Autour de l’Afghanistan/Chapitre VIII

Librairie Hachette et cie. (p. 185-212).

CHAPITRE VIII

DE KOH-I-MALEK-SIAH À MESCHED

Haozdar et son antique forteresse. || Nasretabad. || Une ville morte de la frontière afghane. || Au barrage du Hilmend. || Navigation en rivière. || La tempête de sable. || Noël au consulat britannique. || Départ pour Mesched. || Une halte à Birdjend. || Journées de misère sous la neige. || La boucle est heureusement bouclée.
* * *


N ous quittons Koh-i-Malek-Siah le 5 décembre au matin par un ciel merveilleusement pur.

La caravane chemine d’abord entre deux rangées de falaises noires jusqu’au misérable thana d’Hourmak, où quelques sources mettent un peu de verdure. Puis brusquement la vallée s’ouvre, les collines s’abaissent, et nous entrons dans un vaste désert de pierres grises. À droite, c’est-à-dire vers l’est, on devine la dépression du God-i-Zireh ; au sud s’érige la pyramide sombre du Koh-i-Malek-Siah, tandis que vers l’ouest une longue chaîne, le Palan-Koh, barre l’horizon de sa cime dentelée.

Cette première étape nous amène de bonne heure au puits de Reg, près duquel notre petite troupe a vite fait de planter les tentes… Au crépuscule, le ciel rosé colore d’une teinte pâle très douce les tamaris qui nous entourent ; puis la nuit vient, nuit d’Orient toute scintillante d’étoiles. Alors nos hommes, joyeux de la journée finie, s’installent autour d’un grand feu de branchages et c’est, pour un instant, la vie bruyante et gaie dans ce coin perdu de l’immensité morte du désert.

Le lendemain nous avançons au milieu d’une plaine argileuse, au pas rapide des chameaux, ravis sans doute de ne plus sentir sous leurs pieds meurtris le sol caillouteux du pays béloutche. Voici maintenant le Chellah, large canal aux bords escarpés qui, pendant les périodes d’inondation, fait communiquer les lacs du Seïstan avec le bassin moins élevé du God-i-Zireh. À l’époque où nous y touchons, la communication n’est pas établie ; pourtant sur de nombreux points existent des biefs profonds remplis d’une eau fortement salée. Ashraff-Khan nous avait fait espérer une chasse aux canards dans ces parages, mais hélas ! l’horizon, aussi loin que peut aller notre regard, n’est troublé par aucun battement d’ailes.

De l’autre côté du canal, perchées sur un monticule de sable, des ruines à l’aspect imposant attirent mon attention, et comme il est l’heure de la halte méridienne, nous nous dirigeons vers ces hautes murailles dont l’ombre nous sera précieuse. Quatre constructions identiques, aux coupoles à moitié démolies, entourent une sorte d’étroit préau : elles occupent le sommet de
PAYSAN SEÏSTANI FILANT LA LAINE.

LA SOURCE D’HOURMAK AU POINT OÙ LA ROUTE DU SUD PÉNÉTRE DANS LE SEÏSTAN.
la dune où se dressent, serrés les uns contre les autres, d’innombrables sarcophages faits de briques séchées au soleil. Au temps jadis — me dit Sher Jan — l’inondation couvrait chaque année la plaine environnante, et pour défendre leurs morts contre l’envahissement irrespectueux des eaux du Hilmend, les indigènes les enterraient sur les rares collines de la région.

Reprenant notre course vers le nord, nous passons aux puits de Nowar, et vers quatre heures nous franchissons la porte du thana anglais de Ghirdi Chah dont un superbe thanadar, à la longue barbe rouge de henné, nous fait les honneurs… L’installation n’est pas luxueuse, mais tout est d’une propreté parfaite qui est à la louange de l’administration britannique.

Nous quittons le poste le matin de très bonne heure par un clair de lune merveilleux. Peu à peu l’Orient s’éclaire ; c’est d’abord une lueur rosée, à peine visible, qui insensiblement s’étale, baigne tout l’horizon d’une teinte rouge uniforme et, tout à coup, dans une déchirure de brume sanglante, le globe du soleil apparaît, projetant sur la plaine la silhouette déformée et fantastique de nos bêtes. On chemine toute la matinée dans cette solitude argileuse à la même allure régulière et balancée. Sher Jan me conte que le sol que nous foulons était occupé jadis par d’immenses pâturages ; mais une querelle avec les Afghans ayant amené le desséchement du canal de Tarakoun, la végétation disparut et les habitants émigrèrent vers le nord où ils sont encore.

Il est près de neuf heures quand nos chameaux s’agenouillent devant la porte monumentale du fort d’Haozdar dont les hautes murailles flanquées de tours ne gardent plus maintenant que le désert. À l’ombre de ces ruines, sous la voûte ogivale de l’entrée, nous nous installons pour la halte quotidienne. Mais c’est en vain que je cherche, parmi ces merveilleux débris d’une architecture disparue, une inscription, un document qui puisse situer dans le temps la construction de la forteresse. Il ne reste rien au-dessus du sol que des briques d’argile desséchée, rongées par la poussière des siècles.

Vers deux heures on repart malgré la chaleur. Nous voici devant deux huttes misérables auprès desquelles s’agite et grouille une multitude bêlante de moutons et de chèvres ; c’est le puits de Chah-Mohamed-Reza. Quelques bergers en tirent une eau boueuse qu’ils versent dans une sorte d’auge creusée à même le sol, et nos chameaux, qui depuis le départ n’ont pas pu se désaltérer, penchent vers cet abreuvoir de fortune leurs longs cols flexibles et se gargarisent à plaisir.

Changement à vue !… Nulle part comme en ces contrées, le caprice de la nature ne s’est distrait davantage à la fantaisie des contrastes. Le ciel, l’air, l’aspect du sol et des choses, tout change au détour d’une sente. Ici, c’est la surprise d’un paysage riant et d’une terre féconde. En moins d’une heure de marche, nous sommes arrivés brusquement au milieu des cultures : partout des canaux d’arrosage pleins à déborder, des
LA PROVINCE PERSANE DU SEÏSTAN.
(D’après la carte de la mission Mac-Mahon et les itinéraires de l’auteur.)
champs de blé, des prairies où paissent de grands bœufs roux, où s’acheminent des laboureurs aux vêtements de toile bleue. La campagne se peuple, et de tous côtés apparaissent des tentes noires devant lesquelles sortent pour nous voir passer les femmes et les enfants, tandis que de grands chiens au poil fauve aboient furieusement aux jambes de nos bêtes.

Rien ne peut donner une idée de l’impression qu’on ressent à la vue de cette contrée fertile et vivante, après trente jours de marche dans la solitude la plus désolée, la plus sombre peut-être qu’il y ait au monde. L’odeur de la terre fraîchement remuée me grise, m’enchante ; j’éprouve une jouissance inexprimable à m’en emplir les poumons, et cette fin d’étape, qui nous amène au village de Loutak à l’heure violette du crépuscule, me paraît une des plus délicieuses du voyage.

9 décembre. — Aujourd’hui, montés sur les chevaux que nous a fort gracieusement envoyés le consul britannique, nous sommes en route dès l’aurore, avançant à bonne allure au milieu de vastes champs labourés. Voici le village de Sekoha et sa forteresse aux donjons crénelés qui abrite une petite garnison persane. Plus loin, nous trouvons le secrétaire du consul de Russie qui vient, suivi de tous les cosaques en grand uniforme, nous souhaiter la bienvenue. Congratulations, arrêt sous une magnifique tente dressée tout exprès, lunch rapide, et en route pour Nasretabad !

Vers quatre heures, on voit poindre les premières coupoles et, dans une immense plaine grise, redevenue aride et désolée, apparaît peu à peu la minuscule capitale. Notre cavalcade longe maintenant les murailles de la ville officielle, passe devant le consulat de Russie pavoisé aux couleurs des deux nations alliées, et franchit la porte du consulat britannique, tandis que, rangés côte à côte, cosaques et sowars[1], sabre au clair, rendent les honneurs.

Accueil charmant du capitaine Daukes, notre hôte. Nous reprenons contact avec la vie civilisée dans la chaude intimité de son confortable « home » et la soirée se passe à deviser gaiement, autour d’une haute cheminée où brille la flamme claire de grosses branches de tamaris.

Nous voici, après des étapes sans nombre, parvenus enfin dans la capitale de cette province un peu mystérieuse, de cette antique Drangiane dont l’extraordinaire fertilité lui valut d’être une proie pour tous les conquérants. Alexandre, Gengiz-Khan, Tamerlan, puis, plus près de nous, Nadir-Schah, anéantirent, avec une persistance inlassable, les richesses de cette oasis unique au milieu de l’immensité nue des déserts.

Dans ces dernières années, les deux influences rivales qui se disputaient l’empire iranien ont mené là une politique des plus actives dont le pays a peut-être souffert. Mais aujourd’hui que le Seïstan est compris dans la zone d’influence de la Grande-Bretagne, que toute compétition est écartée, on peut être certain que les Anglais sauront ramener dans cette région la
PORTE DE LA FORTERESSE EN RUINES D’HAOZDAR.
prospérité qu’elle connut aux premiers siècles de la domination arabe.

La capitale se compose de deux agglomérations distinctes : Nasretabad, forteresse à moitié démolie où réside le gouverneur persan, et Husseinabad, groupe de pauvres masures au milieu desquelles s’élèvent les deux consulats européens. Le tout ne comprend pas plus de 4 à 5 000 habitants.

Certes, la situation politique du Seïstan aurait mérité une étude approfondie, mais je n’étais pas venu jusqu’ici pour me livrer à une enquête de cette nature ; ce qui m’intéressait avant toutes choses, ce qu’il me tardait de voir, c’était les curieuses ruines de la contrée, c’était le fleuve Hilmend et son grand barrage, c’était enfin la montagne sainte du Koh-i-Kouadja et sa ceinture de lacs salés. Il fut donc entendu que, sous l’égide de notre hôte, nous visiterions ces différentes merveilles et que nous commencerions par une promenade vers la frontière afghane.

13 décembre. — Dès le matin, dans le jardin du consulat, nous montons à cheval par un ciel d’une limpidité merveilleuse. Dans la plaine, à perte de vue, les jeunes pousses de céréales mettent sur le sol comme un reflet d’émeraude et, de temps à autre, un souffle passe qui fait onduler ces immenses nappes vertes et qui les moire ça et là délicatement.

On n’avance guère, car les chevaux glissent sur l’argile humide et il nous faut à tout instant passer de larges canaux d’arrosage, parfois profonds, où les pauvres bêtes s’enlizent et pataugent à plaisir. À 5 kilomètres environ de Nasretabad nous traversons le village moderne de Bounjar, au grand émoi des habitants tout étonnés de cette cavalcade européenne, puis marchant toujours à l’est, nous arrivons vers midi devant une immense tour connue dans le pays sous le nom de Mil-Kazimabad[2] ou « pilier de Kazimabad ». Construite en briques rouges, elle porte deux inscriptions circulaires, l’une à mi-hauteur, l’autre au sommet, tracées en lettres coufiques ; à la paroi intérieure est accroché un escalier entre les marches duquel gîtent d’innombrables colonies d’abeilles.

Le cuisinier du consulat qui nous avait devancés, nous sert, à l’ombre du monument, un fin déjeuner qui contraste avec les repas sommaires que nous préparait Emir Schah dans les solitudes béloutches. À deux heures, on se remet en route ; le consul et Zabieha vont chasser sur la frontière afghane, pendant qu’avec l’interprète Fazer-Aman, je vais explorer les ruines de l’antique cité de Zahidan qui couvrent la plaine sur une longueur de plus de 10 kilomètres et s’étendent jusqu’au Hilmend. Ici les enceintes succèdent aux enceintes, les portiques aux portiques, mais tout est anéanti, corrodé presque complètement par les vents fous du Seïstan.

Le silence de ces ruines mystérieuses, éparpillées
SEÏSTAN : FEMME BÉLOUTCHE TISSANT UN TAPIS À L’ENTRÉE DE SA HUTTE.
par le temps en un chaos étrange, laisse le spectateur muet, lui aussi, devant ces débris d’une splendeur disparue dont nulle pensée humaine, si loin qu’elle se reporte, ne saurait évoquer la vie intense et merveilleuse. Ces immenses villes de rêve qui resplendissaient jadis des plus riches couleurs de l’Orient, ces cités opulentes dont l’imagination se plaît à ressusciter la joie et l’activité, sont aujourd’hui rejetées au néant, froides, mortes, inexistantes. De cette muraille haute qui s’effrite et du sommet de laquelle dut retentir l’appel vibrant des trompettes, plongent dans l’espace vide de tristes hiboux, au plumage couleur d’argile, dont le cri lugubre appelle la nuit ! Pas une pierre gravée qui parle, nulle inscription révélatrice. Sur le sol dévasté où l’herbe même ne pousse plus, le pied heurte seulement des morceaux de porcelaine aux merveilleux dessins, des tons les plus délicats et qui sont les débris lumineux de la vie intime de ces palais grandioses. On a peine à s’arracher à l’énigmatique attirance de cette terre défunte, et plusieurs fois, comme malgré soi, on s’arrête pour regarder en arrière et pénétrer ses yeux et son souvenir de cette magnificence éteinte, anéantie.

Il est tard déjà et le soleil est bas sur l’horizon quand nous arrivons au campement. Les tentes sont groupées ce soir au pied même d’une antique redoute, bouleversée par les siècles mais encore formidable dans sa masse puissante, que les derniers rayons du couchant teintent d’une lueur de flammes… Que de sièges elle a dû subir, que d’assauts elle a dû repousser ! Et je me reporte au temps où les armées des plus grands capitaines campaient à la place où nous sommes, où ces géants d’un autre âge rêvaient guerre et conquête sous ce même ciel, qui lui n’a pas changé…

Cependant la nuit était tout à fait venue : il ne restait plus sur la crête dentelée des murailles qu’un mince trait de lumière, qu’un brouillard rose à peine visible. Alors j’interrogeai Fazer-Aman, mon compagnon, sur la fin de cette ville étrange, je lui demandai de me dire à quelle époque elle s’était éteinte pour toujours. Mais l’Afghan, très calme, avec le ton fataliste des Orientaux : « Dieu seul le sait » dit-il, et sa main me montra un petit croissant de lune pâle qui montait dans le ciel au-dessus de la forteresse.

Cette nuit du 14 décembre a été particulièrement troublée par les hurlements des chacals et des chiens qui se sont livrés des luttes épiques autour du campement. Les enfants du hameau voisin nous entourent pendant le déjeuner : le type de la plupart d’entre eux rappelle beaucoup celui des fellahs des bords du Nil, mais certains appartiennent à la race noire et présentent tous les caractères des Soudanais. Comment ces Africains, qu’on ne rencontre ni au Béloutchistan, ni dans les régions avoisinantes, sont-ils venus jusqu’ici ? C’est là un problème que je pose sans essayer de le résoudre.

Pendant que Daukes et Zabieha partent chasser sur les bords du Hilmend, Fazer-Aman va me conduire
LE VILLAGE MODERNE DE BOUNJAR, PRÈS DE NASRETABAD.
vers une antique cité située plus au sud. Dès le départ, nous pénétrons dans des fourrés de tamaris coupés de grandes clairières cultivées, Ça et là, des groupes de huttes béloutches[3] faites d’un clayonnage recouvert d’argile ; alentour les chiens font bonne garde et nous ne passerions pas sans morsures si nous n’étions à cheval.

À mesure que l’on avance, les arbres se font plus hauts et plus épais, et c’est presque une forêt impénétrable qui entoure la colline où s’élevait jadis la ville de Charistan, but de notre promenade. Grimpés sur l’immense tertre couleur d’argile qui domine la plaine à perte de vue, nous apercevons bien deux ou trois huttes, mais aucune ruine ne se montre à mon œil désappointé. Les vents furieux ont fait leur œuvre, et les misérables nomades que j’interroge, dans le vague espoir de quelque tradition conservée, restent muets sur l’histoire de cette antique forteresse.

Quelques kilomètres à travers une campagne toujours semblable nous amènent devant un grand village béloutche où réside, paraît-il, le chef d’une importante tribu. Du reste notre venue lui a sans doute été signalée, car où le voit se hâter vers nous, suivi de son porte-pipe. Il faut, hélas ! pénétrer un instant dans sa demeure et nous asseoir, pour prendre le thé, sur un tapis multicolore où doivent sûrement prospérer des colonies de petites bêtes dont j’ignore le nom, mais dont je connais trop bien la nature malveillante…

Le vieux Charistan s’éloigne à présent derrière nous, tandis que se rapproche une ligne de collines noirâtres parsemées de constructions en ruines, restes de ce qui fut, il y a peu d’années, la résidence de la mission Mac-Mahon. Notre campement est installé tout près de là, me dit le guide… On perçoit, en effet, bientôt le choc des lourds marteaux sur les piquets, les aboiements des chiens, les appels des hommes ; et voici le village de toile que le crépuscule, déjà venu, teinte d’une couleur de glycine infiniment délicate.

Aujourd’hui nos tentes sont dressées, parmi les hautes herbes, sur les bords du Roud-i-Seïstan[4] ; les eaux sont profondes et claires où se reflètent leurs silhouettes blanches, et je ne puis me lasser d’admirer ce tableau qu’on dirait dessiné pour le plaisir des yeux. C’est l’heure apaisée du soir, l’heure où l’on cause autour des feux en écoutant les récits de chasse et les vieilles légendes. L’air est rempli du parfum léger des innombrables tamaris ; il y a comme un recueillement sur toutes choses et quand les conversations cessent, on n’entend plus que le bruit sourd du fleuve et le chant monotone des grillons.

Le lendemain, dès que le soleil a réchauffé l’atmosphère, nous quittons le campement, le fusil à la main. Il a été décidé que nous irions jusqu’aux rives du
UN COIN DES REMPARTS DE LA VILLE MORTE DE ZAHIDAN.

SUR LES BORDS DU HILMEND : GROUPE DE PAYSANS SEÏSTANIS VENANT RÉPARER LE « BEND ».
Hilmend, distant de quelques kilomètres seulement, en battant les buissons où se cachent, paraît-il, des légions de perdreaux. De fait, nous n’avions pas fait cent pas en dehors du camp que le premier coup de fusil éclate, suivi de beaucoup d’autres… c’est pendant une heure une fusillade générale. Le gibier est une sorte de perdrix brune à tête noire ; quant aux chiens, ils sont remplacés par de jeunes Béloutches agiles comme des lévriers et vifs comme la poudre.

Bientôt nous sommes devant le fort en ruines de Kouhak qui est construit sur un monticule dominant à courte distance le fleuve Hilmend et le territoire afghan. Ce fort, qu’on dit abandonné depuis deux siècles, est un des mieux conservés de tous ceux que j’ai vus au Seïstan : avec ses tourelles d’angle renflées à la base, ses meurtrières, ses créneaux, son chemin de ronde intérieur, il ressemble étonnamment à nos châteaux forts du Moyen âge. Du sommet la vue est merveilleuse : au premier plan, la plaine couverte de hautes herbes de couleur sombre, puis le long ruban d’argent du Hilmend roulant la masse de ses eaux du sud au nord et fermé juste devant nous par le barrage, fameux dans l’histoire du pays, qu’on appelle le Bend-i-Seïstan, long de plus de 150 mètres et large de 15 à 20, il est composé de fascines maintenues par des piquets. Un bien faible volume d’eau passe au travers et l’on comprend sans peine que les riverains afghans déplorent cette construction qui assèche leur fleuve.

Nous ne résistons pas à l’envie de poser les pieds sur la terre afghane et traversant le Hilmend sur les fascines — au grand émoi de quelques pêcheurs à la ligne — nous allons secouer la poussière de nos brodequins sur le territoire de l’Émir de Kaboul.

Deux canots démontables, venus du campement, ont accosté le barrage et nous regagnons avec la rapidité de la flèche notre petit village de toile au-dessus duquel flotte gaiement le pavillon britannique. Un courrier est arrivé de Nasretabad pendant notre absence ; il apporte un télégramme du ministre anglais à Téhéran ainsi conçu : « Schah atteint d’inflammation du cœur ne passera pas la nuit. » Cette nouvelle attristante vient mettre quelque voile sur notre quiétude parfaite. Outre qu’il m’est pénible d’apprendre la fin prochaine de cet empereur ami de la France et qui me fut si bienveillant, je pense à l’agitation que cette mort ne manquera pas d’apporter dans le pays. Or, j’ai déjà vécu au Yun-nan, en Mandchourie à des époques fort troublées, je sais donc combien peu les révolutions facilitent les voyages…

16 décembre. — Dans la lumière radieuse d’une matinée de printemps, notre camp s’éveille, s’agite, s’organise pour le départ. En hâte on quitte les tentes qu’il faut abattre et charger sur les chameaux, afin que ce soir, avant le crépuscule, elles soient prêtes pour nous recevoir au village de Djézinak.

Les deux canots sont là qui nous attendent : avec eux nous allons descendre le Roud-i-Seïstan, pendant que la caravane ira directement au gîte d’étape. Sur les
INTÉRIEUR DU FORT ABANDONNÉ DE KOUHAK.
berges couvertes de tamaris et de roseaux on aperçoit des bœufs, des ânes, ou des enfants qui regardent d’un œil étonné. Ils n’ont pas l’habitude, en effet, de voir des barques naviguer sur leur rivière, car le seul mode de locomotion fluviale employé par les Seïstanis est une sorte de radeau appelé toutine, faisceau de branchages dont l’avant se recourbe en forme de col de cygne. Nous passons devant plusieurs villages construits pour la plupart sur un monticule qui les met à l’abri des inondations ; leurs petites maisons aux toits en coupole, leurs vieilles tours se reflètent dans l’eau du Roud et défilent ainsi devant nos yeux en une multitude de tableaux charmants… Comme cette navigation en rivière nous change agréablement des longues trottes à chameau parmi les cailloux noirs du désert béloutche !

Voici le vieux fort de Kemak, puis le mazar d’Atachga perché au sommet d’une colline toute blanche. Plus loin, la rivière s’étale au milieu de marais couverts de joncs où résident, paraît-il, d’innombrables colonies de canards. Nous nous réjouissons déjà d’une hécatombe prochaine quand soudain le vent se lève, un vent fou qui soulève des tourbillons de sable et manque de faire chavirer nos légères embarcations.

Il faut accoster au plus vite et se chercher en hâte un abri derrière un petit monticule de sable qui par bonheur se trouve là. Une heure durant, nous assistons ainsi au déchaînement de la tourmente. Puis tout à coup on ne sait pourquoi, le vent se calme, l’horizon funèbre s’éclaircit et nous reprenons sous un gai soleil notre navigation interrompue.

Les lacs traversés, nos canots pénètrent dans un étroit chenal que bordent des dunes élevées ; mais le guide fait signe de stopper, nous sommes parvenus au terme du voyage sur le Roud-i-Seïstan, et c’est à pied maintenant que nous nous dirigeons, à travers d’innombrables collines de sable mouvant, vers le petit village de Djézinak où le camp doit être monté. Pourtant rien n’est encore prêt quand nous y arrivons ; les chameaux, retardés par le passage des mille canaux d’irrigation, sont encore loin et nous les attendons sans impatience, admirant la transparence et la beauté merveilleuse d’un ciel bleu, du bleu foncé des turquoises les plus rares.

Le soleil disparaît à peine à l’Occident que la tourmente reprend plus violente encore que dans la journée ; elle emporte, elle disperse tout, et nos hommes, obligés de lutter sans trêve, ont les plus grandes difficultés à installer le campement. D’heure en heure le vent sinistre augmente de force ; il souffle avec rage, jetant contre nos frêles demeures des nuées de petits cailloux dont les chocs répétés font sur la toile comme un roulement de tambour. Les tentes elles-mêmes se soulèvent, elles claquent en faisant craquer les piquets, et couché dans mon lit de sangle, j’attends la minute où, libéré de ses amarres, mon abri de toile s’envolera vers le ciel comme une montgolfière, me livrant sans défense à la merci de la rafale. Nuit d’effroi et d’attente anxieuse, véritable nuit de cauchemar, où pendant les rares accalmies on entend le cri lugubre des chameaux qui, affolés, cherchent à briser leurs entraves.

Au matin, nos tentes sont encore à peu près debout, mais la plupart des cordes ayant cassé, elles s’agitent lamentablement sous la bise qui reprend plus âpre, plus froide, plus folle qu’hier soir. Mon lit, mes vêtements sont ensevelis sous une épaisse couche de sable ; dehors on n’y voit pas à 10 mètres. Que sont devenus les chevaux et les bêtes de somme ? Il ne faut pas songer à se mettre en route ; le seul parti qu’il nous reste à prendre est d’aller chercher un abri dans une des maisons du village. Malheureusement l’interprète, parti en ambassadeur, revient la tête basse : tous les habitants sont mariés, paraît-il, et par conséquent ils ne peuvent admettre un étranger sous leur toit.

Après bien des palabres, on se décide à nous offrir un caravansérail en ruines où nous nous installons tant bien que mal, pêle-mêle avec nos hommes. On y déjeune en grelottant… mais la tourmente ne cesse pas et les indigènes prétendent qu’elle durera sept jours ! Mieux vaut donc tenter de rentrer ce soir à Nasretabad distant seulement de 18 kilomètres. Donc à midi, emmitouflés aussi bien que possible et marchant dans les traces des chevaux qui nous servent à la fois de guides et de coupe-vent, nous affrontons la rafale. Ce départ est lugubre ; nous avançons péniblement, le corps plié en deux, les yeux à peine entr’ouverts, nous abritant le mieux possible du sable qui nous fouette le visage et qui nous fait atrocement souffrir.

Peu à peu cependant la poussière diminue, l’étrange brouillard jaune se dissipe, et nous avons alors la possibilité de monter à cheval… Voilà deux longues heures que nous avons quitté Djézinak, luttant constamment contre la tempête. Quand quelques minutes après, à bout de forces, nous faisons halte à l’abri d’une immense ruine, nous n’avons plus figure humaine ; une couche uniformément grise nous recouvre des pieds à la tête et nous rend méconnaissables. On a eu là un terrible moment à passer, mais Nasretabad est proche, dit le guide.

Nous arrivons en effet vers quatre heures dans la capitale, tout joyeux de nous retrouver enfin devant le feu clair qui pétille et qui flambe. La bonne chaleur du « home » nous paraît délicieuse après un pareil effort, et tout à fait reposés maintenant, nous songeons à nos malheureux serviteurs qui courent peut-être encore à la recherche des chameaux dispersés ce matin par la tourmente.

19 décembre. — Aujourd’hui, c’est la fête onomatique de l’empereur de Russie ; donc, ayant endossé l’habit noir dès le matin, je vais en compagnie de Zabieha porter mes vœux, suivant l’usage, au représentant du Tzar.

Le consulat russe a arboré le grand pavois ; partout sur les coupoles blanches, les pavillons tricolores claquent au vent, et dès l’entrée nous sommes reçus
LE FORT ET LE VILLAGE DE KEMAK SUR LES BORDS DU ROUD-I-SEÏSTAN.

LES BERGES DU ROUD-I-SEÏSTAN COUVERTES DE TAMARIS ET DE ROSEAUX.
au son d’une musique militaire persane, prêtée par le gouverneur. Quelques misérables pouilleux, aux uniformes en lambeaux, soufflent désespérément dans des trombones bosselés, informes, tandis que d’autres, à tour de bras, s’escriment sur la grosse caisse et le tambourin. Nos baraques foraines n’ont jamais rien inventé d’aussi fou, mais il faut songer que nous sommes au Seïstan et qu’une musique, même funambulesque, est par ici un très grand luxe.

Le lendemain, qui se passe en causeries et en promenades à travers les rues du village, ie vent recommence à souffler en tempête et nous craignons fort qu’il ne faille abandonner le projet d’excursion vers la montagne sainte.

Par bonheur les dieux nous furent propices ; ce fut par un ciel très pur, par une brise si légère qu’on la sentait à peine que nous mîmes le cap sur le Koh-i-Kouadja le 21 décembre. Et bientôt, éveillant notre surprise et notre admiration, apparut devant nous la colossale table de basalte qui, à cette époque, émergeait comme une île au milieu des flots saumâtres du Naizar. Grâce au calme des eaux nous pûmes en faire le tour et poser un instant le pied sur cette terre énigmatique peuplée des plus curieuses légendes.

25 décembre. — C’est le tour du consulat britannique d’arborer le grand pavois. Aujourd’hui, jour de Noël, le capitaine Daukes reçoit officiellement toutes les autorités du pays et nous revoyons le défilé que nous avions admiré chez les Russes, il y a quelques jours, avec la même pompe, sauf pourtant la musique militaire qu’on n’a pas dérangée, Elle sera remplacée par un gramophone géant ; et pendant ces dernières heures passées sous le toit d’un ami, les notes vibrantes et gaies de chansons françaises éveilleront en nous comme un écho de la patrie encore lointaine.

Hospitalité franche et cordiale, accueil empressé, attentions délicates, rien ne nous a manqué durant notre séjour à Nasretabad et nous en emportons un souvenir charmé. Pourtant la courtoisie aimable de nos hôtes ne s’est pas tenue satisfaite de tant de prévenances. Dans notre route vers Mesched nous serons escortés par des cavaliers de leurs gardes personnelles et nous partirons demain, emmenant à notre suite deux cosaques et deux lanciers hindous. On verra donc pour la première fois, dans ce coin de la Perse, les soldats de la Russie et ceux de la Grande-Bretagne cheminer côte à côte dans une même caravane.

26 décembre. — Les muletiers sont prêts de bonne heure et nous nous mettons en route accompagnés du capitaine Daukes et de ses sowars, de M. Nekrassof et de ses cosaques, et précédés d’une troupe de chameliers porteurs de larges drapeaux français et russes ! Bref, nous allons jusqu’au premier gîte d’étape — le village d’Afzelabad — au milieu d’une fantasia extraordinaire… et quand, après la dernière poignée de main échangée parmi les hourras des cosaques, tous ces amis s’éloignent, c’est avec eux la vie, la bonne humeur qui s’en va.
NOUS QUITTONS NASRETABAD AU MILIEU D’UNE BRILLANTE ESCORTE DE COSAQUES ET PRÉCÉDÉS DE CHAMELIERS PORTEURS DE LARGES DRAPEAUX FRANÇAIS ET RUSSES.

Dans la plaine peu à peu le bruit des voix s’est éteint ; le groupe animé n’est plus maintenant qu’un point sombre imperceptible, puis tout s’évanouit, le silence s’empare des choses et nous restons seuls, Zabieha et moi, au seuil d’un nouveau désert, devant l’inconnu troublant et impénétrable…

Notre caravane, dans son pittoresque, a quelque chose de bouffon. Ce n’est plus — à travers les roseraies du Naizar — le lent défilé de nomades déjà entrevu, c’est le déplacement baroque de la troupe d’un cirque ambulant qui va donner une représentation dans quelque bourgade prochaine. En tête marchent les deux cosaques flanqués de Djouma-Khan, le « Ferasch » du consulat russe, et de Rahim-Berdi, un Turkoman de Merv, venu de la Transcaspie à la suite de quelque assassinat sans importance. Nous suivons ce premier groupe, au pas trottinant de nos poneys, tandis que s’allonge par derrière la file des mulets de bât, au milieu desquels étincelle la tunique rouge brodée d’or d’un riche Afghan qui se rend à Mesched, lui et sa fortune, sous notre protection. Une pauvre caravane de bourriquets, dont les propriétaires se sont placés également sous notre égide, trotte désespérément à l’arrière-garde, escortée de deux lanciers hindous préposés à la surveillance du convoi.

Cheminé tout le long du jour, sous un soleil de feu, parmi les grands roseaux dont les pointes nous dominent. La piste, à peine visible, suit un seuil surélevé d’où les eaux se sont retirées depuis peu et, dans un sol d’argile encore humide, nos pauvres bêtes bronchent, s’enlizent et n’avancent que lentement. À droite et à gauche brille la nappe liquide où s’ébattent, parmi les joncs, des milliers de canards et de sarcelles ; des vols d’oies, de mouettes, de hérons sillonnent constamment l’azur du ciel, mais hélas ! trop haut pour qu’il soit possible de les atteindre, et vers le sud on aperçoit la silhouette sombre du Koh-i-Kouadja.

À l’heure où le soleil va disparaître derrière les montagnes rocheuses du Palan-Koh, mettant comme une vapeur carminée sur l’eau tranquille des grands lacs, nous arrivons devant le caravansérail de Labi-Bering dont les coupoles blanches se teintent, elles aussi, de la couleur délicieusement rosée qui imprègne le paysage.

Il nous faudra demeurer ici deux jours, afin de mettre cinq fois 24 heures entre notre départ de Nasretabad et notre arrivée à Bandan, le poste de la quarantaine ; ainsi en ont décidé les règlements édictés voici bientôt une année, à l’époque où la peste régnait au Seïstan.

30 décembre. — Derrière les coupoles, l’aurore met au ciel de longues écharpes sanglantes quand nous montons à cheval. Les mules sont parties avant l’aube ; elles font une tache sombre sur les marches du grand escalier de pierre que nous allons grimper à leur suite. Aujourd’hui, la route quitte en effet la dépression du Naïzar et monte, monte sans cesse à travers de mornes étendues uniformément grises, sans un brin d’herbe
DJOUMA-KHAN ET L’'UN DE NOS COSAQUES SUR LE TOIT D’UNE MAISON À BIRDJEND.
verte, sans une goutte d’eau. Dure étape que cette chevauchée de 60 kilomètres, parmi les petits cailloux blancs et noirs qui roulent à chaque pas sous les pieds de nos bêtes.

Il est tard quand nous atteignons enfin l’antique forteresse de Bandan ; c’est l’heure où l’on va cuire le pain dans les cônes d’argile et, de tous côtés, de hautes flammes claires s’élancent en tourbillons vers le ciel, mettant comme des reflets d’incendie sur les murailles toutes proches. Les femmes vêtues de rouge causent en groupes pittoresques autour de chaque feu et l’on dirait une réunion de sorcières assemblées pour quelque fantastique sabbat…

La palmeraie de Bandan, située dans le fond d’une gorge étroite, est la porte du Seïstan vers le nord ; de l’autre côté d’un passage rocheux commencent les territoires du Kaïnat. Nous franchissons ce col, obstrué par d’énormes blocs de granit, le 31 décembre vers midi et dévalant le long de la ligne de plus grande pente d’un immense glacis absolument désertique, nous atteignons de bonne heure le point d’eau appelé Al-Abad.

C’est dans l’unique maison à moitié démolie de cette oasis abandonnée, dans une salle basse ouverte à tous les vents, que nous passons la dernière nuit de 1906. Pourtant nous avons le respect des vieilles traditions et nous voudrions, comme aux heures familiales de jadis, fêter dignement la nouvelle année. Mais comment faire ? Nous n’avons par ici ni dinde rebondie, ni pâté de Strasbourg… Alors Zabieha découvre au fond d’une cantine une dernière bouteille de champagne et nous buvons gaiement à la France, aux amis que nous y avons laissés, à l’heureuse issue du voyage !

1er janvier. — Notre caravane chemine aujourd’hui toute la journée à travers un désert jaunâtre aux longues ondulations. Çà et là, surgissent de cet océan de cailloux des îlots rocheux, arêtes minces de granit sombre ; on dirait les nageoires dorsales de poissons gigantesques qui seraient restés là pétrifiés aux premiers temps du monde.

Le soleil va se coucher dans une poussière d’or quand nous arrivons devant les premières maisons de Neh, terme de notre étape. Djouma-Khan, qui connaît les cantonnements de la route, nous conduit à la douane où nous sommes fort aimablement accueillis par les fonctionnaires indigènes. Ce soir nous aurons une chambre toute blanchie de chaux neuve et des vivres à profusion…

Nous allons chevaucher maintenant chaque jour à travers une contrée déserte qui rappelle à s’y méprendre les plaines du pays béloutche, avec ses rivières desséchées et ses maigres buissons rôtis par le soleil. Tantôt le sol est entièrement plat, semé de cailloux noirs et blancs, tantôt il ondule comme la surface d’une mer agitée par grande houle ; on trouve chaque soir à s’abriter dans un pauvre village, mais bien souvent l’eau y est saumâtre et l’on doit alors emporter des outres pleines pour deux ou trois jours.
PALAIS DE L’ÉMIR DU KAÏNAT PRÈS DE BIRDJEND.

LE RETOUR SOUS LA NEIGE DANS LES MONTAGNES DE TORBET-I-HEIDARI.

Par Soosp, Sahalabad, Ser-Bicheh[5], Mood, nous atteignons Birdjend au soir du 7 janvier.

Ici nous entrons en relations immédiates avec les autorités ; dès le premier jour c’est au consulat russe, où nous logeons, un défilé ininterrompu de seigneurs en tenue de cérémonie : le directeur de la poste, le colonel chef du télégraphe, le kargouzar[6], les deux médecins indigènes et, pour clore la série, le moustaphi — aide de camp du gouverneur — qui nous apporte de la part de son maître une ribambelle de cadeaux[7].

En échange l’Émir sollicitait la faveur d’une visite et ce n’était pas le plus drôle. Il fallut pourtant faire contre mauvaise fortune bon cœur et le lendemain, dans le landau de son Excellence, nous galopions à une allure folle, parmi la plus brillante escorte, vers le castel princier.

Chauket el-Moulk (Gloire de la Contrée) est un homme de vingt-cinq ans, à l’allure fine et aristocratique ; son accueil fut des plus simples et des plus aimables. Très cultivé, il semble goûter particulièrement la littérature française représentée en Perse par la traduction de ces deux seuls ouvrages : « la Dame aux Camélias » et « les Trois Mousquetaires »…

Vers quatre heures nous pouvions enfin nous échapper, et c’était alors, dans ie calme apaisé du soir, une promenade exquise à travers les innombrables petites ruelles de la ville, toutes pittoresques et curieuses.

10 janvier. — Le Schah Mouzaffer-Ed-Din est mort hier en son palais de Téhéran : un télégramme confidentiel adressé à l’Émir en a apporté cette nuit la nouvelle qui ne sera communiquée au peuple que plus tard…

Mais l’heure de notre départ approche, il faut passer une inspection rapide de la caravane ; personne ne manque à l’appel, cavaliers et gens de pied sont à leur poste, je constate seulement que notre petite troupe s’est encore augmentée de deux unités ! Le docteur Fath-Ali-Khan et son fidèle domestique — prince du sang tombé dans la misère — vont désormais faire partie du « cirque », ils y figureront à merveille Don Quichotte et Sancho Pança. Une cordiale poignée de main à notre hôte, un dernier salam aux autorités de l’endroit, et puis en route pour Forbet-i-Heidari où nous arrivons sans incident grave, après onze longues journées de marche.

C’en est fini des clairs soleils, des ciels bleus, des étapes faciles. Nous allons avoir désormais à lutter constamment contre un vent de tempête qui fouette les visages et transperce les fourrures, contre un froid très vif qui fait parfois descendre le thermomètre à 20 degrés au-dessous de zéro. La pensée que Mesched est proche, que le but depuis si longtemps poursuivi va être atteint, peut seule nous aider à supporter sans nous plaindre ces dernières journées de voyage.

Enfin, le 29 janvier 1907, à deux heures après-midi, sous une neige aveuglante, nous recoupions la route de Téhéran non loin de Chérif-Abad. Nous avions bouclé la boucle, l’itinéraire était heureusement fermé, et nos efforts durant de si longs mois trouvaient leur récompense, à cette minute de vraie joie qu’ont seuls connue d’une façon intense et profonde ceux que leur volonté livre aux hasards de la vie nomade pour un but déterminé.

Le lendemain, ayant traversé pour la seconde fois les hauteurs du Sanghi-Best, nous passions les portes de Mesched, toute blanche aujourd’hui d’un linceul de neige fraîche, Mesched la ville sainte aux dômes bleu et or qui nous était apparue, le 10 mai 1906, resplendissante sous un soleil de feu. Mais si la cité religieuse s’est refroidie au contact de l’hiver, le cœur des bons amis que nous y avons laissés a conservé sa chaleur cordiale et accueillante. On nous fête, on nous comble de prévenances. MM. de Klemme et Sykes, les deux consuls généraux, nous reçoivent avec les démonstrations les plus amicales, et la confortable hospitalité de M. Molitor a tôt fait de nous redonner figure de gens civilisés.

Il ne nous restait plus — après une semaine de repos — qu’à gagner Askhabad par la route déjà suivie, à prendre de là le train pour Kraznovodsk, puis le paquebot pour Bakou. Ainsi fut fait. Et je nous vois encore, Zabieha et moi, debout sur la passerelle, silencieux l’un et l’autre, regardant fuir derrière nous la route humide qui nous éloignait à chaque minute davantage de ces solitudes parcourues, de cet Afghanistan dont nous venions de faire le tour, après combien de luttes heureuses et d’efforts couronnés de succès.

J’avais trouvé en Zabieha, un an auparavant, un compagnon de route alerte, joyeux, facile à vivre, ayant la parfaite intelligence du désert et de ses ressources ; à Bakou je quittais un collaborateur dévoué, un ami rare et regretté à qui j’ai dû, en grande partie, la réussite de mon voyage et qu’il me sera précieux de retrouver, si un jour l’envie me prend de courir quelque nouvelle aventure.

  1. Lanciers de l’armée régulière des Indes.
  2. Ce monument, le seul construit en briques cuites dans la partie orientale du Seïstan, serait du xiie siècle. Il a environ 20 mètres de haut et sa base, dont on ne retrouve que les fondations, était un carré de 7 mètres de côté.
  3. Les nombreux Béloutches qui résident en territoire persan habitent uniquement ces huttes fragiles ou les grandes tentes noires, tandis que les Iraniens logent dans des cubes de maçonnerie au toit en coupole.
  4. Dérivation du Hilmend qui va donner la richesse et la vie à toute la région, jusqu’au delà de Nasretabad.
  5. C’est à Ser-Bicheh que l’hiver nous surprend. Pendant les deux nuits que nous passons dans ce village, le thermomètre descend à —10°.
  6. Fonctionnaire chargé des relations avec les consuls.
  7. Je ne résiste pas au plaisir d’énumérer ici la liste de ces présents magnifiques, la voici dans sa simplicité : 2 moutons, 5 poulets, 1 jarre remplie de beurre, 2 sacs de riz, 1 ballot de thé, 8 pains de sucre et 10 plateaux garnis de pâtisserie.