d’y concourir autrement que par une docilité raisonnée. Tous veulent non-seulement assister et veiller au tout ; mais encore présider au moins à une partie de l’édifice ; et, comme toutes ces réformes partielles ne sont pas d’un intérêt général aussi évident ni aussi frappant pour la multitude, l’unanimité n’est pas aussi grande ni aussi active ; les efforts se croisent : un si grand nombre de pieds retarde la marche ; un si grand nombre de bras retarde l’action.

Dans cet état d’incertitude, la politique s’empare de tous les esprits ; tous les autres travaux sont en suspens ; tous les antiques genres d’industrie sont dépaysés ; les têtes s’échauffent ; on enfante ou on croit enfanter des idées ; on s’y attache, on ne voit qu’elles ; les patriotes, qui dans le premier instant ne faisaient qu’un seul corps, parce qu’ils ne voyaient qu’un but, commencent à trouver entre eux des différences le plus souvent imaginaires. Chacun s’évertue et se travaille, chacun veut se montrer, chacun veut porter le drapeau ; chacun exalte ce qu’il a déjà fait et ce qu’il compte faire encore ; chacun, dans ses principes, dans ses discours, dans ses actions, veut aller au-delà des autres. Ceux qui, depuis longues années, imbus et nourris d’idées de liberté, ayant prévenu par leurs, pensées tout ce qui arrive, se sont trouvés prêts d’avance, et demeurent fermes et modérés, sont taxés d’un patriotisme peu zélé par les nouveaux convertis, et n’en font que rire. Les fautes, les erreurs, les démarches mal combinées, inséparables d’un moment où chacun croit devoir agir pour soi et pour tous, donnent

lieu, à ceux qui regrettent l’ancien régime et s’opposent aux nouveaux établissements, d’attaquer tout ce, qui se fait et tout ce qui se fera, par de vaines objections, par d’insignifiantes railleries ; d’autres, pour leur répondre, exagèrent la vérité jusqu’au point où ce n’est plus la vérité ; et voulant rendre la cause d’autrui odieuse ou ridicule, on gâte la sienne par la manière dont on la défend.

Ces agitations, pourvu qu’un nouvel ordre de choses, sage et aussi prompt qu’il se peut, ne leur laisse pas le temps d’aller trop loin, peuvent n’être point nuisibles, peuvent même tourner au profit du bien général, en excitant une sorte d’émulation patriotique. Et si, au milieu de tout cela, la nation s’éclaire et se façonne à de justes principes de liberté, si les représentants du peuple ne sont point interrompus dans l’ouvrage d’une constitution, et si toute la machine publique s’achemine vers un bon gouvernement, tous ces faibles inconvénients s’évanouissent bientôt d’eux-mêmes par la seule force des choses, et on ne doit point s’en alarmer. Mais, si bien loin d’avoir disparu après quelque temps, l’on voit les germes de haines politiques s’enraciner profondément ; si l’on voit les accusations graves, les imputations atroces se multiplier au hasard ; si l’on voit surtout un faux esprit, de faux principes fermenter sourdement, et presque avec suite dans la plus nombreuse classe de citoyens ; si l’on voit enfin aux mêmes instants, dans tous les coins de l’empire, des insurrections illégitimes, amenées de la même manière, fondées sur les mêmes méprises, soutenues par les mêmes sophismes ; si l’on voit paraître souvent et en armes, et dans des occasions semblables, cette dernière classe du peuple, qui ne connaissant rien, n’ayant rien, ne prenant intérêt à rien, ne sait que se vendre à qui veut la payer : alors ces symptômes doivent paraître effrayants. Ils semblent déceler une espèce de système général propre à empêcher le retour de l’ordre et de l’équilibre, sans lequel on ne peut rien regarder comme fini ; à corrompre, à fatiguer la nation dans une stagnante anarchie ; à embarrasser les législateurs de mille incidents qu’il est impossible de prévoir ou d’écarter ; à agrandir l’intervalle qu’il doit nécessairement y avoir entre la fin du passé et le commencement de l’avenir ; à suspendre tout acheminement au bien. La chose publique est dans un véritable danger, et il devient difficile alors de méconnaître le manége et l’influence de quelques ennemis publics. N’est-ce pas là notre. portrait dans cet instant, ou si ce n’est qu’une peinture fantastique ? Mais ces ennemis, qui sont-ils ? Ici commencent les cris vagues : chaque parti, chaque citoyen s’en prend à quiconque ne pense pas en tout précisément comme lui : les inculpations de complot, de conspirations, d’argent donné et reçu, qui peuvent, en quelques occasions, paraître appuyées sur assez de probabilités, deviennent cependant si générales qu’on n’y saurait plus donner aucune confiance. Il serait toutefois bien important de savoir avec certitude de quel côté nous avons à craindre, afin de savoir en même temps où nous devons porter notre défense ; et que notre inquiétude errante et nos soupçons indéterminés ne nous jettent dans ces combats de nuit où l’on frappe amis et ennemis. Essayons donc si, en écoutant tout ce qui se dit, nous pourrons entrevoir quelque lueur qui nous conduise. Tous ceux qui ont quelque sagesse, et qui veulent motiver les alarmes qu’ils nous donnent, et non se borner à des déclamations sans suite et sans liaison, se réduisent à peu près à ceci. Ils calculent le ressentiment des princes étrangers que notre révolution a pu blesser, et l’intérêt et les craintes de tous les rois dont les sujets peuvent être trop frappés de l’exemple des Français, et l’ambition et l’avidité des nations qui, malgré les principes d’humanité, de justice et de droit des gens universellement professés aujourd’hui, ne laissent pas de continuer :a épier toute occasion de s’enrichir et de s’agrandir aux dépens de celles qui paraissent être peu en état de se défendre. Ainsi, ils dirigent nos inquiétudes, tantôt vers les Autrichiens, qui cependant, fatigués et épuisés par une longue guerre sanglante et coûteuse, et alarmés eux-mêmes des insurrections ou commencées ou instantes dans plusieurs de leurs provinces, ne paraissent guère pouvoir songer à nous insulter ; tantôt vers les Anglais, et cette nation, dont on parle tant à Paris, quoiqu’on l’y connaisse si mal, est en effet plus redoutable ; tantôt contre d’autres puissances qui toutes sont en effet plus ou moins à craindre ; mais presque tous se réunissent à penser que ces puissances sont excitées et encouragées par les fugitifs français, et par les relations qu’ils ont conservées en France. Il est pourtant bien peu vraisemblable que les cabinets de l’Europe soient entièrement livrés aux conseils d’étrangers fugitifs, dont les uns, et c’est le grand nombre, n’étaient dans leur patrie que des particuliers peu connus ; et les autres ont tous perdu leur crédit, et presque tous leurs richesses dans la révolution qui s’opère. Il est peu vraisemblable aussi qu’ils ne voient pas que cette révolution n’est point l’ouvrage de quelques volontés isolées ; que la nation entière en a eu besoin, l’a voulue, l’a opérée ; et que, par conséquent, les secours formels qui pourraient leur être destinés parmi nous seraient peu de chose. Et s’il est vrai que les puissances étrangères songent en effet à fondre sur nous, je crois qu’elles comptent beaucoup plus sur l’état de faiblesse où elles nous supposent, et où l’on suppose toujours, et presque toujours assez mal à propos, les peuples qui deviennent libres ; sur les divisions insensées, et nullement fondées, qui nous fatiguent chaque jour ; sur l’insubordination générale, et sur ces alarmes vagues qui nous agitent au seul nom de guerre, et qu’elles peuvent prendre pour de l’effroi.

C’est, d’ailleurs, vraiment une absurdité de croire que les Français qui n’aiment point notre révolution actuelle, principalement ceux que le mécontentement ou la crainte ont fait fuir chez les étrangers, soient tous, sans exception, des ennemis actifs, des conspirateurs ardents, qui n’aient d’autre vœu que de voir tous les citoyens s’entre- gorger, ou d’exciter contre nous les États voisins, afin de rentrer en France le fer et la flamme à la main. Je ne suis que trop persuadé qu’il en est quelques-uns à qui l’orgueil blessé, la haine, la vengeance, un puérile attachement à des distinctions aussi frivoles qu’injustes, pourraient faire inventer ou adopter avidement ces projets insensés et coupables, et qui peut-être se repaissent au loin de la folle espérance d’être les Coriolans de leur patrie. Mais la nature humaine ne produit qu’un très-petit nombre de ces esprits inflexibles et turbulents sans relâche, que même le ressentiment d’une injure puisse égarer en des excès à la fois aussi violents et aussi durables. La plupart des hommes, capables peut-être d’un coup désespéré dans la première fureur d’une passion irritée, finissent par se calmer d’eux-mêmes, et sont bientôt fatigués de la seule idée de ces vengeances laborieuses et réfléchies. Aussi la plupart de nos mécontents, soit sédentaires et secrets, soit fugitifs et connus, désirent probablement, plus qu’on ne le croit, plus peut-être qu’ils ne le croient eux-mêmes, de vivre sans inquiétude dans leur patrie, heureuse et tranquille, et de rentrer dans leurs foyers. Un esprit borné, une éducation erronée, une vanité pusillanime et ridicule, des pertes réelles dans leur fortune, des notions fausses et factices de ce qui est grand et noble, des dangers que plusieurs d’entre eux ont courus, tout cela les attache, les affectionne à leurs antiques chimères ; plusieurs les croient, de très-bonne foi, nécessaires à la félicité humaine ; et comparant le calme de l’ancien esclavage avec les troubles et les malheurs qui sont arrivés, et dont quelques-uns sont inséparables du moment où un grand peuple s’affranchit, en concluent que les meurtres et les incendies sont de l’essence de la liberté, c’est-à-dire de la raison et de la justice. Mais détrompez leur ignorance, en leur faisant voir l’ordre, l’équité, la concorde rétablis dans les villes et les campagnes ; les choses et les personnes en sûreté ; tous les citoyens sous la sauve-garde de la loi, et n’obéissant qu’à elle : qui peut douter qu’alors ils ne reviennent de leur exil et de leurs erreurs ? Qui peut douter qu’alors dans l’âme de ceux qui sont absents il ne se réveille un vif désir de revoir leur patrie, que peut-être ils croient haÏr ? Qui peut les croire assez stupides pour préférer, à la douceur de venir rétablir leur fortune, améliorer ce qui leur reste de biens, et achever de vivre tranquillement avec leurs amis et leur famille sur le sol qui les a vus naître, l’ennui d’errer de contrée en contrée, pauvres, ne tenant à rien, sans parents, sans amis, seuls, en butte à la fatigante curiosité ou à la pitié humiliante, ou même quelquefois à l’insulte et au mépris ? Mais, rentrés chez eux, ils ne seront peut-être pas des patriotes bien zélés ? Qu’importe, avez-vous d’ailleurs le droit, avez-vous le pouvoir de l’exiger ? Pouvez-vous contraindre un homme. à aimer ce qu’il n’aime point ? Pouvez-vous le forcer à quitter des préjugés antiques, lorsque ses trop faibles yeux n’en voient point l’absurdité ? Ce que vous pouvez exiger, c’est qu’ils soient des citoyens paisibles, et il est évident qu’ils le seront. Peut-il, tomber sous le sens qu’ils voulussent compromettre leur repos, leur sûreté, leur famille, leur vie, dans les hasards de complots toujours si difficiles à tramer au milieu de la vigilance publique, et aujourd’hui impossibles à exécuter avec une si prodigieuse inégalité de force, de nombre et de moyens ?

Je crois même hors de doute que le plus grand nombre serait déjà revenu s’il l’eût osé, et qu’ils dépenseraient parmi nous leur fortune, dont le vide se fait sentir. Beaucoup de gens qui détestaient l’ancien régime vivaient sous l’ancien régime ; pourquoi tous ceux qui n’aiment pas le nouveau aimeraient-ils mieux s’exiler que d’y vivre, s’ils croyaient le pouvoir en sûreté ? Mais leurs amis leur mandent comment ils courraient risque d’être accueillis ; ils leur apprennent les visites, les interrogatoires, toutes ces perquisitions plus gênantes pour l’innocent que terribles pour le coupable. Des courriers arrêtés sur les frontières, menacés, renvoyés ; des lettres ouvertes ; les secrets des cabinets politiques, ceux des familles et des particuliers, plus sabrés encore, violés, divulgués, diffamés ; et par qui ? par des magistrats, par des officiers municipaux ; par ceux que des suffrages li-, libres et un choix réfléchi ont déclarés les plus sages de leurs cantons. Ils apprennent encore que des groupes de peuple, tantôt proposent de les forcer à revenir au bout d’un tel temps, à défaut de quoi, que leurs biens soient confisqués, quoiqu’un décret de l’Assemblée nationale prohibe les confiscations dans tous les cas ; tantôt inventent d’autres moyens, tous du même genre. Cela est-il bien encourageant ? Cela est-il propre à leur offrir leur patrie sous un aspect riant et doux ? Qu’on change de méthode, ou qu’on cesse d’accuser leur absence.

Au reste, n’oublions pas qu’il en est plusieurs qui, sans avoir jamais mérité aucun blâme, ni fait aucun mal, ont été contraints de fuir après avoir vu leur asile violé, leur famille insultée ; après avoir, eux et les leurs, échappé difficilement. Ceux-là, si leurs cœurs ulcérés les éloignaient à jamais de la France, s’ils ne pouvaient point lui faire le sacrifie de leur ressentiment, qui oserait leur en faire précisément un crime ? Ceux-là, j’ai honte de le dire, nous avons moins a leur faire des reproches que des réparations : c’est à eux de nous pardonner.

Il en est d’autres, qui jadis maîtres et tout-puissants dans l’État, dénués de talents et de mérite, ne seront plus jamais rien, parce qu’ils n’ont jamais dû rien être ; n’ont plus rien, parce qu’ils ne vivaient que d’extorsions et d’abus, et qu’un luxe prodigue épuisait dans leurs mains des déprédations immenses. Ceux-là, il est difficile de croire qu’ils deviennent jamais de bons Français. Mais hors ce petit nombre, tous les autres rentreront dès qu’ils verront la porte ouverte. La persécution ne fait pas de prosélytes, elle ne fait que des martyrs. Qu’on cesse de les effrayer, et ils cesseront d’être à craindre. Mais je veux admettre qu’ils le soient toujours, et autant qu’on le dit ; j’admets que nous soyons menacés par des millions d’ennemis extérieurs et intérieurs : avons- nous pensé que l’on acquérait la liberté sans obstacles ? Je vois, dans toutes les histoires des peuples libres, leur liberté naissante attaquée de mille manières ; et je ne vois pas que les issues de presque toutes ces guerres doivent trop abattre notre courage. Nos alarmes subites aux plus absurdes nouvelles, nos espèces de terreurs paniques, sont-elles un bon moyen d’éloigner nos ennemis, de les combattre, de les connaître même ? La France est immensément peuplée ; elle a des armes ; elle a de tout : ce n’est qu’avec de l’union, du sang-froid, de la sagesse, que l’on peut faire un usage vigoureux et efficace de ces forces ; ce n’est qu’avec cette concorde courageuse, qui ne connaît d’autre parti que le bien général, qu’on parvient à tout voir, à tout prévenir ou à tout réparer, à faire face à tout. Ainsi, cette désunion, cette division de partis sont imprudentes et dangereuses ; et la paix et l’unanimité sont aussi conformes à l’intérêt, qu’à la dignité nationale. Il est digne, en effet, de la liberté et d’un grand peuple qui vient de la conquérir, qu’il prise assez sa conquête pour affronter tous les orages qu’elle peut attirer sur lui. Il a dû s’y attendre ; et si, calme et bien uni, et ne faisant pour ainsi dire qu’un seul homme, il attend les attaques avec une contenance mâle et altière, et une fierté paisible, fondée sur la conscience qu’il est libre et qu’il ne peut plus ne pas l’être : on y réfléchit à deux fois avant de l’attaquer ; et un grand peuple qui marche au combat avec la forte certitude qu’il peut périr, mais non pas servir, est bien rarement vaincu. Du moment qu’il nous est bien démontré que si nous avons des ennemis au-dehors, ou des ennemis cachés au milieu de nous, ce n’est que dans le calme et la concorde que nous pouvons trouver de sûrs moyens de les connaître, de les intimider, de les combattre ; il reste évident que notre premier intérêt est de chercher et de détruire comme ennemies toutes les causes qui empêchent le calme et la concorde de se rétablir parmi nous, et d’amener un bon esprit publie, sans lequel les institutions salutaires sont vaines. Et examinant à quoi tient parmi nous ce penchant aux soupçons, au tumulte, aux insurrections, porté à un si haut degré, quoique la division d’intérêts, la chaleur des opinions, le peu d’habitude de la liberté, en soient des causes toutes. naturelles : nous ne pourrons méconnaître qu’elles sont prodigieusement augmentées, nourries, entretenues, par une foule d’orateurs et d’écrivains qui semblent se réunir en un parti.

Tout ce qui s’est fait de bien et de mal, dans cette révolution, est dû à des écrits. Ce sera donc là peut-être aussi que nous trouverons la source des maux qui nous menacent. Nous chercherons alors quel peut être l’intérêt de ces auteurs de conseils sinistres, et il se trouvera que la plupart sont des hommes trop obscurs, trop incapables, pour être des chefs de parti. Nous en conclurons que leur mobile est l’argent, ou une sotte persuasion ; car, dans les révolutions politiques, il ne faut pas croire que tous ceux qui embrassent une mauvaise cause, et qui soutiennent des opinions funestes, soient tous des hommes pervers et mal intentionnés. Comme la plupart des hommes ont des passions fortes et un jugement faible, dans ce moment tumultueux, toutes ces passions étant en mouvement, ils veulent tous agir et ne savent point ce qu’il faut faire, ce qui les met bientôt à la merci de scélérats habiles : alors, l’homme sage les suit des yeux ; il regarde où ils tendent ; il observe leurs démarches et leurs préceptes ; il finit peut-être par démêler quels intérêts les animent, et il les déclare ennemis publics, s’il est vrai qu’ils prêchent une doctrine propre à égarer, reculer, détériorer l’esprit public. Qu’est-ce qu’un bon esprit public dans un pays libre ? N’est-ce pas une certaine raison générale, une certaine sagesse pratique et comme de routine, à peu près également départie entre tous les citoyens, et toujours d’accord et de niveau avec toutes les institutions publiques ; et par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui lui appartient, et par conséquent ce qui appartient aux autres ; chaque citoyen connaît bien ce qui est dû à la société entière, et s’y prête de tout son pouvoir ; chaque citoyen se respecte dans autrui, et ses droits dans ceux d’autrui ; chaque citoyen, quoiqu’il étende ses prétentions aussi loin qu’il peut, ne dispute jamais contre la loi, et s’arrête devant elle machinalement et comme sans le vouloir ? Et quand la société dure depuis assez longtemps pour que tout cela soit dans tous une habitude innée ; et soit devenu une sorte de religion, je dirais presque de superstition ; certes, alors un pays a le meilleur esprit public qu’il puisse avoir. Je sais qu’il y aurait de là démence à vouloir qu’après une seule année d’affranchissement, Cela fût déjà ainsi parmi nous. Je sais qu’on n’y arrive que lentement ; et je ne suis pas de ceux qui crient que tout est perdu, lorsque tout n’est pas fait en un jour. Mais encore est-il tel degré de lenteur qui permet de craindre qu’on n’arrive pas, et qu’on ne meure en chemin ; et l’on peut au moins juger des progrès, lorsqu’il y a eu une grande quantité d’actions successives, aux-quelles toutes ces règles de conduite s’appliquent naturellement.

Ainsi voyons quels pas notre raison nationale a faits vers ce modèle que nous devons nous proposer. Voyons en quoi elle s’est éclairée, affermie, agrandie ; voyons de quoi nous a servi l’expérience d’une année, et d’une année si fertile en événements. Que si l’on m’objecte encore que ce ne sera pas là un juste pronostic de l’ avenir, parce qu’on a fait naître autour de nous trop de tumultes et d’agitations pour que nous ayons pu avancer vers cette perfection sociale : j’en conviendrai ; et cela même servira à montrer combien ces tumultes et ces agitations inutiles nous ont été préjudiciables ; et que par conséquent nous n’avancerons pas davantage à l’ avenir, si nous ne prévenons pas les mêmes troubles. En effet, comme l’année dernière, nous n’écoutons que nos caprices du moment ; comme l’année dernière, nous oublions aujourd’hui la loi que nous avons faite hier. Nous poursuivons cette année les vendeurs d’argent comme les vendeurs de blé l’année dernière ; comme l’année dernière, une partie du peuple se porte à des violences contre les grands d’autrefois ; ils semblent croire que la liberté leur donne le droit d’opprimer ceux qui les opprimaient jadis, et que la verge de fer n’a fait que changer de main ; comme l’année dernière nous parlons de fermer nos portes, de retenir les gens par force ; comme l’année dernière, des personnes à qui il plaît d’aller voyager, et qui ont le droit de faire en Cela ce qui leur plaît, sont, au mépris des décrets de l’Assemblée nationale et des droits de l’homme, au mépris du sens commun, arrêt és, interrogés, leurs équipages livrés à des recherches inexcusables ; comme l’année dernière, des comités d’inquisition fouillent dans les maisons, dans les papiers, dans les pensées, et nous les applaudissons ; et qu’on ne me dise pas que ces soins et ces perquisitions ont eu quelques bons effets ; car, outre que je pourrais le nier formellement, je dis que cette raison ne vaut rien ; qu’un établissement mal conçu n’est jamais aussi utile un moment qu’il est nuisible à la longue ; et qu’enfin on est bien loin d’un bon esprit public, quand on pense que le succès peut rendre banne une chose essentiellement mauvaise ; enfin, comme l’année dernière, une partie du peuple s’obstine à se mettre à la place des tribunaux, et se fait un jeu, un amusement, de donner la mort ; et sans nos magistrats, sans nos gardes nationales, qui avancent l’ouvrage, quand nous restons en arrière, personne ne doute que des scènes de sang ne se renouvelassent à nos yeux. Abominable spectacle ! ignominieux pour le nom français ! ignominieux pour l’espèce humaine ! de voir d’immenses troupes d’hommes se faire, au même instant, délateurs, juges et bourreaux. Qu’on excuse, qu’on justifie même, sur la première effervescence du moment, sur le sentiment d’une longue oppression, sur l’irrésistible effet d’un changement total dans un grand peuple, ces catastrophes, qui furent funestes à des hommes chefs d’établissements qui faisaient gémir la nation ; soit, j’y consens. Mais excusera-t-on ces supplices longs et laborieux, ces tortures subtiles et recherchées, auxquelles une populace impie a livré des victimes, pour la plupart innocentes ? excusera-t-on ces exécrables railleries dont elle accompagnait leurs plaintes et leurs derniers moments ? excusera-t-on, expliquera-t-on dans des hommes cette horrible soif de sang, cet horrible appétit de voir souffrir, qui les porte à se jeter en foule sur des accusés qu’ils n’ont jamais connus, ou sur des coupables dont les crimes rie les ont jamais atteints ; ou encore sur des hommes surpris dans des délits de police, qu’aucune législation n’est assez barbare pour punir de mort ; à vouloir les massacrer de leurs propres mains ; à murmurer, à se soulever contre les soldats armés par la loi, qui viennent les leur arracher au péril de leur vie ? Et qu’il se trouve des écrivains assez féroces, assez lâches peur se déclarer les protecteurs, les apologistes de ces assassinats ! qu’ils osent les encourager ! qu’ils osent les diriger sur la tête de tel ou tel ! qu’ils aient le front de donner à ces horribles violations de tout droit, de toute justice, le nom de justice populaire ! Certes, il est incontestable que tout pouvoir émanant du peuple, celui de pendre en émane aussi ; mais il est bien affreux que ce soit le seul qu’il ne veuille pas exercer pat représentants. Et c’est ici une des choses où les gens de bien ont le plus à se reprocher de n’avoir pas manifesté assez hautement leur indignation. Soit étonnement, soit désespoir de réussir, soit crainte, ils sont presque demeurés muets ; ils ont détourné la tête avec un silence mêlé d’horreur et de mépris, et ils ont abandonné cette classe du peuple, aux fureurs, aux instigations meurtrières de ces hommes atroces et odieux, pour qui un accusé est toujours un coupable ; pour qui la. Justification d’un innocent est une calamité publique ; qui n’aiment la liberté que lorsqu’elle a des traîtres à punir ; qui n’aiment la loi que lorsqu’elle prononce la mort ; qui n’aiment les tribunaux que lorsqu’ils tuent ; qui, lorsque la société s’est vue contrainte à verser du sang, l’en félicitent et lui en souhaitent, et lui en demandent encore ; et dont les cris et les murmures, quand ils voient absoudre, ressemblent à la rage et aux grincements de bêtes féroces, aux dents et aux ongles desquelles on vient d’arracher des corps vivants qu’elles commençaient à dévorer.

Mais quoi ! tous les citoyens n’ont-ils pas le droit d’avoir et de publier leur opinion sur tout ce qui concerne la chose publique ? assurément ils l’ont. Mais ils n’ont pas celui de prêcher la révolte et la sédition ; et indépendamment de cela, quand même ils ne sortiraient pas des bornes que les lois doivent leur prescrire, il n’en serait pas moins possible, il n’en serait pas moins permis d’examiner où tendent leurs opinions, où tendent leurs principes et leur doctrine, et quelle sorte d’influence leurs conseils peuvent, doivent avoir sur cet esprit public dont nous sommes occupés ici. Or, à travers cet amas bourbeux de déclamations, d’injures, d’atrocités, cherchons s’ils veulent, s’ils approuvent, s’ils proposent quelque chose ; si, après une critique bonne ou mauvaise de telle ou telle loi, ils indiquent au moins bien ou mal ce qu’ils jugent qu’on pourrait mettre à, la place : non, rien. Ils contredisent, suais ils ne disent pas ; ils empêchent, mais ils ne font pas. Quel décret de l’Assemblée nationale leur plaît ? quelle loi ne leur semble point injuste, dur, tyrannique ? quel établissement leur parait bon, utile, supportable, si ce n’est peut-être ces établissements, heureusement éphémères, qui servent à inquiéter les citoyens, à les soumettre à des perquisitions iniques, à les arrêter, à les emprisonner, à les interroger sans décret et sans forme de loi. Enfin, quel emploi, quel office, quelle chose, quelle personne, publique a pu trouver grâce devant eux ?

M. Bailly est porté par le suffrage public à la première magistrature de la cité ; les gens de bien s’en réjouissent, et voient un encouragement au mérite et à la vertu dans l’élévation d’un homme qui doit tout au mérite et à la vertu. Mais sitôt que cet homme veut remplir sévèrement les devoirs de, sa charge, en s’efforçant d’établir le bon ordre et l’union, de calmer et de concilier les intérêts divers, et d’empêcher que les ambitions particulières n’empiètent sur les droits d’autrui et sur la paix publique, le voilà dénoncé lui-même comme un ambitieux, comme un despote ennemi de la liberté. M. de la Fayette est mis à la tête de l’armée parisienne ; de grandes actions exécutées pour une belle cause, à un âge où la plupart des autres hommes se bornent à connaître les grandes actions d’autrui, le rendent cher à tous ceux qui pensent et qui sentent : tout le monde applaudit. Mais, dès qu’avec beaucoup de courage, d’activité, de sagesse, il parvient à apaiser un peu les agitations de cette grande Cité ; dès qu’on le voit se porter de côté et d’autre en un instant et ramener la tranquillité, veiller à tout ce qui intéresse la ville au-dedans et au-dehors, contenir chacun dans ses limites, en un mot, faire son devoir : les voilà tous déchaînés contre M. de la Fayette ; c’est un traître, un homme vendu, un ennemi de la liberté. L’abbé Sieyes, par des écrits énergiques et lumineux, et par son courage dans les états-généraux, jette les fondements de l’Assemblée nationale et de notre constitution, et du gouvernement représentatif ; et tout se réunit polir admirer, respecter, honorer l’abbé Sieyes. Ce même abbé Sieyes s’oppose au torrent de l’opinion générale dans une matière où l’expérience a démontré qu’il avait raison ; il condamne les rigueurs exercées contre des personnes, lorsqu’il ne devait être question que des choses ; il vent mettre un frein à l’intolérable audace des écrivains calomniateurs : et voilà l’abbé Sieyes devenu. un ennemi de l’État, un fauteur du despotisme, un dangereux hypocrite, un courtisan déguisé. Voyez M. de Condorcet, qui depuis vingt ans n’a cessé de bien mériter de l’espèce humaine, par nombre d’écrits profonds destines à l’éclairer et à défendre tous ses droits ; voyez, en un mot, tous les hommes qui ont consacré au bien public, à la patrie, à la liberté, leur voix, ou leur plume, ou leur épée, tous, sans exception, se sont vus dénoncés dans ces amas de feuilles impures, comme ennemis de la liberté ; du moment qu’ils n’ont pas voulu que la liberté consistât à diffamer au hasard, et à ouvrir des listes de proscrits dans les groupes du Palais-Royal.

Tel est l’esprit de cette nombreuse et effrayante race de libellistes sans pudeur, qui, sous des titres fastueux et des démonstrations convulsives d’amour pour le peuple et pour la patrie, cherchent à s’attirer la confiance populaire ; gens pour qui toute loi est onéreuse, tout frein insupportable, tout gouvernement odieux ; gens pour qui l’honnêteté est de tous les jougs le plus pénible. Ils haïssent l’ancien régime, non parce qu’il était mauvais vais, mais parce que c’était un régime ils haïront le nouveau, ils les haïraient tous quels qu’ils fussent. D’une part, selon eux, les ministres du roi sont des perfides qui nous ruinent, qui appellent contre nous les armées étrangères, qui veulent ouvrir nos ports aux flottes ennemies ; de l’autre, selon eux aussi, l’Assemblée nationale elle-même est vendue, est corrompue, et conspire contre nous. Ainsi, tout ce qui nuits fait des lois, tout, ce qui nous les explique, tout ce qui les fait exécuter, tout ce qui nous entoure, est ennemi et coupable ; ainsi, nous ne devons nous fier qu’à ceux qui nous agitent, qui nous aigrissent contre tous, qui nous mettent des poignards à la main, qui nous indiquent de quoi tuer, qui nous de. mandent en grâce de les baigner dans du sang.

Si les criailleries de ces brouillons faméliques étaient généralement dévouées au mépris ou à l’oubli qu’elles méritent les honnêtes gens ne daigneraient pas sans doute s’abaisser jusqu’à leur répondre, et né voudraient pas, en les citant, leur donner une sorte d’existence. Mais il n’en est pas ainsi : ceux qui parlent ou écrivent de cette manière savent trop bien qu’elle est utile pour acquérir de la confiance ou de l’argent, et que la multitude aveuglé, ignorante, et si longtemps opprimée, doit naturellement n’avoir que trop de penchant à écouter des soupçons de cette nature. Mais, que toutes les classes de citoyens examinent où nous conduiraient enfin tous ces furieux, qui ne conseillent que révolte et qu’insurrection, si leur doctrine était suivie. L’Assemblée nationale est le seul pouvoir qui existe en pleine activité ; elle seule peut mettre en mouvement les autres pouvoirs constitués par elle au nom de la nation. Tous les pouvoirs anciens avaient été détruits : les uns, parce que leur existence s’opposait à l’établissement d’une constitution libre ; les autres, parce qu’ils n’étaient qu’une suite et une dépendance des premiers ; tous par l’irrésistible nécessité des choses. L’Assemblée nationale est donc la dernière ancre qui nous soutienne et nous empêche d’aller nous briser. L’Assemblée nationale a fait des fautes parce qu’elle est composée d’hommes ; parce que ces hommes, vu la manière dont ils ont été élus, devaient nécessairement être agités d’intérêts divers et incompatibles, parce que des hommes ne peuvent pas n’être point fatigués de l’immense quantité de travaux que l’Assemblée nationale a été contrainte de faire dans le même instant, et qu’elle a déjà si fort avancés. Mais son ouvrage même renferme déjà les germes de perfections dont il sera susceptible ; mais les fautes qu’elle a pu commettre peuvent être réparées. par ce qu’elle- même a fait ; mais la souveraineté de la nation, l’égalité des hommes, et les autres immuables bases sur lesquelles elle a fondé son édifice, en assurent la durée, si nous- mêmes n’y mettons obstacle. Ainsi elle est l’unique centre autour duquel tous les citoyens honnêtes, tous les Français doivent se rallier ; ils doivent tous l’aider de tout leur pouvoir à terminer son grand ouvrage’, et à le transmettre à des mains instruites par elles à le perfectionner, à le consolider.

Je le répète donc : que tous les citoyens honnêtes contemplent et envisagent sans effroi, s’ils le peuvent, dans quel abîme nous jetteraient les conseils de ces perturbateurs séditieux. Il ne faut, pour faire cet examen, que de la bonne foi et une raison ordinaire ; car, indépendamment de leurs violentes sorties contre l’Assemblée nationale elle-même, n’est-il pas évident que leur turbulente doctrine ne tend qu’à sa destruction, et par conséquent à la nôtre. En effet, si, comme ils le veulent, la plus nombreuse partie de la nation conservait ce goût et cette habitude des attroupements tumultueux et des soulèvements contre tout ce qui ne lui plairait pas, que deviendraient les travaux et l’industrie, qui seuls peuvent faire acquitter les impôts, c’est-à-dire, soutenir la fortune publique ? Et ici je ne parle même pas des conseils donnés expressément et directement contré l’impôt même, lorsque l’Assemblée nationale en a allégé le poids autant que pouvaient le permettre nos pénibles circonstances. Je me borne à montrer l’effet naturel, certain, infaillible, que produirait cet esprit d’insubordination ; de fermentation auquel le peuple a toujours du penchant, et que ses ennemis ont de tout temps cherché à lui faire regarder comme un de ses droits. Or, disais-je, n’est-il pas évident que, d’une part, les ouvriers et journaliers de tout genre, qui ne vivent que d’un travail constant et assidu, se livrant à cette oisiveté tumultueuse, ne pourraient plus gagner de quoi vivre ; et bientôt, aiguillonnés par la faim et par la colère. qu’elle inspire, ne pourraient avoir d’autre idée que d’aller chercher de l’argent dans les lieux où ils croiraient qu’il y en a ? De l’autre ; il est inutile de dire que les terres et les ateliers, délaissés par cet abandon, cesseraient de pouvoir produire le revenu des particuliers, qui fait seul le revenu public. Ainsi plus d’impôts ; dès-lors plus de service public ; dés-lors les rentiers réduits à la misère, et n’écoutant plus que leur désespoir ; l’armée débandée, pillant et ravageant tout ; l’infâme banqueroute nationale faite et déclarée ; les citoyens armés tous contre tous. Plus d’impôts ; dès-lors, plus de gouvernement, plus d’empire ; l’Assemblée nationale contrainte d’abandonner son ouvrage, dispersée, fugitive, errante ; le feu et la mort partout ;, les provinces, les villes, les particuliers s’accusant réciproquement des malheurs communs ; les vengeances, les meurtres, les crimes ; bientôt différents cantons les armes à la main, cherchant à s’arranger entre eux ou avec les peuples voisins ; la France, déchirée dans les convulsions de cette anarchie incendiaire, bientôt mise en pièces, et n’existant plus ; et ce qui survivrait de Français, dévoué à l’esclavage, à l’opprobre qui accompagne la mauvaise conduite et l’infidélité dans les engagements, à la risée des tyrans étrangers, aux mépris, aux malédictions, aux reproches de toutes les nations de l’Europe.

Car il ne faut point le perdre de vue : la France n’est. point dans ce moment chargée de ses seuls intérêts ; la cause de l’Europe entière est déposée dans ses mains La révolution qui s’achève parmi, nous est, pour ainsi dire, grosse des destinées du monde. Les nations qui nous environnent ont l’oeil fixé sur nous, et attendent l’événement de nos combats intérieurs avec tune impatience intéressée et une curieuse inquiétude ; et l’on peut dire que la race humaine est maintenant occupée à faire sur nos têtes une grande expérience. Si nous réussissons, le sort de l’Europe est changé ; les hommes rentrent dans leurs droits, les peuples rentrent dans leur souveraineté usurpée ; les rois, frappés du succès de nos travaux et séduits par l’exemple du roi des Français, transigeront peut-être avec les nations qu’ils seront appelés. à gouverner ; et peut-être, bien instruits par nous, des peuples plus heureux que nous parviendront à une constitution équitable et libre, sans passer par les troubles et les malheurs qui nous auront conduits à ce premier de tous les biens. Alors la liberté s’étend et se propage dans tous les sens, et le nom de la France est à jamais béni sur la terre. Mais s’il arrivait que nos dissensions, nos inconséquences, notre indocilité à la loi, fissent crouler cet édifice naissant, et parvinssent à nous abîmer dans cette dissolution de l’empire ; alors, perdus pour jamais, nous perdons avec nous

pour longtemps le reste de l’Europe ; -nous la reculons de plusieurs siècles ; nous appesantissons ses chaînes, nous relevons l’orgueil des tyrans ; le seul exemple de la France, rappelé par eux aux nations qui essaieraient de devenir libres, leur feront baisser les. yeux : « Que ferons-nous ? se diraient-elles : avons-nous plus de lumières, plus de ressources que les Français ? Sommes-nous plis riches, plus braves, plus nombreux ? Regardons ce qu’ils sont devenus, et tremblons. » La liberté serait calomniée ; nos fautes, nos folies, nos perversités ne seraient imputées qu’à elle ; elle-même serait renvoyée parmi ces rêves philosophiques, vains enfants de l’oisiveté ; le spectacle de la France s’élèverait comme un épouvantail sinistre pour protéger partout les abus, et mettre en fuite toute idée de réforme et d’un meilleur ordre de choses ; et la vérité, la raison, l’égalité, n’oseraient se montrer sur la terre que lorsque le nom français serait effacé de la mémoire des hommes.

Dirait-on que c’est exagérer les conséquences, que c’est s’alarmer trop tôt, tandis que déjà, en plusieurs endroits, le peuple refuse violemment de payer des contributions justes, que l’on ne peut ni ne doit supprimer ; tandis qu’une sédition contagieuse semble se répandre dans l’armée ; tandis que plusieurs de nos villes sont épouvantées des fureurs de, soldats dignes des châtiments les plus sévères ; de soldats qui pillent les caisses de leurs régiments, qui outragent, emprisonnent, menacent leurs officiers ; de soldats dont la nation avait amélioré le sort de toute manière ; de soldats qui sont venus assister à une des plus imp osantes, des plus augustes cérémonies qu’ait jamais vues un peuple libre, pour y jurer d’être fidèles à la loi, à la nation, au roi ? Ils ne sont retournés dans leurs garnisons, que pour être, à leur arrivée, rebelles à la loi, rebelles à la nation, rebelles au roi ; et ils n’ont mis que l’intervalle d’un. mois entre le serment et le parjure. Je voudrais que ces personnes, dont je connais plusieurs, dignes d’estime, mais qui ne laissent pas d’être complètement tranquilles sur toutes, ces fermentations populaires, de voir presque avec peine tous les efforts et les soins de la force publique pour les empêcher, et de regarder presqu’en pitié ceux qui s’en alarment ; je voudrais, dis-je, que pour nous rassurer entièrement, elles daignassent prendre la plume et nous prouver que ces fermentations, ces orages, cette. tourmente prolongée ne conduisent pas ou j’ai dit ; qu’elles ne produisent pas l’esprit d’insubordination et d’indiscipline ; ou bien, que cet esprit n’est pas le plus redoutable ennemi des lois t de la liberté. Je voudrais aussi qu’elles, nous montrassent ce que pourrait devenir la France, si le gros du peuple français, las de ses propres imprudences, et de l’anarchie qui en serait la suite ; las de ne pas voir arriver un terme qu’il aurait lui-même constamment éloigné, venait à croire que c’est là la liberté ; à prendre en dégoût la liberté elle-même ; et, comme le souvenir des maux passés s’efface promptement, finissait par regretter l’antique joug sous lequel il rampait sans trouble. Ces mêmes personnes ne cessent de nous répéter que les choses se conservent par les mêmes moyens qui les ont acquises. Si par-là elles veulent dire qu’il faut du courage, de l’activité, de l’union, pour conserver sa liberté comme pour la conquérir, rien n’est plus indubitable, et ne touche moins à la question ; mais si elles entendent que dans les deux cas, ce courage, cette activité, cette union ; doivent se manifester de la même manière et par les mêmes actions, cela n’est pas vrai ; c’est le contraire qui est vrai : car, pour détruire et renverser un colosse de puissance illégitime, plus le courage est ardent, emporté, rapide, plus le succès est assuré. Mais après cela, quand la place est préparée, quand il faut reconstruire sur de vastes et durables fondements, quand il faut faire après avoir défait : alors le courage doit être précisément le contraire de ce qu’il était d’abord ; il doit être calme, prudent, réfléchi ; il ne doit se manifester qu’en sagesse, en ténacité, en patience ; il doit craindre de ressembler aux torrents qui ravagent et n’arrosent pas : d’où il suit que les« moyens qui ont opéré la révolution ; employés seuls et de la même manière, ne pourraient qu’en détruire l’effet, en empêchant la constitution de s’établir ; d’où il suit encore que ces :écrivains de fougueux pamphlets, ces effrénés démagogues qui, ennemis, comme nous l’avons vu, de tout gouvernement ; de toute discipline, tonnèrent, au commencement de la révolution, contre les antiques abus., se trouvèrent alors avoir raison ; qu’ils se trouvèrent dans ce court instant réuni$ avec tous les gens de bien, à nous prêcher dès vérités qui nous ont faits libres ; mais qu’ils ne doivent pas réclamer notre confiance comme une dette, et accuser nos mépris d’ingratitude, aujourd’hui qu’employant les mêmes expressions, les mêmes déclamations contre des choses absolument différentes, ils prêchent réellement une toute autre doctrine, qui nous conduirait à une autre fin.

J’oserai dire plus ; j’oserai dire que, surtout, lorsqu’un peuple commence ses établissements politiques, il doit, s’il les veut durables, se méfier même des excès d’un enthousiasme honnête et généreux car, dans cette ferveur première, rien ne paraît pénible ni difficile ; mais comme cette passion, portée à ce degré, est trop ardente et trop active pour ne pas bientôt se consumer d’elle-même, il se trouverait, lorsqu’elle serait calmée et (lue le peuple se serait rassis, que les institutions et les lois qui n’auraient pas eu d’autres bases, seraient, pour ainsi dire, dans une région trop élevée et ne portant pins sur aucune tête, en n’atteignant plus personne, n’auraient plus ni action ni objet, et seraient bientôt oubliées ; au lieu que les institutions, véritablement sublimes et éternelles, sont ces institutions vastes et fortes qui, ayant pour base et pour moyens toutes les facultés humaines, envisagées sous leurs rapports simples et habituels, saisissant ainsi et enveloppant les hommes dans tous leurs mouvements, n’ont besoin d’un grand enthousiasme que pour s’établir et ensuite continuent leur cours par le penchant naturel des choses, et n’exigent plus qu’un enthousiasme modéré, qu’elles-mêmes inspirent et alimentent.

Prévenons donc, il en est temps encore, tant et de si grands maux qui sont si près de nous. Nous marchons au bord des précipices ; soyons calmes, attentifs, déterminés ; donnons-nous le temps de saisir, de posséder profondément le sens et l’esprit des décrets, des institutions sur lesquelles notre avenir est fondé. Ce n’est point la méchanceté, c’est l’ignorance qui fait pécher le plus grand nombre. Les méchants ne sont jamais puissants que par l’ignorance de ceux qui les écoutent. Dans plusieurs endroits de la France, des magistrats, des pasteurs vraiment dignes de ce beau titre, se consacrent à expliquer à la classe la moins instruite les décrets de l’Assemblée nationale, à leur en montrer le but, à les lette traduire dans leur langage rustique, à leur en faciliter l’exécution. Dans ces cantons tout est paisible : ces hommes n’ont point ambitionné de s’élever sur un grand théâtre, et d’attirer sur eux tous les regards ; mais ils auront rendu à la vérité, à la constitution, au bonheur public, plus de services que plusieurs dont les noms sont vantés. Puisse leur exemple être fécond ! puisse-t-il réveiller par toute la France beaucoup de citoyens aussi respectables qui prennent sur eux un si noble, un si patriotique emploi qu’ils instruisent le peuple, qu’ils lui montrent son bonheur, sa liberté dans ses devoirs ; qu’ils lui rendent palpable et facile ce qu’il doit faire, et les moyens de le faire ; qu’ils le conduisent par la main dans les routes nouvelles qui lui sont tracées ; et bientôt, connaissant tous bien nos vrais intérêts, nous serons dociles et obéissants à la loi ; bientôt les principes du bonheur public ne seront plus une espèce de doctrine secrète entre les sages ; bientôt, dans toutes les classes, tous les citoyens sauront ce que tous doivent savoir : Qu’il ne peut y avoir de société heureuse et libre sans gouvernement, sans ordre public ; Qu’il ne peut y avoir de fortune privée, si le revenu public, c’est-à-dire, si la. fortune publique n’est pas assurée ;

Que la fortune publique ne saurait être assurée sans ordre public ;

Que si dans les États despotiques on appelle ordre public l’obéissance aveugle aux caprices des despotes, sons une constitution libre et fondée sur la souveraineté nationale, l’ordre public est l’unique sauve-garde des biens et des personnes, l’unique soutien de la constitution ; Qu’il n’est point de constitution, si tous les citoyens, affranchis de toute espèce de joug illégitime, ne sont unis de cœur à porter le joug de la loi, toujours léger quand tons le portent également ; Que toute nation estimable se respecte elle-même ; Que toute nation qui se respecte, respecte ses lois et ses magistrats choisis par elle ;

Qu’il n’est point de liberté sans loi ; Qu’il n’est point de loi, si une partie de la société, fût- ce la partie la plus nombreuse, pouvait attaquer par violence et essayer de renverser l’ancienne volonté générale, qui a fait la loi, sans attendre les époques et observer les formes indiquées par la constitution ; Que, comme M. de Condorcet l’a très-bien développé dans un écrit publié depuis peu de jours, lorsque la constitution donne un moyen légal de réformer une loi que j l’expérience a montrée fautive, l’insurrection contre une loi est le plus grand crime dont un citoyen puisse être coupable ; par ce crime il dissout la société autant qu’il est en lui : c’est là le vrai crime de lèse-nation ; Qu’il n’est point de liberté, si tous n’obéissent point à la loi, et si aucun est contraint d’obéir à autre chose qu’à la loi et aux agents de la loi ;

Que nul ne doit être arrêté, recherché, interrogé, jugé, puni que d’après la loi, conformément à la loi et par les officiers de la loi ;

Que la loi ne peut s’appliquer qu’aux actions, et que les inquisitions sur les opinions et les pensées ne sont pas moins attentatoires à la liberté lorsqu’elles s’exercent au nom de la nation, que lorsqu’elles s’exercent au nom des tyrans.

Quand nous serons tous bien imbus de ces vérités éternelles, et devenues triviales parmi tous les hommes qui pensent, il nous sera facile de conclure que tous ceux qui nous inculquent sans relâche ces préceptes, source de tout bien, sont nos amis et nos frères ; que les autres, par leurs discours emphatiques, ne peuvent que nous tromper et nous nuire ; et nous commencerons à avoir des yeux pour regarder et pour voir, et nous commencerons à soupçonner d’où peuvent naître les maux qui nous affila gent tous ; et l’artisan, le marchand, l’ouvrier, tous ceux qui vivent des détails de commerce, s’ils ne travaillent plus, si le ur négoce languit, si leur industrie est contrainte de dormir, jugeront s’ils ne doivent pas s’en prendre aux fureurs, aux menaces, aux violences, qui, tenant éloignés de la France ou du grand jour grand nombre d’hommes opulents, dont les besoins et le luxe les aidaient à vivre, ont presque tari ces canaux de la prospérité privée. Et nos villes et nos campagnes commenceront à deviner à qui elles doivent attribuer, au moins en partie ces révoltes de régiments parjures, et ces assassinats, ces incendies, ces brigandages si fréquents, qui souillent d’horribles, d’ineffaçables taches, une révolution. qui n’aurait dû inspirer aux peuples étrangers et à la postérité que l’émulation et l’estime ; et nous tous, enfin, nous tous citoyens français, nous commencerons à entrevoir combien nous sommes redevables à ces prétendus patriotes, qui n’épargnent rien pOur enraciner à jamais dans nos cœurs les haines, les vengeances et les discordes civiles.

Que si ensuite, essayant de pénétrer plus avant, nous examinons quels peuvent être leurs motifs à nous égarer ainsi, nous trouverons que puisqu’ils se sont séparés de l’intérêt publie, leur sacrilège intérêt particulier les y excite fortement ; car un instinct qui ne les trompe pas, leur dit que dans le calme et la paix, le mérite, les talents, la vertu étant pesés dans une balance sévère, il n’est que la bruyante faveur populaire qui puisse les élever à ces succès lucratifs et rapides qui préviennent cet examen. Il leur importe donc de faire naître, d’agiter, d’aigrir toutes les passions populaires qui éloignent la paix. Il leur importe d’aller au-devant des désirs de la multitude, de la flatter, de la caresser aux dépens de qui il appartiendra ; de remplir ses oreilles de leur nom, et de gagner ainsi un puissant, quoique peu durable avantage sur ces citoyens incorruptibles, qui, moins jaloux des applaudissements du peuple que de ceux de leur conscience, osent le braver pour lui être utile ; l’abandonnent dès qu’il abandonne la justice ; préfèrent sa reconnaissance à venir à sa faveur du moment, et savent enfin dédaigner la popularité pour mériter l’estime publique, quand la popularité, et l’estime publique ne sont pas la même chose.

Nous demeurerons bien convaincus dès -lors, qu’il n’est rien sur la terre de plus coupable que ces hommes qui fatiguent ainsi l’esprit public, qui le font flotter d’opinions vagues en opinions vagues ; d’excès en excès, sans lui donner le temps de s’affermir et de s’asseoir sur des principes stables et éternels ; qui usent et épuisent l’enthousiasme national contre des fantômes, au point qu’il n’aura peut-être plus de force s’il se présente un véritable combat : et que si nous sommes assez insensés pour nous livrer à leur conduite, nous courons l’infaillible danger de tomber dans une anarchie interminable, destructrice certaine de notre constitution naissante, de notre liberté, de notre patrie. Aussi, tous ceux qui, follement ou odieusement attachés à l’ancien régime, n’ont pas honte de le regretter ; tous ceux qui s’efforcent d’avilir l’Assemblée nationale, dont ils ont l’honneur d’être membres, par des oppositions déraisonnables soutenues de scandaleuses folies ; tous ceux, enfin, qui ne veulent ni liberté, ni constitution, ni patrie, ne fondent-ils plus aucun espoir que sur les extravagantes fureurs de ces hommes-là. Ils redoutent, ils haÏssent mortellement tous ces citoyens probes et sages qui, par un patriotisme mêlé de cette fermeté inflexible dans les choses et de cette modération dans les moyens qui composent la vraie équité, veulent élever la France à une prospérité inébranlable. Ils ont raison. de haÏr et de craindre ces derniers’, car ce sont leurs vrais ennemis, et par conséquent nos vrais amis ; mais pour les autres, ils ont tout à en attendre : ce sont donc leurs vrais amis, leurs amis réels, et par conséquent nos vrais ennemis : et, quelle que soit la différence de langage de ces deux partis, puisqu’ils tendent au même but, puisque le succès de l’un amènerait infailliblement ce que l’autre désire, il est 4 palpable qu’ils ne doivent être à nos yeux qu’un seul et même parti.

Ainsi, nous connaîtrons qui nous devons écouter, qui nous devons craindre ; ainsi, nous saurons à quels hommes nous devons les maux passés et présents : et nous les punirons, non point par ces soulèvements tumultueux et cruels, par ces persécutions acharnées, qui montreraient que nous ne serions pas encore tout-à-fait sortis de leur école, mais par un repentir notoire de toutes lès violences, de toutes les imprudences qu’ils nous ont déjà fait commettre, par un désir efficace de les réparer ; et pour eux, par une défiance éternelle et un intarissable mépris. Nous avons été conduits à ces conclusions par un enchaînement simple de principes et de conséquences. Si j’en ai interverti l’ordre naturel, si j’y ai mêlé de faux raisonnements et des sophismes, que sans emportement,

sans injure, quelqu’un prenne la plume et me réfute ; mas jusque-là, qu’il nie soit permis d’attester hautement les bons esprits de tous les temps et de tous les pays éclairés, et de les sommer de me dire si ce n’est point là la doctrine qu’ils professent tous ; si dans ce cercle ne sont point renfermés tous les devoirs de l’homme citoyen ; s’il est d’autre avis que l’on doive donner aux hommes pour qu’ils soient libres et justes ; s’il est d’autres notions dont les amis du peuple français doivent remplir ses oreilles, son cœur, sa pensée, sa mémoire, pour établir sa félicité sur des principes solides et immuables. Et plût au ciel que tous les vrais citoyens, tous les vrais patriotes, tous les vrais Français, épouvantés des hasards qui nous menacent, stimulés par une crainte réellement fondée, se tinssent tous par la main, et fissent tous ensemble, je dirais presqu’un vertueux complot, une conspiration patriotique pour répandre cette doctrine salutaire et dissoudre cette redoutable ligue des ennemis de la paix, de l’ordre, du bonheur public ! Qu’ils tinssent les yeux ouverts sur toutes ses démarches ; qu’aucun de ses mouvements ne leur échappât ; et que, non contents de l’emporter par la droiture des intentions ou par celle du jugement, ils apprissent encore â lutter de force et d’adresse contre ces dangereux adversaires.

Mais il est bien vrai que, dans les combats de cette espèce, les hommes qui, sous un masque imposant de rigidité patriotique, ne veulent qu’asservir les suffrages, maîtriser les jugements et égarer les opinions de leurs contemporains, ont et doivent naturellement avoir beaucoup plus d’activité, de vigilance, de rapidité dans les résolutions, que les vrais citoyens, qui ne veulent que maintenir leurs droits et les droits de tous, et qui ne veulent point faire de la chose publique leur chose privée. En effet, les premiers, ne voyant rien que le but de leur ambition, ne ménagent rien pour y parvenir ; toute arme, tout moyen leur est bon, pourvu que les obstacles soient levés. Ils savent d’ailleurs qu’ils n’ont qu’un moment, et que, s’ils laissent aux humeurs populaires le temps de s’apaiser, ils sont perdus. Ainsi, tout yeux, tout oreilles, hardis, entreprenants, avertis à temps, préparés à tout, ils pressent, ils reculent, ils s’élancent à propos, ils se tiennent, ils se partagent ; leur doctrine est versatile, parce qu’il faut suivre les circonstances, et qu’avec un peu d’effronterie les mêmes mots s’adaptent facilement à des choses diverses ; ils saisissent l’occasion, ils la font naître, et finissent quelquefois par être vainqueurs : quittes ensuite, lorsque l’effervescence est calmée, mais que le mal est fait, à retomber dans un précipice aussi profond que leur élévation avait été effrayante et rapide. Tandis que souvent les fidèles sectateurs de la vérité et de la vertu, craignant de les compromettre elles- mêmes par tout ce qui pourrait ressembler à des moyens indignes d’elles ; ennemis de tout ce qui peut avoir l’air de violence, se reposant sur la bonté de leur cause, espérant trop des hommes, parce qu’ils savent que tôt ou tard ils reviennent à la raison ; espérant trop du temps, parce qu’ils savent que tôt ou tard il leur fait justice ; perdent les moments favorables, laissent dégénérer leur prudence en timidité, se découragent, composent avec l’avenir et enveloppés de leur conscience, finissent par s’endormir dans une bonne volonté immobile et dans une sorte d’innocence léthargique.

De plus, il ne faut point, avant de finir, omettre une réflexion d’une haute importance, et qui mérite d’être mûrement considérée par tous ceux qui veulent sincèrement le bien : c’est que les orateurs qui excitent les hommes à ces méfiances indistinctes, à cette fermentation vague et orageuse, à cette insubordination funeste et outrageante, ont un bien grand avantage sur ceux qui les rappellent à la modération, à la fraternité, à l’examen tranquille et impartial des accusations, à l’obéis. sauce légitime ; en ce qu’ils trouvent dans le cœur humain et dans la nature des choses de bien plus puissants mobiles de persuasion. Les uns aigrissent nos soupçons contre les hommes éminents, et le peuple est naturellement soupçonneux contre tous ceux que lui-même a élevés au-dessus de lui ; ils nous alarment toujours sur de nouveaux périls, et le peuple a besoin de s’alarmer ; ils nous excitent à, faire usage et montre de nos forces et de notre pouvoir, et c’est ce que les hommes aiment le mieux : tandis que les autres ne peuvent nous rassurer qu’en nous invitant à des discussions que le plus grand nombre ne peut pas faire ; qu’ils ne peuvent nous faire sentir la nécessité de modérer nous-mêmes l’usage de nos forces, qu’en nous présentant des considérations morales, bien faibles contre ce que nous regardons comme notre intérêt pressant. Ainsi, les uns n’ont besoin que de tout confondre dans leurs discours, de nous frapper les yeux par des chimères colossales, de transporter sur des classes entières de citoyens les crimes de quelques individus, de revêtir leurs tableaux de couleurs fortes et pathétiques, si faciles à trouver lorsqu’on ne respecte rien, et de nous assourdir en plaçant à grands cris et à tout propos les noms des choses les plus sacrées, pour nous entraîner ; nous égarer et nous rendre fous et injustes : au lieu que les autres ont besoin, pour nous calmer et nous rendre justes et sages, d’employer des divisions, des distinctions d’idées qui échappent à l’attention vulgaire, et des raisonnements compliqués qui ont besoin, pour être sentis, de ce sang froid équitable que la multitude n’a pas, et non de ces passions irritables qu’elle a toujours. Ainsi, par notre nature, nous allons au-devant des uns, nous évitons les antres : les uns, en nous guidant ou nous voulons aller, sont écoutés avec amour ; tandis que les autres, nous retenant malgré nous, sont écoutés souvent avec estime, mais toujours avec répugnance : les uns,- enfin, nous montrent la douceur de vivre sans frein ; les autres nous présentent sans cesse le frein sévère de la raison, frein que nous recevons quelquefois, mais que nous mordons toujours. Ainsi, pour ouvrir l’oreille à la paisible vérité et repousser le turbulent mensonge, nous sommes contraints de lutter contre nous-mêmes, et de nous défier de ce qui nous plaît, opération toujours difficile qui suppose déjà un certain degré de sagesse : et c’est là ce qui explique, en tout pays, le pouvoir effrayant des délateurs dont les histoires antiques modernes offrent tant de sanglants témoignages ; et c’est là aussi ce qui explique parmi nous le prodigieux succès des perfides ou des fanatiques excitateurs de troubles, quoiqu’ils n’aient sur leurs adversaires ni l’avantage de la vérité, ni certes celui des lumières et des talents. Et qu’on ne m’objecte pas que je les ai tous confondus ensemble, sans distinguer mes accusations contre chacun d’eux ; car c’est collectivement et en masse qu’ils sont redoutables, séparément ils n’existent pas.

J’ai, ce me semble, établi sur des notions assez claires, et fait reconnaître à des signes assez évidents, quels sont les vrais amis et les vrais ennemis du peuple ; j’ai aussi suffisamment démontré combien il importe de les bien connaître et de ne pas s’y tromper. Puissé-je n’avoir point nui à l’intérêt du sujet ; et puisse ce travail, qui au moins par son objet n’est pas inutile à la chose publique, trouver un grand nombre de lecteurs ! S’il peut seulement aider quelque citoyen honnête, mais aveugle et imprudent, à ouvrir les yeux sur les dangers qui nous environnent tous ; s’il peut enhardir quelque citoyen honnête et éclairé, mais tiède et timide, a se déclarer ouvertement en faveur de l’ordre public, de la vraie liberté, du vrai patriotisme, contre la fausse liberté, le faux patriotisme, l’enthousiasme théâtral et factice, je ne croirai pas avoir perdit ma peine. J’espère, je l’avouerai, que mon ouvrage pourra produire cet effet. J’avais résolu, dans le commencement, de ne point essayer de sortir de mon obscurité dans les conjonctures présentes, de ne point faire entendre ma voix inconnue au milieu de cette confusion de voix publique et de cris particuliers, et d’attendre en silence la fin de l’ouvrage de nos législateurs, sans aller grossir la foule de ces écrivains morts-nés que notre révolution a fait éclore. J’ai pensé depuis que le sacrifice de cet amour-propre pouvait être utile, et que chaque citoyen devait se regarder comme obligé à cette espèce de contribution patriotique de ses idées et de ses vues pour le bien commun. J’ai, de plus, goûté quelque joie à mériter l’estime des gens de bien, en m’offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j’ai démasqués.

J’ai cru servir la liberté, en la vengeant de leurs louanges ; si, comme je l’espère encore, ils succombent sous le poids de la raison, il sera honorable d’avoir, ne fut-ce qu’un peu, contribué à leur chute ; s’ils triomphent, ce sont gens par qui il vaut mieux être pendu que regardé comme ami. Je n’ai pas eu la prétention de dire des choses bien neuves et d’ouvrir des routes profondes et inconnues ; et, tout en avouant qu’une pareille tâche eût été fort au- dessus de moi, je ne laisserai pas d’ajouter que rien n’eût été plus inutile. Heureusement, les principes fondamentaux du bonheur social sont aujourd’hui bien connus et familiers à tous les hommes de bien qui ont cultivé leur esprit ; il ne s’agit que de les propager, de les disséminer, de les faire germer dans cette classe très-nombreuse qui renferme quantité de citoyens vertueux et honnêtes, mais à qui la pauvreté et une vie toute employée aux travaux du corps, n’ont pas permis de perfectionner leur entendement par ces longues réflexions, par cet apprentissage de la raison, par cette éducation de l’esprit qui seule enseigne aux hommes à rappeler à des principes certains et simples toutes les actions de la vie humaine, Voilà à quel défaut il s’agit de suppléer en eux. Il ne s’agit que de leur faire comprendre, voir, toucher, qu’il n’est, je le répète, comme il faut le leur répéter, qu’il n’est point de bonheur, de bien-être, de contentement sur la terre, sans l’amour de l’ordre et de la justice, sans l’obéissance aux lois, sans le respect pour les propriétés et pour tous les droits d’autrui ; que le salut public, la prospérité nationale et particulière n’est que là. Et si, pour cet effet, tous les citoyens sages et vertueux s’associaient en une ligue active et vigilante ; si, sans se piquer de dire des vérités neuves, ils se bornaient à manifester hautement, en toute occasion, les sentiments qui leur sont communs à tous ; s’ils les prêchaient en tous lieux, s’ils réunissaient leurs voix à élever une forte clameur publique en faveur de la justice, du bon sens et de la raison, la justice, le bon sens, la raison triompheraient toujours, et les cris des sots et des méchants seraient toujours étouffés. Tels sont les motifs qui ont donné naissance à cet écrit, pour lequel je ne demande point d’indulgence ; les principes dont il est rempli n’en ont pas besoin : et quant au style, il me suffît qu’an le trouve clair et simple.

Post-Scriptum. - Cet écrit était déjà livré à l’imprimeur lorsque des adresses de différentes garnisons et une lettre du ministre de la guerre ont annoncé que les régiments égarés étaient d’eux-mêmes rentrés dans le devoir et que le bon ordre se rétablissait dans l’armée. Si cette espérance se réalise, tous les gens de biens béniront l’honorable repentir et le juste soumission de ces troupes, qui ont senti combien leur faute était grave et pouvait être funeste. Puisse ce retour être général et durable !