Aux douze coups de minuit/Le batteur de bans

Éditions Beauchemin (p. 77-94).

Le batteur de bans


Au moment où il allait quitter la ville, il aperçut… (page 90).

LE BATTEUR DE BANS

Autrefois, dans la province de Québec, c’était l’habitude de faire battre un ban, pour annoncer soit un concert, soit une soirée dramatique, soit une conférence ; on faisait aussi battre un ban pour réclamer un objet perdu ou retrouvé. Je ne sais si cette coutume existe encore aujourd’hui ; cependant, je crois qu’elle n’a pas été abolie, dans certaines villes.

Parmi mes souvenirs d’enfance, je revois souvent le batteur de bans de la ville de T… C’était un vieillard (que son grand âge et ses infirmités avaient mis dans l’impossibilité de travailler, sans doute) qui battait les bans, dans cette ville. L’été, il passait, assis dans une voiture, qu’on désignait communément du nom de planche, et l’hiver, c’était dans une carriole peinte en rouge qu’il faisait sa tournée ; voiture ou carriole était traînée par un cheval blanc d’apparence poussive.

Au coin de chaque rue, le batteur de bans arrêtait son cheval, il sonnait une cloche, puis il annonçait comme suit (s’il s’agissait d’une soirée par exemple) : « Grande soirée dramatique et musicale, demain soir, à l’Hôtel de Ville, au bénéfice de — Prix d’entrée — Billets réservés — »

Au son de la cloche du batteur de bans, on s’écriait : « Un ban ! Un ban ! » puis chacun sortait sur le seuil de sa porte, pour écouter. Ceux qui étaient dehors s’arrêtaient, pour écouter, eux aussi, ou bien ils se hâtaient de courir au prochain coin de rue, afin d’y arriver en même temps que le batteur de bans.


*  *  *

CONTE


Le père Firmin avait bien travaillé, toute sa vie, et jusqu’à ce que la vieillesse fût venue lui enlever ses forces et son énergie. Il s’était marié tard (vers l’âge de quarante ans) et sa femme, qu’il avait beaucoup aimée, était morte, depuis longtemps déjà ; mais il lui restait son fils Roland, à qui il avait procuré tous les avantages possibles, d’après ses moyens. Roland s’était marié, il y avait plusieurs années, à une jeune fille jolie et de belle mine, qui pouvait être aimable aussi… quand ça lui plaisait de l’être. Mais, Périclite (ainsi se nommait la femme de Roland) cachait, sous une physionomie assez douce, une grande dureté de cœur.

Quand le père Firmin vint demeurer chez son fils, parce qu’il était trop âgé et trop faible pour cultiver la terre, maintenant, et aussi parce qu’il avait bien gagné de se reposer, après tant et tant d’années de dur travail, il fut accueilli affectueusement par son fils Roland, mais froidement, très froidement même, par Périclite, sa belle-fille.

— Que vient faire ton père ici ? dit-elle à son mari. Sommes-nous assez riches pour le garder à ne rien faire ? Et quel embarras que ce vieux, constamment dans la maison !

— Écoute, Périclite, répondit Roland, mon père est très vieux. Il a pris bien soin de moi, jadis ; il s’est tué presque à travailler, pour me donner tout le confort et l’instruction possibles et…

— Tout cela, ça ne me regarde pas ! répondit Périclite. Ça m’ennuie, moi, d’avoir ton père ici, et je te conseille de lui trouver de l’ouvrage en dehors, afin qu’il puisse gagner, au moins son sel.

— Lui trouver de l’ouvrage en dehors ! À son âge ! Tu perds la tête, Périclite, je crois ! Je n’en ferai rien !

— Nous verrons bien ! s’écria la mégère. Tiens, Roland, pourquoi n’essaies-tu pas de lui faire donner l’emploi de batteur de bans ? Tu le sais, le vieux batteur de bans de cette ville est mort, la semaine dernière ; ça serait précisément l’emploi qu’il faudrait à ton père.

— Mais, répliqua Roland, le vieux père ne pourrait sortir par tous les temps… et l’hiver…

— Nous ne sommes pas en hiver, que je sache ! S’il commençait son travail dès maintenant, il s’accoutumerait, petit à petit, au changement de température, et l’hiver prochain… Dans tous les cas, ce n’est pas tout ça ; je ne veux pas m’embarrasser du vieux ! Qu’il travaille, ou qu’il s’en aille… à l’hospice !

— À l’hospice, mon pauvre vieux père ! Jamais ! Non ! Jamais ! s’exclama Roland, dont la voix tremblait de colère.

Tout de même, il fallut passer par la décision de Périclite, et quand Roland eut obtenu pour son père l’emploi de batteur de bans, celui-ci se mit à la besogne, sans retard.

Sans doute, ce n’était pas un ouvrage fatigant ; une fois, peut-être deux par semaine, le père Firmin partait en voiture, après avoir attelé son cheval Zéphir. Zéphir était une vieille rosse qui avait labouré plus d’un pré pour le père Firmin, et celui-ci n’avait pu se décider de s’en séparer. Le vieux cheval n’aurait pu faire un travail dur, car il avait près de trente ans ; de plus, il ne mangeait que juste ce qu’il fallait pour se soutenir un peu. Voyez-vous, Zéphir n’avait plus de dents pour mastiquer ses vivres, et il ne parvenait qu’à manger de la moulée maintenant ; mais, pour le travail qu’il ferait, ce régime lui suffisait.

Tant que dura l’été, le batteur de bans n’eut pas trop à souffrir. Quand le temps était beau, le père Firmin était heureux de s’en aller par les rues de la ville et par les chemins de campagne. Car les bans devaientêtre battus dans les campagnes environnantes de la ville, aussi.

Le père Firmin, aussitôt qu’il se voyait sur la grande route, causait avec son vieil ami Zéphir ; il lui racontait ses joies et ses peines :

— Vois-tu, Zéphir, disait-il, je croyais bien que nous avions gagné de nous reposer pour le reste de nos jours, toi et moi ; mais, il ne devait pas en être ainsi. Il ne faut pas blâmer mon fils. Pauvre Roland ! Je le sais, son cœur se brise, chaque fois qu’il me voit partir de la maison et il est continuellement inquiet à mon sujet quand je suis sur la route. Mais, Périclite, sa femme. Ah ! pauvre femme, je la plains, celle-là ; car, elle est véritablement à plaindre celle qui n’a pas de cœur. Mais, ni toi, ni moi n’avons rien à craindre, tant que durera la belle saison, Zéphir. L’hiver venu, eh bien ! quand viendra l’hiver, à la grâce de Dieu ! La divine Providence veille sur tous. Marche, Zéphir !

L’été ne dure qu’un temps, hélas ! Bientôt, l’automne aux froides bises, aux presque continuelles pluies arriva. Le vieux batteur de bans souffrait beaucoup du froid, et quoiqu’il fût bien chaudement vêtu, un perpétuel frisson le secouait, aussitôt qu’il mettait le pied dehors. Il faisait son travail tout de même ; la voiture du batteur de bans circulait, quand même, dans les rues de la ville et dans les chemins de campagne, la cloche du batteur de bans sonnait — peut-être un peu moins fort — mais elle sonnait quand même pour attirer l’attention, la voix du batteur de bans s’élevait — peut-être un peu plus faible — mais elle s’élevait quand même, pour annoncer soit un concert soit une soirée, soit une conférence. Parfois des promeneurs lui jetaient quelques mots, en passant :

— Est-ce une belle soirée, au moins, que celle que vous nous annoncez là, Monsieur… Chose ?

— Oui ! Oui ! répondait le vieillard, en souriant et essayant d’empêcher ses dents de claquer sous le froid. Marche, Zéphir !

Si ces passants indifférents s’étaient doutés des souffrances physiques et morales du batteur de bans, pas un d’entre eux qui n’eût voulu lui donner des soins, et plus d’un l’eût remplacé volontiers dans sa lugubre ronde !

On était en janvier. Le temps était à la tempête. Des nuages blancs se détachaient sur le firmament sombre, et ces nuages semblaient très près du sol. Ceux qui prétendaient s’y connaître assuraient qu’il y aurait gros vent, neige et poudrerie avant la fin de la journée.

Avant de partir, ce matin-là, Roland avait fait promettre à son père de ne pas sortir ; il lui avait même dit que c’était fini pour toujours ce métier de batteur de bans, et que, quand même on essayerait de l’engager, en vue d’une conférence qui se donnait, le lendemain soir, et qu’on voulait faire annoncer dans les rues de la ville et aussi dans les campagnes, il devrait refuser.

— Demain, avait dit Roland, j’irai porter votre démission ; vous êtes trop vieux, père, pour battre les bans, en cette saison.

Mais il y avait à peine une heure que Roland était parti, quand un homme arriva pour engager le batteur de bans. Périclite entra dans la cuisine, dont elle ferma soigneusement la porte, et elle dit à son beau-père, qui se tenait, tout frissonnant, contre le poêle :

— On est venu pour vous engager ; irez-vous ?

— Impossible ! s’écria le vieillard. J’ai promis à Roland d’ailleurs…

— Comme vous voudrez ! répondit la femme. Mais, vous ne serez pas surpris si, cet après-midi, je fais tuer votre cheval. Nous n’avons que faire de cette rosse et…

— Comment ! s’écria le père Firmin. Vous feriez tuer Zéphir ! Non ! Non ! Ce pauvre vieux cheval qui m’a rendu tant de services ! Ce que nous avons travaillé ensemble Zéphir et moi ! Mais, Zéphir est mon ami ; je lui parle et il semble comprendre tout ce que je lui dis. Faire tuer Zéphir ! Sûrement, sûrement vous ne pourriez être cruelle à ce point ! et des larmes remplirent les yeux du vieillard.

— Pensez-vous, dit Périclite, que nous allons nourrir ce cheval à ne rien faire ? Tant qu’il a gagné sa nourriture, c’était bien ; mais maintenant que vous ne voulez plus le faire travailler en travaillant vous-même, je le ferai tuer, cet après-midi même, avant le retour de Roland.

— Non ! Non ! supplia le père Firmin.

— Vous pouvez sauver la vie de votre cheval, si vous le désirez. Choisissez : ou bien vous irez battre ce ban aujourd’hui, ou bien Zéphir sera tué avant le coucher du soleil.

— Dieu sait que je me sens incapable de travailler aujourd’hui ! dit le batteur de bans. J’irai, cependant. Mon pauvre Zéphir !

Vers les deux heures de l’après-midi, le père Firmin alla atteler son cheval. Il neigeait à gros flocons et le vent soufflait de plus en plus fort. Zéphir regardait son maître d’un œil plein de protestations et de reproches ; sans doute, il se demandait à quoi il pouvait bien penser de le faire sortir par un temps pareil.

Tant qu’on fut dans la ville, tout alla assez bien. Il poudrait légèrement et de petits bancs de neige s’accumulaient en certains endroits exposés aux quatre vents. Comme il avait froid le vieux batteur de bans ! Il avait tellement froid qu’il ressentait une sorte d’engourdissement dans tous les membres. Que serait-ce sur les routes de la campagne ? Mais, il irait, tout de même ; il avait été payé pour battre ce ban dans la campagne comme dans la ville, et le père Firmin était très consciencieux.

Au moment où il allait quitter la ville, il aperçut, sur le bord d’un trottoir, une enfant de trois ans à peu près, qui lui faisait signe d’arrêter et le batteur de bans arrêta son cheval immédiatement. L’enfant monta dans la carriole et elle s’assit auprès du vieillard. Celui-ci regarda la petite et il la trouva très belle, d’une beauté angélique. De grands yeux bleus, doux et limpides, une chevelure blonde qui semblait l’envelopper toute comme un manteau doré, une bouche rose et mignonne ; elle ressemblait à ces chérubins, que le père Firmin avait vus déjà, peints sur des images saintes. Le batteur de bans se dit que la petite allait prendre froid, car elle était vêtue d’un tissu blanc très léger et n’avait, sur la tête, qu’une guirlande de myosotis. Il enveloppa donc l’enfant dans la robe de carriole, puis, avisant un policier, il l’interpella :

— M. le Policier, savez-vous où demeure cette enfant ? Je veux la mener chez elle, car elle va prendre froid, légèrement vêtue comme elle l’est ; de plus, ses parents vont être si inquiets à son sujet.

— Hein ? De quelle enfant parlez-vous, père Firmin ? demanda le policier.

— Mais, de cette petite au visage d’ange qui est à mes côtés… ne la voyez-vous pas ?

Le policier haussa les épaules, puis il s’éloigna en murmurant : « Le vieux batteur de bans a la berlue ! »

Voilà la campagne ! Comme le vent souffle ! Combien difficile est la route, sur laquelle la neige s’est accumulée en petites collines déjà ! Zéphir n’avance qu’avec peine ; il souffle très fort, et souvent même il s’arrête tout à fait. Les maisons et les fermes sont clairsemées sur cette route ; mais, là-bas, tout là-bas, il y a une maison, et le père Firmin se dit qu’il y trouvera un abri pour lui et pour la petite, ainsi qu’une étable pour y abriter son cheval.

— Pauvre pauvre Zéphir ! dit-il, en s’adressant à son cheval. C’est pour te sauver la vie que je t’ai fait sortir par un pareil temps ; peut-être que tu le comprends, d’ailleurs. Cette femme allait te faire tuer aujourd’hui, avant le coucher du soleil et… Courage ! Courage, pauvre bête ! Nous demanderons l’hospitalité à ces bons habitants là-bas.

Et toi, chère petite, ajouta-t-il, en s’adressant à l’enfant, as-tu bien froid, bien froid ?

L’enfant ne répondit pas, mais secouant la tête négativement, elle sourit.

Tout à coup, Zéphir s’arrêta et c’est en vain que le père Firmin lui ordonna d’avancer. Le cheval se mit à trembler, puis il oscilla sur ses jambes. Enfin, avec une sorte de plainte qui fit bien mal au cœur du vieux batteur de bans, Zéphir tomba lourdement sur le sol ; il était mort.

Le père Firmin voulut sortir de la carriole pour aller au secours de son cheval, mais il ne le put : le froid avait tellement engourdi ses jambes et ses pieds qu’ils ne pouvaient plus soutenir le poids de son corps. Cet engourdissement sembla gagner tout à coup ses bras et ses mains, puis il sentit son cœur se refroidir soudain, comme s’il eut été étreint par une main glacée.

Alors, le vieillard s’endormit, sans doute, car il rêva…

Il rêva que l’enfant au visage d’ange avait quitté la carriole et qu’elle s’en allait sur la route en jetant une grande quantité de fleurs sur ses pas. Sur les bancs de neige, qui allaient toujours s’accumulant, l’enfant répandait des roses, des lys, des muguets, des violettes, des chrysanthèmes, des marguerites, des myosotis, des jasmins et des pavots, puis elle fit signe au batteur de bans de la suivre.

Sur ce chemin parsemé de fleurs, et qui allait toujours montant, le vieillard marcha longtemps, suivant toujours l’enfant, qui le précédait en souriant. À un moment donné, elle se tourna de son côté, montrant le reste de la route à suivre, route fleurie conduisant à de splendides portes d’or, entr’ouvertes pour le recevoir, puis l’enfant déploya de mignonnes ailes et elle disparut.

Le lendemain, on trouva, ensevelis dans un banc de neige, le père Firmin et son cheval Zéphir…

Jamais plus, dorénavant, le vieux batteur de bans ne souffrirait du froid, dans les rues de la ville et sur les routes de la campagne : le père Firmin avait battu son dernier ban.