Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XXI

Librairie Hachette et Cie (1p. 287-294).

XXI

De l’amie que Corcoran donna au sage brahmine
Lakmana, et des devoirs de l’amitié.


Car tout n’était pas fini. La plupart des zémindars n’avaient subi qu’avec peine leur nouveau maître. Plusieurs d’entre eux avaient aspiré à la main de Sita et à l’héritage d’Holkar. Tous auraient désiré demeurer indépendants, chacun dans sa province et perpétuer leur tyrannie comme au bon temps de l’ancien roi. Cependant aucun n’osa prendre les armes contre Corcoran. On le craignait et on le respectait. Beaucoup de gens du peuple le prenaient, comme l’avait dit Sougriva, pour la onzième incarnation de Wichnou ; et Louison dont les fortes griffes avaient accompli des exploits si merveilleux passait pour la terrible Kali, déesse de la guerre et du carnage, dont nul ne peut soutenir les regards. On se prosternait sur son passage les mains réunies en coupe dans les rues de Bhagavapour et on lui rendait des honneurs presque divins.

Un seul homme crut le moment favorable pour s’emparer du trône et faire périr Corcoran par trahison.

C’était un des principaux zémindars mahrattes, brahmine de haute naissance, nommé Lakmana, qui croyait descendre du frère cadet de Rama et avoir des droits à l’empire d’Holkar. Du vivant même de ce dernier il avait plusieurs fois essayé de se rendre indépendant et de nouer des intrigues avec le colonel Barclay ; mais après la défaite des Anglais il fut le premier à s’empresser auprès de Corcoran-Sahib, à se prosterner devant lui et à protester de son dévouement.

Au fond, il n’attendait qu’une occasion favorable pour démasquer sa trahison et soulever le peuple. Il réunissait dans sa maison tous les mécontents ; il se plaignait qu’on eût violé la loi sacrée de Brahma en donnant la couronne d’Holkar à un aventurier d’Europe ; il prêchait le retour aux anciennes mœurs ; il accusait Corcoran de porter des bottes faites de cuir de vache (ce qui était vrai d’ailleurs et passait pour un sacrilège horrible aux yeux des Mahrattes) ; enfin il armait ses forteresses, garnissait leurs remparts d’artillerie, et faisait de tous côtés des provisions de poudre et de boulets.

Sougriva s’en aperçut et voulait qu’on lui coupât la tête avant qu’il eût le temps de devenir dangereux ; mais Corcoran s’y refusa.

« Seigneur, dit le fidèle brahmine, ce n’est pas ainsi qu’en agissait votre glorieux prédécesseur Holkar. Au moindre soupçon, il aurait fait donner cent coups de bâton sur la plante des pieds de ce traître.

— Mon ami, dit le Breton, Holkar avait sa méthode, qui ne l’a pas empêché, comme tu vois, d’être trahi et de périr. Moi, j’ai la mienne, c’est à Brahma de prévenir les crimes ; il est sûr de son fait ; il ne risque pas de condamner un innocent ; mais les hommes ne doivent punir le crime qu’après qu’il est commis. Sans cette précaution, on s’exposerait à des méprises abominables et à des remords affreux.

— Au moins faudrait-il surveiller ce Lakmana.

— Qui ? Moi ! J’irais créer une police, prendre à mon service les plus infâmes coquins de tout le pays, m’inquiéter de mille détails, toujours craindre la trahison ! Je ferais épier et suivre cet homme qui peut-être ne pense à rien ! J’empoisonnerais ma vie de défiance et de soupçons !

— Mais, seigneur, dit Sita qui était présente, songez qu’à tout moment Lakmana peut vous assassiner. Tenez-vous sur vos gardes, et si ce n’est pour vous, cher seigneur, dont les yeux ont la couleur et la beauté du lotus bleu, que ce soit du moins pour moi, qui vous préfère à toute la nature, au ciel même et aux palais resplendissants du sublime Indra, père des dieux et des hommes. »

En parlant ainsi, les yeux mouillés de larmes, elle se jeta dans les bras de Corcoran. Il la serra tendrement sur son cœur, la regarda un instant et dit :

« Tu le veux, ma Sita, douce et charmante créature à qui je ne peux rien refuser, tu le veux ! Vous le voulez tous deux ! Eh bien, j’y consens, et je vais mettre ce terrible Lakmana sous une surveillance telle qu’il maudira à jamais le jour où il forma le dessein de m’ôter ma couronne… Louison ! Ici, Louison !… »

La tigresse s’approcha d’un air caressant et vint frotter doucement sa belle tête sur les genoux de Corcoran. Ses yeux épiaient avec attention les yeux de son ami et cherchaient à deviner sa pensée.

« Louison, ma chérie, dit-il, fais bien attention à ce que je vais te dire. J’ai besoin de toute ton intelligence. »

La tigresse agita sa queue puissante et redoubla d’attention.

« Il y a dans Bhagavapour, continua le Breton, un homme que je soupçonne de mauvais desseins. S’il est ce que je crois, c’est-à-dire s’il médite quelque trahison, je te charge de m’avertir. »

Louison tourna successivement son mufle rose garni de fortes moustaches vers les quatre points cardinaux, cherchant sans doute où était le traître et offrant d’en faire justice.

« Pour que tu ne te trompes pas, je vais le faire appeler… Sougriva, va le chercher toi-même et amène-le ici de gré ou de force. »

Sougriva se hâta de porter ce message, et reparut bientôt après, suivi du séditieux brahmine. Celui-ci était un homme de taille moyenne ; ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites étaient pleins de flamme et de haine contenue ; ses pommettes saillantes et ses oreilles écartées à la manière des Tartares et de tous les grands carnassiers annonçaient l’instinct de la ruse et de la destruction.

Il ne parut pas surpris de l’appel de Corcoran, et, dès les premiers mots, il jura qu’il avait toujours regardé celui-ci comme son vrai maître et seigneur. Il répondit au témoignage accusateur de Sougriva par des serments de fidélité qui ne persuadèrent pas le Breton. Sa défiance redoubla lorsque Sougriva qui avait fait secrètement main-basse sur les papiers du brahmine montra tout d’un coup, par un coup da théâtre inattendu, les preuves d’une conspiration qui se tramait dans l’ombre et dont Lakmana était le chef véritable. Il s’agissait d’assassiner Corcoran à la prochaine fête de la déesse Kaly.

Le brahmine demeura stupéfait. Toutes ses menées étaient découvertes. Il était sans défense aux mains de son ennemi, et il n’attendit plus que la mort ; mais c’était bien mal connaître la générosité du Breton.

« Je pourrais te faire pendre, dit Corcoran, mais je te méprise et je te laisse la vie. D’ailleurs, quelque coupable que tu sois, tu n’as pas eu le temps ou le pouvoir d’exécuter le crime ; c’est assez pour que je t’épargne. Je ne te ferai même aucun mal. Je ne te prendrai ni ton palais, ni tes roupies, ni tes canons, ni tes esclaves. Je ne t’enfermerai pas, je ne te mettrai pas hors d’état de nuire ; tu pourras courir, conspirer, crier, maudire, calomnier, insulter ; c’est ton droit ; mais si tu prends les armes contre moi, si tu cherches à m’assassiner, tu es un homme mort. Je te donne dès aujourd’hui un ami qui ne te quittera jamais et qui m’avertira de tous tes projets. Il est discret, car il est muet. Il est incorruptible, car il a des mœurs frugales, et, excepté le sucre, il n’aime rien de ce qui séduit les autres hommes. Quant à l’effrayer, c’est impossible. Son courage et son dévouement sont au-dessus de tout… En deux mots, c’est Louison. »

À ces mots, Lakmana devint pâle de terreur et trembla de tous ses membres.

« Seigneur Corcoran, dit-il, ayez pitié de moi. Je… — Ne crains rien, dit le Breton, si tu m’es fidèle, Louison sera ton amie. Si tu conspires, elle, qui sait tout, l’apprendra bientôt et me le dira, ou mieux encore, d’un coup de griffe, elle mettra fin à la conspiration et au conspirateur… Louison, ma belle, donne à Sougriva une preuve de ta sagacité. Quelle est la perle de ce monde sublunaire ? »

Louison se coucha aux pieds de Sita en la contemplant avec tendresse.

« Très-bien, reprit Corcoran. Et maintenant, regarde ce brahmine. Est-ce un homme à qui l’on peut se fier, oui ou non ? »

La tigresse s’approcha lentement du brahmine, le flaira d’un air de mépris et regarda Corcoran avec des yeux dont l’expression n’était pas douteuse.

« Tu vois, Sougriva, dit le Breton, elle me fait signe qu’elle a senti une odeur de coquin, et qu’elle a des nausées… Louison, ma chérie, voilà votre homme ; vous le suivrez, vous l’escorterez, vous l’observerez, et, s’il trahit, vous l’étranglerez. »

À ces mots, il congédia le brahmine qui sortit tout effrayé du palais. Derrière lui, marchait Louison avec une gravité admirable. On voyait qu’elle était chargée de veiller au salut de l’État.