Avec les évacués 4-12 avril 1915

Avec les évacués 4-12 avril 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 544-568).
UNE SEMAINE
AVEC LES ÉVACUÉS
4-12 AVRIL 1915

Schaffouse, 2 heures 40. — Il tombe une pluie froide, et le ciel est sombre. Le train qui nous amène passe devant la chute du grand fleuve, qui semble, sous ces nuages, une inquiétante avalanche.

A la gare. Le train des évacués, venant d’Allemagne, doit arrivera trois heures et demie. Un peu de retard. Nous battons la semelle. Des jeunes filles, des dames, un brassard de la Croix-Rouge de Genève au bras, attendent près de nous. Des militaires, — on sait que la Suisse est mobilisée, — sont là pour assurer le service d’ordre. Ils paraissent graves : ils savent déjà ce qu’ils vont voir.

Depuis le 16 mars, deux convois de prisonniers civils, évacués des provinces envahies, arrivent journellement en France par la Suisse. Chacun comprend cinq cents personnes au moins. On me dit que l’Allemagne en voudrait renvoyer davantage, jusqu’à trois et quatre mille par jour, mais que la Suisse, pour des raisons fort sérieuses, se refuse à des passages trop nombreux.

Actuellement, les trains venant d’Allemagne s’arrêtent l’un à Schaffouse, l’autre à Zurich, à leur entrée en Suisse. J’en vais pouvoir juger de visu.

Voici le convoi, le train approche, il s’arrête. Aux fenêtres, des têtes d’enfant, et déjà des portières descendent des femmes. Elles sont nu-tête, les vêtemens sont pauvres et fanés, apparence d’indigentes. Puis des enfans, de tous âges ; des vieillards, des infirmés, — un homme avec deux jambes de bois sort péniblement d’un wagon. Toute une foule, il y a généralement cinq cents personnes par convoi, depuis le 16 mars, sans compter les tout petits qui ne marchent pas. Celui-ci annonce 520 évacués.

Le défilé lamentable commence, sur ce quai de gare, et ces gens ont froid. Leurs yeux cherchent, on sent qu’ils ne savent où ils se trouvent. Et devant cette foule anonyme, qui apparaît ainsi dépouillée de toute personnalité, le cœur se serre, les yeux se voilent. On voudrait leur parler, on est pris à la gorge par une impression violente qui paralyse. Il faut se détourner un instant. Où donc existe, dans ma mémoire, un pareil saisissement ? Comme un coup de poignard, le souvenir se replace : les inondés de 1910 ! Et en même temps, malgré moi, une pensée se déclenche : les Allemands ont atteint l’extrême, dans leur recherche de l’horrible. Ce peuple s’est égalé a un cataclysme de la nature.

Mais le temps n’est pas aux mots, il faut agir. Les dames du Comité suisse agissent, plus braves que moi. Je les suis.

Autour des malheureux, elles s’empressent. Au point d’interrogation, posé par les yeux douloureux, elles répondent, dans un français accentué de germain, qui se fait enfantin pour entrer dans ces cœurs. Elles soutiennent les vieux, elles portent les bébés, elles reposent les infirmes. Jusqu’à 10 h. 1/2 du soir, heure où le convoi repartira, vers la France, elles ne les quitteront plus.

Les soldats suisses, peu sévères, quoique fidèles aux consignes données, s’empressent autour des évacués. Par petites escouades, trente à cinquante à la fois, ils vont les faire sortir de la gare, les conduire dans la ville où des restaurans les attendent, pour les réconforter par un goûter chaud. Dans un de ces postes, nous entrons à leur suite. Et nous causons, pendant que des jeunes filles servent le café au lait.

Autour d’une table, une famille s’assied, mère et cinq enfans. Ils sont las, avec de pauvres mines pâles. Je fais compliment à la mère sur ses petits, elle me répond, calme et d’une voix basse : « J’en avais une de plus, elle avait neuf ans, elle a été tuée par un obus, l’autre jour. » Et tout à coup il y a une détresse dans ses yeux, un infini de douleur.

A une famille voisine, je demande : « D’où venez-vous ? — J’habitais le village de X…, dans le Pas-de-Calais, entre Arras et Béthune ; un matin, on nous a fait venir à la mairie, à six heures, sans nous dire pourquoi ; nous avons tout laissé pour y aller, je faisais le café, on est parti avec les enfans sans l’avoir pris, et puis, à la mairie, on a attendu deux heures sans pouvoir s’en aller. Alors « ils » ont fait un appel nominal, et puis ils nous ont fait partir sans nous laisser rentrer chez nous pour emporter quelque chose ; on est parti comme ça, comme on est. »

J’interroge d’autres femmes, toutes me répondent de même. Après le départ précipité de leur village, les familles évacuées ont passé la frontière et sont arrivées à P…, en Belgique. Là, elles ont logé chez l’habitant, les unes dans des milieux aisés, couchant dans des lits, mangeant à leur faim, d’autres moins bien partagées, n’ayant que la paille d’une grange pour dormir. La nourriture n’était d’ailleurs pas mauvaise, le pain assez blanc, grâce au Comité américain[1] qui ravitaille les provinces belges occupées par l’ennemi, « mais les soldats allemands qui étaient là n’avaient que du pain noir. » On me montre ce pain. C’est le pain K, très noir en effet et peu tentant.

Des gens de Douai et de Valenciennes qui font partie de ce convoi me disent qu’ils ont été évacués comme « bouches inutiles, » « que le pain manquait et que les pommes de terre étaient très chères. »

Du pain, noir et mauvais au goût, était vendu à Douai 1 fr.10 les trois livres. On n’avait plus droit qu’à 130 grammes par jour et par personne.

Après trois semaines en Belgique, les évacués d’aujourd’hui ont été entassés dans des trains, et ils crurent qu’on allait les envoyer en Allemagne. Ils n’ont fait qu’y passer. Après trois jours et trois nuits, les voici, mais dans quel état de fatigue et de désarroi !

Un peu réchauffés par le bon café au lait, les hommes commencent à parler. Ils me questionnent : « Et la guerre ? Est-ce que ça va ? C’est vrai que les zeppelins sont venus à Paris ?

— Vous comprenez, on ne voulait pas croire ce qu’ « ils » nous disaient ! »

Mais il faut cesser les conversations et se rendre au vestiaire, où nous attend la présidente du Comité de Secours, Mme S…

Ce vestiaire est organisé dans un grand local à plusieurs étages. Au rez-de-chaussée, on cloue des caisses : des chemises d’hommes y sont empilées, destinées à des camps de prisonniers de guerre, que le Comité français de Berne s’est chargé de pour voir. Cet envoi est prélevé sur les wagons de sous-vêtemens envoyés de France.

Au premier étage, magasin d’effets destinés aux évacués. Les dames de Schaffouse et même les pauvres gens du pays, contribuent à le garnir et à le renouveler. Des dons considérables viennent de France : l’œuvre du « Vêtement du prisonnier de guerre » envoie régulièrement chaque semaine le contenu d’un ou deux wagons aux comités suisses. Et ce n’est pas trop pour répondre aux besoins, me disent les dames qui m’entourent.

Au troisième étage, lieu de distribution. De longues tables, numérotées de un à dix, portent des vêtemens classés par sexe et par âge. Deux dames se placent à chaque table, et les soldats font défiler les pauvres gens qui ont été dépossédés de tous leurs biens.

On voit, dans cette grande salle, des spectacles touchans. La reconnaissance s’exprime devant des dons faits d’un cœur large. Mais j’entends ce mot, comme à la cantonade ; « On avait tout ça, chez nous ! » Il y a là, pour la majorité, des familles de paysans qui n’avaient pas connu, avant la guerre, la nécessité de demander. On pourrait dire ici, de recevoir sans demander, car certains font preuve d’une discrétion extrême. Les dames du Comité mettent chacun à son aise : « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Choisissez vous-même ! » Les femmes, pour la plupart, ne s’en font pas faute, surtout quand il s’agit des enfans. D’autres sont gênées, hésitent. Les vieux hommes, pauvres déracinés, semblent incapables de dire ce dont ils ont besoin. Et cependant, personne, parmi ce troupeau exilé, n’a de colis avec soi. Dans un train de cinq cents, on a pesé, par curiosité, jusqu’à soixante-dix kilogrammes de bagages. Pas même cent cinquante grammes par tête.

Je me place dans un coin, et j’observe, car il y a encombrement et on n’a pas besoin de mes services. A chaque femme on donne « ne chemise, un tricot, des bas, un corsage, souvent une jupe. Les enfans reçoivent aussi tout un petit trousseau. Pendant ce temps, des bonnes volontés s’empressent. Un soldat porte un bébé, si tendrement ! L’enfant un peu inquiet, il le berce, gauche, il retrousse sans le savoir la petite robe, et la chair dodue est à découvert. Mais le visage est heureux, le bébé rit à présent. Quel bon père de famille, ce jeune soldat !

Je remercie avec émotion Mme S…, la présidente du Comité, de tout ce qu’elle et ses amies ont fait ici pour nos Français. Elle me répond, et ses yeux se remplissent de larmes : « Oh ! ne nous remerciez pas ! Quand on les a vus, on ne pourrait pas faire autrement… »

Le défilé continue, et la distribution généreuse. De nouveau, par petits groupes, les soldats vont emmener les réfugiés et, cette fois, malgré la pluie intermittente, montrer à qui le désire les beautés de Schaffouse. Nous allons, pendant ce temps, jusqu’au « Katholisches Heim, » où toute une partie du convoi est venue se restaurer. Là, une installation perfectionnée va permettre de donner des bains aux enfans. Les petits sont déshabillés par des jeunes filles, lavés, puis rendus à leurs mères, avec une layette complète.

Après ce repos si salutaire, les huit établissemens chargés de fournir les repas reçoivent de nouveau leur contingent, et un bon diner est servi.

Pendant ces heures si bien remplies, les infirmes, les malades, — il s’en rencontre plusieurs chaque jour, — sont retenus et soignés à l’infirmerie qui se trouve dans la gare. Des lits sont préparés, un médecin donne les avis et soins nécessaires, des jeunes femmes viennent aider. Puis elles se mettent à la disposition des évacués pour envoyer à leurs familles, s’ils en savent l’adresse, cartes ou dépêches annonçant leur arrivée prochaine en France : quelles émotions, à prévoir le retour ! quelles effusions de gratitude pour celles qui leur rendent plus proche cette joie ! Qu’on se figure la longueur des jours, des semaines, des mois vécus au milieu des troupes ennemies, des « casques à pointe » détestés, sans nouvelles de ceux qui se battent de l’autre côté des lignes ! Et ceux-là sont souvent des proches, des frères, des fils, des pères, dont on ne sait, tout ce temps innombrable, s’ils sont vivans encore, ou morts pour la patrie…

Voici l’heure du départ, la nuit est tombée, le froid règne, mais dans les cœurs de nos exilés est rentré un espoir. L’accueil suisse est un prélude : demain la France les attend !


Zurich, 7 heures 20 du matin. — On annonce l’arrivée d’un convoi. Encore cinq cents des nôtres. D’où nous viendront-ils, quel sera leur aspect ? Les membres du Comité de Zurich me racontent, chemin faisant, le long des quais, quelle est la composition ordinaire des convois, depuis quelques jours. Très différente de celle des premiers arrivans. Ceux-ci, encore plus lamentables, portaient sur eux l’ignominie de la détention en signes extérieurs.

« Kriegsgefangener, » avoir fait de ce mot « prisonnier de guerre » une infamie montrée au doigt ; de ces civils innocens, hommes et femmes, des apparences de forçats, voilà un raffinement de vraie kultur allemande… L’inscription Kriegsgefangener est marquée à la céruse sur les vêtemens des capturés, et cela en caractères si indélébiles qu’aucune essence n’en vient à bout. On conserve, dans certaines gares de Suisse, des vestes et des paletots qui portent cette marque. On m’en parle avec un frisson.

Dans certains camps, les commandans avaient même imaginé de stigmatiser les capturés en coupant une raie de cheveux aux hommes sur le côté de la tête : c’est le bagne ou l’étable. Ceci dit tout. Et la comparaison pourrait être poussée beaucoup plus loin.

Voici le train. Ici le service d’ordre, toujours mené par les officiers et soldats, est organisé avec une méthode qui fait honneur à la militarisation suisse. Devant le médecin, qui, avec son aide et quelques infirmières, passe la revue des wagons, marche un porte-fanion tenant dressé l’insigne des ambulances : la croix rouge. A mesure que, à l’intérieur des compartimens à couloir central, avance le docteur, le drapeau se place sur le quai, devant la voiture ainsi occupée. De la sorte, si le médecin est demandé d’urgence ailleurs, on sait tout de suite où le trouver. Il s’attarde peu aujourd’hui, il n’y a pas de grands malades. Quelques vieillards, quelques nourrices, sont seuls restés à leur place, trop fatigués pour descendre. A ceux-là on apporte dans les wagons le café au lait et le pain. Tous les autres vont prendre au restaurant de la gare leur petit déjeuner, et pendant que les wagons sont vides, des hommes de service procèdent à une désinfection rapide, à l’aide de liquides antiseptiques.

Le train est composé de dix wagons, chacun contenant cinquante personnes. Aussitôt qu’il s’arrête en gare, des commissaires placent des numéros, allant de un à dix, sur les voitures, et des équipes de volontaires du Comité, correspondant aux mêmes numéros, prennent en charge les occupans de chaque wagon.

A voir descendre et défiler ces femmes et ces hommes, tous fatigués et piètrement vêtus, la même émotion nous empoigne. Nous les accompagnons dans la grande salle du restaurant, où des tables numérotées répondent au chiffre de chaque escouade, et nous allons causer avec eux. Mais dans le cortège, quelles sont ces silhouettes qui détonnent ? Franges de cheveux coupés au ras des sourcils, robes fripées qui furent brillantes, bijoux de camelote, souliers trop découverts sur des bas trop fins… Je ne me trompe pas, et j’en compte cinquante. Elles sont mélangées aux familles qui défilent, et la défiance des regards est réciproque. « Y a des vilaines femmes avec nous, » me dit une mère en ramenant à elle ses petits, brusquement.

Je m’inquiète de cette promiscuité, d’autant plus que, sur quelques-uns de ces visages, certains signes sont fâcheux. Sans vouloir appliquer ici un puritanisme implacable, il est évident que le voisinage peut être dangereux, d’autant plus, me dit une dame du Comité, que ces rapatriemens sont fréquens. A Zurich, discrètement, on fait le triage et nous nous en apercevrons au départ.

Et je questionne les femmes, qui me paraissent avoir faim et faire honneur au repas : « Combien de temps êtes-vous restées en route, aviez-vous de quoi manger chaque jour ? — Nous sommes restées trois jours et trois nuits, et on nous a donné du « rata » pas trop mauvais, mais c’était bien mal servi ! Tout dans des baquets et pas de fourchettes ni d’assiettes, il fallait prendre à même ! Pour le café, quand on en avait, aux arrêts, c’était la même chose, » et on spécifie : « Dans des baquets où qu’on s’lave, madame. Il fallait boire à même, autour, comme des chiens. » — Et les filles, malades, contaminantes, mélangées au convoi, ont bu dans ces mêmes baquets, pêle-mêle avec les enfans… Précautions scientifiques de l’hygiène moderne, prophylaxie allemande, où êtes-vous ?

Le repas s’achève. Par groupes, les convives se lèvent et sont conduits hors de la gare, au musée situé tout auprès où un local aménagé en vestiaire va les voir défiler. Des dames du Comité de Secours sont là aussi pour les attendre et répondre aux besoins de tous par des dons judicieusement répartis. Tout est fait avec un ordre, une méthode remarquables, sans bruit, sans réclamations, sans double emploi. D’un côté, les hommes, vieillards ou jeunes garçons, car l’Allemagne ne nous rend pas les hommes de seize à soixante ans ; de l’autre, les femmes et les tout petits. Ceux-ci, comme à Schaffouse, sont l’objet de soins tout spéciaux. Le charmant porte-bébé, de cretonne rose ou bleue, sur lequel est placé l’enfant, met un sourire ou une larme aux yeux de la mère.

Rien n’est oublié. A côté du nécessaire, le superflu, hélas ! bien nouveau à nos internés de la guerre ! Tablettes de chocolat, surprises de tout genre pour les enfans, petits drapeaux tricolores, tabac pour les hommes, leur sont donnés par les jeunes gens et les jeunes filles du Comité. Aujourd’hui, mardi de Pâques, on a été plus loin encore, et l’on me dit qu’il y aura des œufs de Pâques pour tout le monde au départ du train. De plus, le voyage devant se prolonger jusqu’à 6 heures du soir, des paquets contenant deux repas sont tous les jours remis à chacun.

Dans un coin du vestiaire, on entend un bruit de monnaie. Pourtant les dons sont gratuits ? Il s’agit d’une charité de plus, et combien prévenante celle-là ! Un changeur se tient près d’une table et, tel Aladin qui échangeait les vieilles lampes contre des neuves, il reçoit les billets allemands et remet à la place du bel argent français. Il y perd, car le cours allemand est inférieur : n’importe. — Les visages s’éclairent, le peu que possèdent quelques-uns leur a été changé en route, en sens inverse, par l’autorité allemande. Une vieille femme pleure : « Ils m’ont pris ce que j’avais, et ils m’ont donné de leur papier allemand ! » — Et la voici consolée. D’ailleurs, ceux qui ont gardé quelque chose sont l’exception. On n’a évacué que les indigens ou supposés tels. Les autres, tant qu’ils possèdent quelques ressources, ne sont, même pas sur leur demande, autorisés à regagner la France. Dans ce convoi se trouve un ménage aisé, venant de Douai : leur propriété brûlée, ils n’ont été cependant qu’à grand’peine laissés libres de [se joindre aux évacués. Le voyage leur a été cruel, dans ces conditions pénibles, mais la perspective de l’arrivée leur fait tout supporter.

Une brave femme me montre cinq enfans : quatre d’entre eux ne sont pas les siens, le plus jeune a six ans, l’aînée douze : la mère est morte pendant l’occupation, le père est aux armées. Vit-il encore ? On le saura, sans doute, dans quelques jours… Vite, j’écris à une adresse que cette bonne Française me donne, pour hâter les renseignemens.

L’heure s’avance. Bientôt le train va partir. D’un pas moins lourd, les voyageurs regagnent le quai, les enfans courent, s’appellent, les yeux des mères les suivent avec moins d’angoisse. Même les vieux semblent moins cassés, d’avoir ainsi senti une sollicitude auprès de leur souffrance. Leur vue est poignante… Pour la plupart, ces hommes, dont beaucoup dépassent quatre-vingts ans, n’avaient jamais quitté le village avec son horizon de cultures ou de bois. L’église, la mairie, leur représentaient le but extrême d’une sortie. Et les voici déracinés, transplantés brutalement hors du terroir natal, pour aller, on n’en peut douter à les voir, mourir loin de leur ciel du Nord ! Et je songe que pour ceux-là, plus encore peut-être que pour les jeunes, on n’en fera jamais assez pour les consoler, d’abord, pour les venger, ensuite !

Dix heures et demie. En attendant le départ, les femmes ont fait un peu de toilette. Des brocs d’eau chaude, de grandes cuvettes, leur ont permis de débarbouiller les enfans, puis elles-mêmes. Maintenant, tout le monde a repris sa place, mais il s’est produit une modification : les cinquante « indésirables » se trouvent, comme par miracle, dans un seul wagon. Presque pimpantes, les pauvres filles, elles ont des bouquets dans les mains… C’est que, chaque jour, une donatrice anonyme envoie à la gare une charretée de fleurs, pour les évacués. Alors, sur cette misère morale, les dames suisses ont ce matin jeté un voile parfumé.

Et voici des jeunes filles, des petits garçons, portant les insignes du Comité, qui se hâtent avec des paniers. Les œufs de Pâques, peints de nos trois couleurs, portent un « Vive la France ! » Les paniers circulent, se vident dans les wagons ; une émotion invincible nous gagne : — Vive la Suisse ! — Vive Zurich !

Le train va partir. Nous sommes sur le quai, et nous n’essayons pas de cacher nos larmes. Aux portières, aux fenêtres, les têtes se pressent, les mains des enfans se tendent, tenant leurs jouets ou leurs drapeaux, les mouchoirs s’agitent, des cris s’élèvent : « Vive la Suisse ! » Je vois défiler les wagons, lentement ils passent. Et voici la voiture garnie de fleurs, fleurs des champs, coucous jaunes… leur petit bouquet à la main, les demoiselles « indésirables » crient plus fort que les autres leur enthousiasme et leur remerciement.

Ce matin, M. l’ambassadeur de France, qui m’avait fait l’honneur de m’accompagner hier depuis Berne, a annoncé son intention d’adresser officiellement des remerciemens au représentant du Conseil fédéral. Dans la salle d’attente des premières, nous nous réunissons. En paroles émues et sincères, M. Beau assure la Suisse et la ville de Zurich de la reconnaissance française. Certes, jamais gratitude n’eut meilleure raison de s’exprimer !


De bonne heure, sous une bourrasque de grêle, un express m’emporte vers Fribourg. Pâques est passé, mais la campagne est blanche, et, lorsqu’une éclaircie me fait voir les sommets, jamais bien éloignés en Suisse, ils sont aussi chargés de neige qu’en plein hiver. Dans mon wagon, je passe en revue tant d’impressions diverses, et je constate qu’elles se fondent en une seule, lumineuse et haute comme ces montagnes proches. La guerre allemande a produit cet effet, de dévoiler au monde « leur » nature. La guerre française a produit celui-ci : de remettre à sa vraie place la nôtre, et le résultat le plus net, je viens de le voir : la sympathie des honnêtes gens est avec nous. Un officier suisse, à qui j’exprimais hier mon admiration pour la générosité magnifique de ses compatriotes, m’a répondu ceci : « La France ? Nous lui devons bien cela ! Elle se bat bien aussi pour nous… » Pour le droit, pour la liberté, pour la Justice éternelle, qui ne sera pas impunément méconnue.

Je regarde la carte postale que les dames de Zurich distribuaient à nos évacués, « en souvenir, » disaient-elles. Le drapeau suisse, croix blanche sur champ rouge, en fait le premier plan dans toute sa largeur. Le fond, chargé de lueurs d’incendie, figure un village qui brûle et, tout en avant, passant sous l’étendard suisse pour pénétrer en France, un train ramène nos compatriotes chassés. Symbole éloquent, « dédié aux internés. » Ils ne s’y sont pas mépris, ils y ont vu tout le cœur de la Suisse, offert aux nôtres. Une des jeunes femmes du convoi, dont le petit garçon s’était emparé de la carte postale, la lui a doucement reprise des mains, et, l’enveloppant précieusement, lui a dit : « Ne joue pas avec ça, c’est un souvenir… »

Me voici à Fribourg, ville où les sentimens francophiles se sont donné libre carrière dès le début des hostilités. Si bien que, depuis quelque temps, l’accès de la gare est interdit à la population, dont l’enthousiasme sympathique pour les capturés civils menaçait de prendre couleur d’émeute.

Sa Grandeur Mgr Bovet, évêque de Lausanne, réside ici. Il préside le Comité qui a obtenu des autorités allemandes l’entrée pour un prêtre suisse dans les camps de prisonniers de guerre afin d’y répartir des secours. M. l’abbé Dévaud a déjà parcouru toute l’Allemagne du Nord et constaté que, si l’organisation matérielle des locaux s’est améliorée depuis le début de l’année 1915, les prisonniers se plaignent unanimement de l’insuffisance de la nourriture, qualité et quantité, et surtout du manque de pain. D’ailleurs, les cartes et les lettres que nous recevons journellement en France ne disent pas autre chose. Et ce besoin est si indiscutable que les autorités allemandes elles-mêmes ne cherchent pas à le nier, bien que certaine réponse du ministère de la Guerre de Berlin ait voulu nous faire croire que les quantités de vivres par homme étaient conformes aux décisions du Conseil d’hygiène. On trouve la preuve contraire dans la carte postale imprimée que recevait ce mois-ci par centaines d’exemplaires l’œuvre du « Vêtement du prisonnier de guerre, » à Paris. — Au recto, ces indications : Gefangenenlager ! Minden i. Weslf. (Deutschland) Feldpostkarte — et le titre de l’œuvre avec son adresse. Le timbre de la « Kommandantur » y est apposé. Au verso, cette formule, où les blancs sont remplis au crayon par le prisonnier : « Monsieur le président de l’Œuvre du Vêtement du prisonnier de guerre, Paris.

« Demeurant à, je n’ai pu recevoir aucun colis de ma famille, je serais donc heureux de profiter de votre assistance pour me procurer si possible du linge, vêtemens et vivres, que l’autorité allemande veut bien me permettre de demander.

« Avec mes remercîmens anticipes (sicc, veuillez agréer, monsieur, l’expression de ma sincère reconnaissance. » Suit la signature, au crayon, et l’adresse détaillée d’un prisonnier militaire.

Des appels si pressans ne sont pas restés sans réponse, en Suisse. Plusieurs villes ont organisé des Comités d’aide aux prisonniers.

A Berne, quelques personnalités suisses, sous la direction de Mme Pageot, femme de notre attaché militaire à l’ambassade de France, s’occupent activement de secourir les camps de Bavière. A Genève, l’Œuvre du Paquet du prisonnier envoie de nombreux colis en Allemagne. Chaque ville a son centre d’action et de charité en faveur des internés français.

L’œuvre de Berne a même obtenu cet avantage, grâce à l’intelligent et dévoué mandataire qui a accepté de faire la visite des camps bavarois, M. Schneeli, de Münich, que des prisonniers désignés pourraient correspondre avec elle pour lui exposer leurs besoins, sans subir, pour ces demandes, les retards de quarantaine ordinaires. Et M. Schneeli, là comme partout, a constaté que la privation la plus grande pour les prisonniers militaires français est celle du pain.

Dans plusieurs villes de Suisse également sont organisés des services de renseignemens sur les disparus. Le plus connu est celui de l’agence internationale de Genève si admirablement dirigée par la Croix-Rouge et par son président, M. Ador. Mais je trouve à Fribourg même, au siège de l’œuvre de « Protection de la jeune fille, » une petite agence de recherches, menée avec une ardeur renouvelée, depuis plusieurs mois, par la présidente de cette œuvre et par sa fille, active secrétaire. Les lettres qu’elles reçoivent, innombrables, sont poignantes. L’angoisse se lit entre les lignes. Aussi, quelle joie lorsque la secrétaire, à l’aide d’un fichier ingénieusement classé, peut opérer ce miracle de restituer, au moins par correspondance, un disparu à sa famille. 3 122 de ces disparus retrouvés, 12 573 lettres écrites à leur sujet, 18 000 renseignemens donnés aux familles, voilà une partie du travail accompli par cette petite : ruche. C’est beaucoup de besogne, sans nul tapage. De plus, 7 000 militaires recommandés à l’agence ont été l’objet de sa sollicitude : de là, toute une correspondance et fort intéressante.

Si l’on parcourt les lettres des prisonniers eux-mêmes, on est frappé de voir, à travers le laconisme obligé, et malgré la dépression causée par l’exil autant que par la famine, que la confiance persiste, résiste, généralement même s’affirme en eux à mesure que le temps avance… C’est que, au long des mois passés, des prisonniers nouveaux sont venus s’ajouter aux premiers, et ceux-là savent, de visu, que les Allemands ne sont pas les vainqueurs.

En quittant Fribourg, la jolie ville aux vieux remparts, au ravin profond, traversé par ses antiques ponts suspendus, j’ai admiré un moment le paysage. Et voici qu’un arc-en-ciel est venu s’appuyer sur le ravin. Il montait joliment dans le ciel mi-sombre, aux lueurs évanescentes de l’orage. Une pensée très douce est entrée dans mon cœur : mon espoir est plus que jamais une certitude.

Et quand le train qui m’amène à Lausanne débouche du tunnel de Chexbres, je vois que l’autre extrémité de l’arc repose sur la rive de France. Je salue le lac qui ne sépare pas, mais qui unit si bien les deux pays. Le symbole est charmant. Je ne l’ai pas cherché : la nature a parfois de ces délicatesses.


Annemasse. — Nous arrivons trop tôt dans l’après-midi. La ville est déserte. Ce n’est qu’un grand village. Pluie, chaussées détrempées. Nous errons, avant de nous reconnaître, au milieu d’une boue épaisse.

A la mairie, devant laquelle s’arrête le tramway qui vient de Genève, nous trouvons les bureaux fermés ; on les ouvre à l’arrivée des convois qui doivent s’arrêter à Annemasse à 5 h. 30. Cependant, nous découvrons l’entrée d’une grande salle, où sont reçus et inscrits les évacués. Deux convois passent chaque jour, l’un (celui de Schaffouse) à 7 heures du matin : l’autre (venant de Zurich), à 5 h. 30 du soir. Chaque convoi reste environ trois heures à Annemasse, où, après reconstitution de l’état civil individuel, des repas sont donnés aux évacués dans les hôtelleries de l’endroit. Puis un train spécial les conduira en une heure à Evian ou à Thonon.

5 heures 45. — Voici le premier tiers du convoi, amené par le tramway. Deux autres rames le suivent, à quelques minutes d’intervalle. Des familles descendent ; beaucoup d’enfans de tous âges. Différence avec l’arrivée d’un convoi semblable à Zurich ! Ceux-ci n’ont pas l’air si dépouillé : les dons de la Suisse leur chargent les bras.

D’ailleurs, quelques femmes, cette fois, ont des chapeaux ; elles paraissent plus aisées. Ce sont, pour la plupart, des villageoises de Meurthe-et-Moselle. Caractère vif, moins de lourdeur que les gens du Nord. Je leur parle : « C’est en Suisse qu’on vous a donné ces choses ? Les dames suisses sont très bonnes pour les Français ? — Si elles sont bonnes ! A l’excès, madame, à l’excès… » Je n’y contredis pas, mes souvenirs restent vivans. Et une femme ajoute, gentiment : « Ç’a été des innovations partout (sic). »

Avec elles, j’entre dans la salle aménagée pour les inscriptions. Derrière de longues tables, de nombreux secrétaires sont assis. Des chasseurs alpins, du dépôt d’Annemasse, sans doute, font le service d’ordre. Ils surveillent la répartition de chacun devant les secrétaires attentifs. Ce n’est pas sans effort. Doucement, patiemment, ceux-ci interrogent les malheureux déracinés. Les réponses sont lentes, entremêlées d’explications, de questions. Les paysans, quelques-uns d’un grand âge, s’expriment mal, souvent dans une sorte de patois. Certains ne savent dire que le nom de leur hameau, qui, n’étant pas une commune, ne peut servir d’indication pour l’état civil. On me dit qu’un convoi a ramené, la semaine dernière, trois cents vieillards de soixante-dix à quatre-vingt-dix-huit ans, évacués d’un asile du Nord. Qu’on se représente la difficulté de leur identification, lorsqu’on arrive à peine à se faire comprendre d’eux. Aujourd’hui, j’avise, dans un coin de la grande salle, une femme très âgée, de mise convenable, qui, sans bouger de son banc, parait regarder anxieusement. Je m’approche, et je constate qu’elle y voit à peine : les yeux sont voilés. Je lui parle : elle est dure d’oreille et fait effort pour m’entendre. Elle me dit qu’elle est bien fatiguée, « qu’elle n’en peut plus. » A côté d’elle se trouve une jeune fille, l’air hébété. Je l’interroge. Un demi-hurlement me répond, et elle me désigne, d’un hochement brusque de la tête, la pauvre grand’mère. Celle-ci devine le geste et me dit : « Elle ne peut pas parler, elle est idiote. » Puis elle éclate en sanglots… Quelle situation ! Cette vieille femme et cette innocente, seules ici, dans cette foule. Que faire ? Je m’en inquiète, auprès d’un des braves alpins qui mènent le service avec tant de douceur de gestes.

Au même moment, un mouvement se produit à la porte. On a. fait entrer une femme, en noir elle aussi, qui regarde anxieusement à droite et à gauche. Tout à coup, la voici qui se précipite : « C’est elles, les voilà ! Maman ! » C’est la fille de la vieille, et la mère de l’idiote. Arrivée par un précédent convoi, après avoir été brutalement séparée au départ du village, elle a supplié qu’on lui permit d’attendre à Annemasse le rapatriement de ces pauvres femmes, et elle les a guettées depuis plusieurs jours. La voici au bout de cette angoisse, presque consolée de l’exode cruel pour avoir rejoint ces pauvres êtres qui sont à elle…

Mais que de séparés ne se rejoindront pas ! Que de pauvres vieillards mourront loin du pays ! Que d’enfans ne reverront jamais leur mère, emmenée en Allemagne sans eux, morte là-bas de douleur et de privations…

Le travail d’inscription se poursuit. Les fiches sont constituées en double exemplaire, dont l’un reste aux mains du secrétaire ; l’autre est remis à chaque évacué, qui doit le présenter à la sortie de la salle, pour contrôle de police. Plusieurs fois déjà on m’a prise pour une réfugiée : « Madame, vous n’êtes pas inscrite. » Le commissaire spécial, M. P…, rassure sur mon compte le secrétaire inquiet. Il y a, dans cette foule piteuse, des personnes bien mises. Quelques familles de Douai ou de Valenciennes ont demandé à rentrer, et l’ont obtenu, d’ailleurs à grand’peine, à la condition de faire partie d’un convoi d’indigens. C’est dur. Pêle-mêle anonyme et tumultueux, cela rappelle certaines gares, à la fin d’août. Des femmes s’appellent, cherchent leurs enfans, s’affolent, désemparées. Elles crient, ces paysannes, comme dans les champs dont elles sont si loin.

Une petite fille s’échappe, pleure : « Je veux aller chez nous ! » Mot poignant, qui fait, d’un coup, réaliser l’horreur de toutes ces dépossessions. Si pauvre qu’ait été le foyer, c’était « chez nous, » et c’était meilleur que la plus hospitalière maison.

Le convoi d’aujourd’hui compte 266 enfans au-dessous de douze ans, c’est plus de la moitié du contingent. Il y a des familles de huit, dix, douze enfans. On en a vu passer qui en amenaient quinze, gens du Nord, braves et dignes dans le malheur, et dont tous les parens sont au feu. Les garçons paraissent déjà résolus, leur drapeau tricolore roulé dans la main. On leur en a donné beaucoup, aux gares de Suisse, hommage discret au patriotisme souffrant.

Parmi les réfugiés qui s’égrènent en sortant de la salle, je vois circuler un jeune prêtre, le visage émacié, l’expression triste : c’est le curé des Eparges, qui attend encore de ses paroissiens au passage. Il n’en recevra plus, je pense ; le communiqué d’aujourd’hui annonce que les Eparges sont nôtres de nouveau, après une lutte coûteuse et prolongée.

Nous sortons, avec le commissaire spécial, qui veut bien nous accompagner au bureau où sont classées méthodiquement les fiches individuelles. Plusieurs jeunes femmes opèrent ce travail, et, de plus, se chargent de répondre aux demandes écrites qui sont adressées au sujet des rapatriés. Aujourd’hui, je fais appel à leur complaisance pour savoir où ont été envoyés quatre orphelins remarqués à Zurich cette semaine. Après quelques minutes, les voici repérés. On m’indique la ville où se trouvent logées, par les soins du préfet, les familles du convoi dont ils faisaient partie. Ce renseignement porte à quarante le nombre des indications fournies dans la journée par le bureau. Quarante « retrouvés. » Chaque jour donne des résultats analogues. Au surplus, les listes complètes et détaillées des évacués composant les convois sont envoyées au fur et à mesure à la Direction de la Sûreté générale, qui prend soin de leur publication.

Nous nous rendons maintenant à la gare, où stationne le train que va reprendre le convoi. Sur le quai, plusieurs centaines de petits sacs, portant des noms, sont amassés. C’est ce que possèdent maintenant les voyageurs arrivés si pauvres à la frontière suisse. Tous ces colis vont être placés dans un fourgon qui sera plombé, pour être rendus à leurs propriétaires à leur arrivée à destination définitive. C’est à Annemasse, en effet, qu’est signifiée cette destination. Ce soir, le convoi se rend à Thonon, comme celui d’hier et celui de demain ; mais, après vingt-quatre heures de repos, ce sera à Perpignan, à Carcassonne ou à Dijon, selon le classement départemental opéré par le ministère de l’Intérieur. La composition des convois reste à peu près la même qu’à l’arrivée en Suisse : on ne garde, par exception, à Annemasse, pour y être hospitalisés, que les malades qui ne seraient pas en état d’aller plus loin. Une liste numérotée des êtres de chaque convoi est remise au convoyeur, qui fait la navette entre Annemasse et Thonon, et qui doit remettre cette liste pour contrôle au commissaire spécial de Thonon. C’est qu’on doit prendre de réelles précautions quant à certaines personnes qui pourraient se glisser parmi les rapatriés, avec des intentions peu patriotiques… Et la police des gares n’est pas une sinécure en temps de guerre.

J’ai demandé à M. P… quelles mesures sont prises à l’égard des « indésirables, » particulièrement lorsqu’elles sont malades. On les hospitalise dans des établissemens spéciaux, réquisitionnés à cet effet, et une surveillance sévère est établie. La chose est sérieuse : un seul convoi a amené, certain jour, trois cents de ces malheureuses !


Thonon, 5 heures du soir. — A travers le lac gris, sous le ciel plombé, secoué par le vent d’orage, le bateau me mène à Thonon. A l’arrivée, le petit funiculaire-joujou monte la côte abrupte, et me voici en compagnie de M. le docteur Lesage, délégué de la Ligue contre la Mortalité infantile. M. Surugue, préfet de Haute-Savoie, nous reçoit devant la caserne, aménagée en asile temporaire. Avant de regagner Annecy, M. le préfet veut bien nous mettre au courant de tout ce qui a été fait pour les évacués, depuis le 10 mars, par les soins de son administration.

C’est chaque soir à 10 heures que le convoi d’Annemasse parvient en gare de Thonon. Les femmes et les enfans sont tout de suite hospitalisés à la caserne qui contient trois cents lits. Les hommes valides sont répartis chez des hôteliers, qui leur donnent lits et repas pendant les vingt-quatre heures que dure le séjour. Puis, au bout de ce temps, le convoi, parfois diminué de quelques malades ou vieillards, recueillis dans l’hospice de Thonon, est dirigé sur sa destination finale.

Nous allons, d’ailleurs, suivre pendant toute la durée de leur halte les arrivans de ce soir. Et, en attendant, nous visitons les locaux de la caserne où se trouvent encore les évacués d’hier dont le départ aura lieu à 9 h. 20. Il ne se passe ainsi qu’une heure à peine entre un convoi et le suivant.

La caserne présente, aussitôt qu’on en a franchi le seuil, un aspect de fête. Sur les murs, des drapeaux, des banderoles, des inscriptions en couleur, des guirlandes de feuillage. Les couloirs blancs en sont tout égayés : « La France accueille ses enfans. » — « Les habitans de Thonon souhaitent la bienvenue à leurs compatriotes. »

Au rez-de-chaussée, salle de consultation et de pansement. Deux médecins militaires sont chargés de l’examen individuel des évacués, — particulièrement des enfans. Un vestiaire, que nous verrons fonctionner demain matin, est alimenté tant par des dons venant de la charité privée, notamment d’un comité français fondé à Lausanne, que par des envois du Comité de Secours national.

Au premier étage, les salles de la caserne, parfois aussi de larges galeries dont on a clos les extrémités, ont été transformées en dortoirs. Des draps blancs montrent les lits tout préparés pour les prochains occupans. Chaque jour, il faut refaire à nouveau ce travail. On voit là des lits de toute forme, dons ou prêts de provenance variée, — témoignage touchant de la générosité locale, en ce moment, les évacués se préparent au voyage. Après un dîner substantiel, ils se dirigeront vers la gare, où nous allons les attendre.

9 heures du soir. — Sous la pluie froide, nous pénétrons sur le quai. Le train est là, à destination de Perpignan. Voitures capitonnées avec couloirs intérieurs. Les familles commencent d’arriver, elles s’appellent, dans la demi-obscurité ; on se cherche, on garde des places. D’ailleurs, il y en a pour tout le monde, et les compartimens ne seront pas complets, afin de permettre à quelques femmes de s’étendre un peu, car on va voyager plus d’une nuit.

Ceux qui sont là étaient venus pour la plupart de Raismes, au Nord de la France. Ils ont séjourné presque tous en Belgique, quelque temps, comme ceux du Pas-de-Calais que j’ai vus à Schaffouse. Mais nous n’avons pas le loisir de causer : le train s’ébranle. Et à ce moment, comme sortant spontanément du fond même des cœurs, un cri s’élève, court le long de la voie, s’enfle au passage et se perd dans la nuit : « Vive la France ! »

« Vive la France ! » C’est encore le premier mot que je recueille, à moitié étranglé par l’émotion, des arrivans du convoi suivant. Sur le quai sombre, le train de 10 heures s’est arrêté ; une foule met pied à terre ; lentement, d’un pas lourd, des vieillards, des femmes pénètrent dans la salle qui sert de passage pour sortir de la gare. Bien en vue, éclairée en plein, pour frapper leurs regards, une inscription se lit : « Vous êtes en France, soyez les bienvenus. » L’un après l’autre, ces gens lèvent les yeux vers la lumière qui attire, et semblent épeler, avec des lèvres hésitantes, une voix qui tremble : « Vous êtes… en France ! » Puis les yeux se voilent de larmes, et un cri s’étrangle, on le sent qui s’étouffe dans la gorge : « Vive la France ! » Joie indicible à quoi on ne peut croire, et que m’exprimait ainsi hier une femme rapatriée : « Oh ! madame, la première fois qu’on a revu un soldat français ! » Rien ne peut rendre ce que disaient ces mots si simples.

Déjà, causant tout à l’heure avec quelques membres du Comité de Secours de Thonon, j’avais appris qu’au bout de quelques jours, après les premiers arrivages, on avait été amené à placer à la gare cette inscription, car les questions posées par tous étaient les mêmes : « Est-on en France ? Est-ce bien vrai ? » Il fallait répondre d’avance à ce doute angoissant.

Voici que nous sortons de la gare sous la pluie qui recommence à tomber, accompagnant nos réfugiés. Il faut les guider, porter les bébés, les petits paquets, soutenir de pauvres vieux qui chancellent. Mais tous sont pleins de confiance. Ils vont se reposer, ils auront tout à l’heure un bon lit, des soins, une chaude atmosphère qui réconforte.

Et nous entrons à la caserne. Dans le couloir d’accès, un triage sommaire. Les hommes valides ne resteront pas, les hôtels les attendent. Quelques femmes seules seront retenues aussi à la porte. Les familles nombreuses, les jeunes mères, les femmes âgées montent lentement le grand escalier qui mène au dortoir. Puis la répartition se fait dans les salles, sans bruit, sans cris. Les enfans, las, s’endorment avant qu’on les déshabille. Des femmes s’étendent sans prendre le temps d’ôter leurs vêtemens, tant leur fatigue est extrême. La feuille du convoyeur signale quarante et un bébés au-dessous de deux ans, cent trois enfans de deux à sept ans. Quatre cent quarante-sept personnes en tout, dont un grand nombre de vieillards des deux sexes. Presque tous viennent de Meurthe-et-Moselle. Nous causerons demain. Il est 11 heures passées. Nous rejoignons le petit hôtel où nous avons préparé notre gîte. Demain, à 8 heures et demie, heure du premier déjeuner des hospitalisés, nous avons rendez-vous à la caserne.

8 heures 30. — Nous entrons au vestiaire. Des jeunes filles sont là, classant des vêtemens, préparant des listes, méthodiques et précises, sans un mot superflu. On sent qu’elles ont coutume de se hâter utilement. D’autres les rejoignent, apportant d’autres listes. Je constate l’ordre parfait de ce service. Chaque dortoir est aux mains d’une dame responsable, qui, tous les matins, note soigneusement les besoins de ses habitans. Pour celle-ci, une chemise, une jupe, un corsage ; pour les enfans, des chaussures, un costume de garçon, un tablier, etc. On devine combien nombreuses les demandes et quelle abondance de ressources il faudrait au Comité pour y répondre complètement. Du moins, le nécessaire, l’indispensable est fait ici, et rien n’est donné au hasard, puisque les essayages sont surveillés par les dames responsables.

9 heures. — Après le déjeuner, visite médicale passée dans les dortoirs par le médecin-major. Nous suivons. Les enfans sont examinés individuellement, en vue du diagnostic de maladies contagieuses possibles. On en constate peu, à l’ordinaire. Mais ces enfans sont, pour la plupart, des anémiques, des déprimés, des prédisposés à toute maladie épidémique éventuelle, et en danger d’y succomber. Au reste, les statistiques médicales des premiers mois de 1915 sont là pour le prouver. Les enfans de réfugiés ne sont pas en état de santé normale, et, s’ils contractent une maladie aiguë, ils y résistent en faible proportion. La mortalité s’élève, dans nos hôpitaux, jusqu’ici, a trente pour cent sur les cas observés. J’ajoute que ces observations portent aussi bien sur les enfans de familles relativement aisées.

Pendant que se poursuit la visite, je lie conversation avec plusieurs jeunes femmes, çà et là. Presque toutes ont été amenées de Meurthe-et-Moselle, où elles habitaient des bourgs ou des villages situés non loin de la frontière. Plusieurs vivaient auprès de C…-J…, embranchement de chemin de fer sur la ligne de Metz. Il y a là une gare importante, point de concentration de troupes allemandes, lieu de passage pour des blessés, des malades, dont une partie est hospitalisée tout auprès, dans les anciennes casernes des chasseurs à pied. Les Allemands y avaient tout d’abord logé leurs chevaux, puis ils les ont fait nettoyer par les femmes pour y mettre des malades. Ces femmes me disent avoir vu souvent passer des wagons, fermés, contenant des malades, et sur ces wagons une lettre : T ou R[2]. Lorsque ce sont des blessés, on garde ceux qui sont le plus gravement atteints dans le pays, et les autres sont évacués vers l’intérieur de l’Allemagne. L’autorité sanitaire a fait vacciner d’office les habitans des villages, mais sans leur expliquer de quelle maladie on allait les garantir. On leur a parlé du choléra ( ? ), de la fièvre typhoïde, et on les a fait partir sans avoir terminé la série annoncée de piqûres…

Quand on a donné l’ordre d’évacuer, le canon français s’était rapproché depuis quelques jours. On a précipité les départs. La veille, des boulets étaient tombés à deux kilomètres. A la nouvelle de l’évacuation, l’émotion avait été grande : « Si on avait cru que c’était vraiment pour venir en France ! Mais on pensait qu’ils nous enverraient en Allemagne, comme les premiers qui sont partis, et on savait que c’était affreux là-bas, dans les camps… Aussi on a eu bien peur, et on est parti en pleurant. Mais, en passant à la gare de Metz, les soldats ont été gentils : ils ont donné des petits pains aux enfans. Alors on s’est dit que peut-être on allait tout de même rentrer en France. »

Logique inattendue, et qui se trouve justifiée par le fait ; obscure intuition, peut-être.

La commune de C… a été frappée, me disent aussi ces femmes, de trente mille marks de contribution, puis de dix mille encore, pour des délits imaginaires. On avait de l’argent : on a payé. Mais les exactions sont fréquentes et abusives. Une dame des environs a dû, avant d’être évacuée, verser trois mille marks. Aussi on cache son argent comme on peut… Je ne dévoilerai pas les moyens employés par quelques-uns !

Les soldats allemands sont maintenant mal nourris ; ils se plaignent de la quantité insuffisante de pain, dont ils touchent une demi-livre par jour. On a amené dans le pays, pour faire les cultures, des prisonniers russes ; ceux-là, surtout, sont peu et mal nourris ; ils paraissent épuisés. Et il est interdit aux Français de leur remettre quoi que ce soit, sous peine de punition sévère.

D’ailleurs, les soldats allemands ne sont pas méchans, disent-elles, s’ils ne boivent pas. C’est quand ils ont pillé une cave qu’il faut se sauver… Mais les gradés et les officiers sont terribles. Et voici la prière qu’une toute petite fille, qui ne sait encore que balbutier, répète devant moi, à la grande joie de sa mère : « Petit Jésus, je vous donne mon cœur ; gardez maman, gardez papa, et cassez le nez aux Prussiens ! » Car nos gens de Meurthe-et-Moselle n’emploient, souvenir de 1870, que le mot de Prussien. On dirait que l’épithète Boche leur est inconnue ; n’aurait-elle pas traversé la ligne de feu ?

Dans ces villages proches de la frontière, s’était déjà établi le petit commerce allemand, et les jouets de camelote s’étalaient aux vitrines. « Seulement, comme les marchandes pensaient bien que nos enfans n’achèteraient pas leurs soldats, elles plaçaient un rang de soldats français par devant, pour les attirer ! » Je constate, au passage, ce que cette mentalité allemande et commerciale a de singulier, bien opposé à ce que d’autres peuples considéreraient comme patriotique…

Ces récits me font, plus que tout autre signe, pénétrer dans l’esprit de notre population opprimée. Je vois que, là encore, malgré tout, à travers tout, la confiance domine. Et j’admire par quel ressort secret s’est conservée une si belle tenue. Qu’on veuille bien remarquer que la plupart de ces paysannes ou de ces femmes d’employés sont sans nouvelles de toute une partie de leur famille depuis des mois, que plusieurs ont leur mari au feu et ne savent s’il est mort ou vivant. Et j’en rencontre bien peu chez qui le découragement ait pris le dessus. Une d’elles me dit cependant : « Il était temps que je revinsse : j’étais devenue neurasthénique, à force de rester avec les Boches. » Celle-là n’est pas, d’ailleurs, originaire du même département ; son langage l’indique.

Un peu plus loin, une scène poignante dont le souvenir me poursuit. Une petite fille joue avec sa poupée. Je cause avec la mère, qui vient d’un village du Pas-de-Calais. Comme je lui demande si elle avait assisté, dans cette région, à des scènes de destruction, elle me répond, sans phrases : « Oh ! oui, mais c’est la petite qui a vu massacrer ! Dis à la dame ce que tu as vu ? » Et l’enfant, sans cesser d’habiller sa poupée toute neuve, zézaye ceci : « Avec des fusils, devant la porte, ils en ont fait tomber trois, et puis ils étaient morts… » La mère m’explique qu’il s’agissait d’habitans du village, civils parfaitement innocens, que les Allemands ont tués ainsi, froidement, devant des enfans qui jouaient sur le seuil de leur maison. Et qu’ils les ont achevés, une fois à terre, brutalement… La vision qu’a eue cette petite fille, qui doit avoir trois ans, me reste comme un cauchemar.

Le temps passe, c’est l’heure du repas, confortable et bien servi, après lequel les plus actifs parmi les voyageurs vont « voir le pays. » Déjà les hommes valides sont en promenade, cigarette ou pipe entre les dents, l’air tout à fait à l’aise et réconforté. Il est évident que ces rapatriés n’ont pas souffert l’abaissement moral dont ont fait preuve les premiers capturés civils. Ce n’est pas la même impression que celle qui se dégage du rapport de M. Payelle, si tristement véridique. Le sol de France, même sous l’invasion, leur a été clément. La terre allemande est dure à nos pieds latins.

Ce soir, après le dîner, ceux-ci repartiront pour Carcassonne. Dans le train, comme hier, tout est prévu. Des paquets contenant des vivres pour vingt-quatre heures seront remis à chaque famille. Il faudrait maintenant pouvoir les suivre jusqu’à leur destination, les voir accueillis, installés. On a peine à les quitter ainsi : ces caractères simples sont attachans dans le malheur encore plus qu’en temps normal.

Mais nous devons partir, nous aussi, rentrer à Lausanne pour y terminer noire voyage. Demain nous passerons à Evian, où les convois venus de Schaffouse, après une nuit de chemin de fer, et l’arrêt obligé à Annemasse, font une même halte de vingt-quatre heures chaque jour.

Même accueil dans la jolie ville d’eaux, même dévouement du Comité de Secours, même activité du vestiaire, alimenté par un ouvroir qui donne du travail aux femmes du pays. Atmosphère moins familiale, cependant, faute d’un local comme celui de la caserne de Thonon. Les réfugiés sont tous répartis dans des hôtels, et les plus âgés seulement, ceux qui n’ont pas la force d’aller plus loin, sont reçus dans un asile, pour y mourir, hélas ! d’épuisement.


Lausanne. — Par le lac redevenu bleu, sous un ciel brillant fouetté de nuages roses, nous voici à Ouchy. La jolie Suisse ne change pas. Comme on oublierait volontiers la guerre, sur cette rive charmante, à regarder les voiles souples et les mouettes blanches qui croisent sur l’eau !

Mais on ne peut l’oublier. Tout la rappelle. Au sortir de la gare de Lausanne, que dit cette grande affiche ? Réclame pour un chocolat ? Hélas ! « Explosifs. La meilleure marque est… » Il faut en croire ses yeux, on la lit à deux fois…

Dimanche, 3 heures 30. — Je reviens à cette gare où tant de fois je suis descendue en temps de paix, ce temps lointain d’une vie qui ne savait pas son bonheur. Et je vois, de l’extérieur, les soldats suisses qui font ranger, sans bruit, une foule silencieuse. Il y a là, massée sur un quai, trois mille personnes au moins, recueillies comme dans l’attente d’une cérémonie religieuse.

J’entre, accompagnée par M. B…, le président du « Comité central de secours aux Français victimes de la guerre, » dont le siège est à Lausanne. Dans une petite salle qui leur est spécialement réservée, les dames du Comité, munies du brassard tricolore, achèvent leurs préparatifs. A l’arrivée du train, elles vont aller dans les wagons distribuer lait et café noir aux rapatriés. Par autorisation spéciale, afin de n’être pas gênées par la foule, elles monteront à contre-voie.

On me met un brassard, à moi aussi. Et, si hostile que je sois, par nature, aux insignes, j’aime aujourd’hui à porter celui-là : livrée tricolore. Le train approche. Il faut se hâter, car il ne stationnera que dix minutes, juste le temps de restaurer les évacués, de leur donner chocolat ou cigarettes.

Familles nombreuses : on voit aux vitres des têtes d’enfant qui se pressent. Dès avant l’arrêt, des mouchoirs s’agitent, et j’entends le cri familier : « Vive la Suisse ! » comme si, à travers ce pays compatissant et sincère, nos Français sentaient se continuer une grande famille hospitalière et bonne.

Le Comité de Lausanne ne distribue pas de vêtemens dans les convois. Très judicieusement, on a pensé que si des dons étaient faits ainsi, rapidement, ils seraient mal répartis. Et tous les objets recueillis ou confectionnés par les soins des dames de Lausanne sont envoyés aux vestiaires d’Evian et de Thonon. Plus de deux mille kilogrammes de vêtemens et de linge ont déjà été expédiés ainsi en trois semaines. De plus en plus, le canton de Vaud fait affluer ses dons vers nos déshérités.

D’ailleurs, ici comme à Fribourg, l’aspect extérieur des rues, pour ainsi dire, est français. Aux vitrines, les cartes postales représentent « notre Joffre, » et si le Kaiser est là quelquefois, c’est en caricature. Les marchands de tabac ne vendent que les cigarettes ou les cigares Joffre, aux trois couleurs bien en vue. Et le drapeau français voisine partout avec le drapeau suisse.

Voici le premier coup de sifflet. Il faut interrompre la conversation commencée avec une brave paysanne venue de Meurthe-et-Moselle. Elle a été chassée, celle-là, par le canon français : « La veille de notre départ, un obus est tombé sur la maison ! »

Je rapproche ce renseignement de celui que me donnaient, il y a deux jours, les habitans d’un village voisin : « Les obus français tombent à deux kilomètres… » Voilà l’avance constatée par le fait, indéniable, lente, mais sûre comme la marche du bon droit.

Le train s’ébranle. Encore une fois, j’assiste à cette chose poignante qu’est le départ d’un convoi. Les visages émus aux portières, les drapeaux aux mains des enfans, les cris répétés qui se croisent : « Vive la Suisse ! Vive la France ! » Sur le quai, la foule n’a pas bougé. Son attitude grave répond à nos pensées. Les bras se tendent cependant, les têtes se tournent, les yeux voilés de larmes suivent le train qui s’éloigne : les cœurs sont avec lui. Et les âmes ont éprouvé une union plus réelle, plus intime, que des paroles n’auraient su la produire, ni l’exprimer.


L. CHAPTAL.

  1. Commission for Relief in Belgium.
  2. Typhus, ou fièvre typhoïde. Rougeole ?