Calmann-Lévy, éditeurs (p. 330-334).


XXIV


Maxime à Marianne.


Le Havre, juillet 188..

Le paquebot part demain. J’ai ouvert ma fenêtre sur la nuit pluvieuse, sur le port où se croisent, parmi les appels des sirènes, des feux multicolores et mouvants. Je ne suis pas triste… mais devant l’inconnu de l’avenir, pareil à ces noires profondeurs de la mer et de la nuit que mon regard interroge, une émotion suprême me saisit… Certes, j’emporte, vers cette Amérique où doit commencer la vie nouvelle, l’espoir obstiné du retour. Il faut que je vive, il faut que je revienne… Hélas ! si je ne revenais pas !

Mon amie, ne m’accuse pas de lâcheté. Je n’oublie pas nos conventions et je donnerai à ton cœur le long délai qu’il exige. Tu veux revoir un homme martelé et racheté par l’exil, le travail, la fidélité dans la solitude — un homme qui n’aura gardé de Maxime Gannerault que son invincible amour… Soit, j’accepte l’épreuve. Car je ne m’abuse pas, chérie, sur la nature du sentiment qui t’a poussée dans mes bras.

Tu ne m’avais jamais aimé, Marianne, et tu ne m’aimes pas encore ; mais j’en suis sûr, à présent, tu m’aimeras. Il faut que notre solidarité s’affirme plus profonde et que je réalise ton vœu. Non, tu ne pouvais m’aimer quand ton cœur trop jeune prenait le désir de l’amour pour l’amour même… Et moi, tâtonnant comme toi, maladroit, dur, chimérique, j’égarais notre marche incertaine vers des routes où l’amour n’a jamais passé, et sans prudence j’étalais à tes yeux les coupables misères de ma vie…

Ah ! mes espoirs, mes rancunes, que tout cela m’apparaît pitoyable et mesquin. Quelle frénésie me jetait vers l’argent, vers la gloire ?… Je n’avais même pas la joie de mes efforts. Tout était leurre, amertume et cendre… Et je me dis maintenant : « Si elle m’avait aimé !… » Car une vertu réside dans l’amour heureux, et ceux qui ne sont pas aimés s’irritent et s’aigrissent. Je ne suis pas un héros. Peut-être aurais-je été simplement un homme, ni pire, ni meilleur que les autres, si j’avais eu ma part de félicité… Si tu savais, ma chérie, combien l’âme s’exalte et s’élargit dans la divine certitude, combien tout paraît facile, aisé, délicieux ! Mais tu ne m’aimais pas, et sur mon cœur ton cœur restait solitaire… J’ai voulu l’asservir et le troubler, ce cœur que je ne pouvais séduire ; j’ai préféré devenir redoutable que demeurer indifférent pour que tressaillît en toi quelque chose, la crainte, sinon le désir… Folie ! Pour notre malheur à tous deux, l’éternel conflit a recommencé entre la coquetterie de la femme et l’orgueil de l’homme. Nous nous sommes étreints et déchirés, et tu m’échappais toujours et je m’enivrais dans la fureur de la poursuite stérile… Oh ! je ne voulais pas de toi que ta chair !… je rêvais de te conquérir toute, car — c’est ma fierté et ma seule excuse — ta possession sans ton amour ne me suffisait pas.

Chère, chère bien-aimée, j’aurais pu commettre un crime que tes imprudences, aux yeux du monde, eussent excusé. Je n’ai rien tenté contre ta liberté et ta faiblesse, n’appréciant que le don conscient et consenti… Tu t’es éloignée ; je t’ai crue perdue… Et soudain tu es venue à moi avec des baisers et des paroles qui furent la douce promesse de l’amour.

C’est que nous étions de la même race, égarés dans des voies différentes, mais pareils par la révolte de nos cœurs et l’âpreté de nos vouloirs. Et si nos réticences et nos résistances nous ont si longtemps exaspérés, c’est que l’amour s’ébauche par des désordres et des heurts avant de s’achever en harmonie… Rappelle-toi ces phrases de sourde inimitié, nos haines… Tout s’apaise. Les adversaires se réveillent unis.

Ma vie a un but. Mon âme a une foi. Tu as accompli le miracle. Tu m’as sauvé et délivré de moi-même par le sentiment d’une haute et douce responsabilité. En te donnant, tu m’as imposé des devoirs que j’accepte et que je remplirai sans défiance. Si peu que je vaille, si médiocre et perdu que soit mon labeur, tu chériras en moi ton œuvre. Oh ! Marianne, souhaite que je revienne, pour que nous vivions ensemble la vie, heureux ou malheureux, mais nous pardonnant beaucoup l’un à l’autre, parce que nous aurons beaucoup aimé.


MAXIME.