Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 26-46).

CHAPITRE XXII

Constance.

Conyers déjeunait dans sa chambre le lendemain de sa visite à Doncastre, et Hargraves le servait ; il lui préparait une tasse de café, et endurait sa mauvaise humeur avec cette patience qui semblait être le partage de ce bossu à voix sourde.

L’entraîneur refusa le café, demanda une pipe et se mit à fumer, humant par intervalles le parfum que les roses et les chèvrefeuilles répandaient dans sa chambre. Le soleil éclairait les lis roses et bleus peints qui s’entrelaçaient en monstruosités horticulturales sur le papier à bon marché dont les murs étaient ornés.

L’idiot brossa les souliers de son maître, les mit au soleil, lava la vaisselle du déjeuner, balaya le pas de la porte ; puis il s’assit pour ruminer, les coudes sur ses genoux et les doigts enfouis dans sa rude chevelure rousse. Le silence de cette matinée d’été n’était troublé que par l’étourdissant bourdonnement des insectes dans le bois et la chute accidentelle d’une feuille prématurément flétrie.

L’humeur de Conyers n’avait rien gagné à la nuit de débauche qu’il avait passée à Doncastre. Qui sait les plaisirs qu’il avait trouvés dans ces rues désertes, cette place du Marché où l’herbe croît, où les étals sont vides dans cette laide construction hermétiquement fermée qui a l’air d’une prison si on la voit de trois de ses côtés, et d’une chapelle si on la voit du quatrième, et qui, pendant les courses de septembre, s’éclaire tout à coup et devient des plus bruyantes. De grandes affiches collées sur ses murailles gigantesques, et imprimées en bleu, annonçaient M. et Mme Charles Mathews, ou M. et Mme Charles Kean, pour cinq soirées seulement. De plaisir normal dans la ville de Doncastre, entre ces deux époques de l’année, les courses du printemps et les courses d’automne, il n’y en a pas. Mais de divertissements d’un genre moins avouable, il doit y en avoir beaucoup, connus seulement de gens comme Conyers, pour qui l’allée la plus sinueuse est une route agréable tant qu’elle conduit directement ou indirectement au dieu du joueur : l’argent.

Quoi qu’il en soit, Conyers présentait tous les symptômes d’un homme qui, selon l’expression populaire, « s’en est donné. » Ses yeux étaient ternes et vitreux, sa langue brûlante et épaisse, et énormément trop large pour sa bouche en feu ; sa main était si tremblante qu’il eût été difficile, en le voyant devant son miroir le rasoir à la main, de dire s’il cherchait à se suicider, ou bien s’il voulait tout simplement se faire la barbe. Sa tête lourde lui semblait avoir été transformée en une boîte de plomb toute remplie de bourdonnements. Et, après avoir terminé sa toilette, il n’en tint aucun compte, et se jeta tout habillé sur le lit qu’il venait de quitter, victime de ce dérangement biliaire qui suit inévitablement une absorption exagérée d’alcool et de liqueurs fermentées.

— Un verre de vin du Rhin, — dit-il, — ou même du chablis de troisième qualité qu’on sert à table d’hôte, me rafraîchirait un peu ; mais on ne peut absolument rien avoir que de l’eau-de-vie dans cette abominable maison.

Il appela l’idiot et lui ordonna de lui préparer un grog froid et léger.

Conyers avala le frais et transparent liquide, et se rejeta sur son lit avec un soupir de soulagement. Il savait qu’il aurait encore soif cinq minutes plus tard, et que le répit ne pouvait être de longue durée, mais toujours était-ce du répit.

— Sont-ils de retour ? — demanda-t-il.

— Qui ?

M. et Mme Mellish ! — répondit l’entraîneur furieux ; — de qui veux-tu donc que je m’inquiète ? Sont-ils rentrés hier soir, pendant que j’étais absent ?

L’idiot répondit à son maître qu’il avait vu une des voitures passer la grille un peu après dix heures, la veille au soir, et qu’il supposait qu’elle portait M. et Mme Mellish.

— Alors, tu feras bien d’aller t’en assurer au château, — dit Conyers, — je tiens à le savoir.

— Aller au château ?

— Oui, poltron, lâche, vil coquin ! Supposes-tu que Mme Mellish veuille te manger ?

— Je ne suppose rien de la sorte, — répondit timidement l’idiot ; — mais je préfèrerais ne pas y aller.

— Mais je te dis que j’ai besoin de le savoir, — dit Conyers ; — j’ai besoin de savoir si Mme Mellish est chez elle, et ce qu’elle fait, et s’il y a du monde, et tout ce qui la concerne enfin. Comprends-tu ?

— Oui, c’est assez facile à comprendre, mais c’est joliment difficile à exécuter, — répliqua Hargraves. — Comment voulez-vous que j’apprenne tout cela ? qui me le dira ?

— Est-ce que je le sais, moi ? — s’écria l’entraîneur impatienté, car la lourde stupidité d’Hargraves jetait le bouillant Conyers dans une colère fiévreuse ; — le sais-je ? Ne vois-tu pas que je suis trop malade pour bouger de mon lit ? J’irais moi-même si je pouvais. Et ne peux-tu faire ce que je te dis sans me donner des raisons aussi stupides pour me rendre fou ?

Hargraves murmura quelques excuses inintelligibles, et s’esquiva au plus vite. Les beaux yeux de Conyers le suivirent avec un froncement de sourcils. Ce n’est pas un état agréable que celui qui succède à une nuit de débauche et d’ivresse ; et l’entraîneur était furieux contre lui-même de la faiblesse qui l’avait poussé à Doncastre la veille, et il était porté à passer sa colère sur les autres.

Il se commet bien des injustices dans le monde, et les femmes de chambre sont souvent exposées à souffrir des folies de leurs maîtresses. Il est très-probable que l’Abigaïl française de Clara Vere de Vere aura, pour expier la mort du jeune Laurence, beaucoup à souffrir de la mauvaise humeur de milady, sans compter le nombre de fois qu’il lui faudra défaire et refaire les corsets qui eussent parfaitement habillé Sa Seigneurie dans tout autre état d’esprit que celui qu’engendrent les remords d’une conscience tourmentée. La hideuse blessure qui rougit la gorge de Laurence, pour ne point parler des calomnies cruelles qui circulèrent après l’enquête, suffira pour rendre la vie presque insupportable à la pauvre et timide gouvernante qui fait l’éducation des plus jeunes sœurs de lady Clara ; et les jeunes sœurs elles-mêmes, et maman, et papa, et les jeunes confidentes de milady, et même ses adorateurs les plus fiers, tous ont leur part dans l’expiation de la faute de milady. Car elle ne veut pas, ou elle ne peut pas, avouer simplement qu’elle a été coupable, et se retirer du monde pour faire sa propre expiation et opérer sa rédemption. Donc, elle rejette sur le dos des autres le fardeau de ses fautes, et en fait ainsi supporter la première phase à ses filles d’atour, aussi surprises que désappointées.

Le négociant de la Cité qui fait une mauvaise spéculation, les adeptes du turf que leurs infortunes tiennent éloignés du Tattersall un jour de règlement, peuvent faire supporter à d’innocentes femmes et à de charmants enfants le poids de leurs fautes : ce sont eux qui souffriront de leurs folies. Papa continue à fumer ses cabanas à quatre pence et demi l’un, ou son léger tabac de Turquie à neuf shillings la livre ; il dîne toujours au Sceptre et à la Couronne pendant les chaleurs de l’été, quand les abeilles dorment dans les fleurs à Morden College, et lorsque les foins odoriférants sont tout fraîchement fauchés au-delà de Blackheath. Mais maman est obligée de porter des robes de soie passées ou de les faire teindre, selon les circonstances, et les enfants seront privés des distractions promises, des parties de plaisir, des excursions sur les hautes falaises bordées d’un sable d’or qui s’étendent au loin et que caresse le vaste Océan, toujours changeant, lui, et cependant toujours fidèle. Et non-seulement maman et les petits, mais d’autres mères aussi et d’autres petits enfants doivent aider à supporter le poids énorme de la peine qu’ont méritée les iniquités du délinquant. Le boulanger a pu compter recevoir la somme si longtemps due, et peut-être a-t-il projeté d’offrir une robe à sa femme et une partie de plaisir à ses enfants, dont l’argent attendu devait payer les frais ; et l’honnête commerçant, aigri par l’ennui d’être obligé de désappointer ceux qu’il aime, se montrera sans doute dur envers eux par-dessus le marché, et même privera de sa sortie du dimanche la ménagère qui prépare son modeste dîner de chaque jour. Les suites de la mauvaise action d’un seul homme passent ainsi par des canaux invisibles qu’il ignore et qu’il ne soupçonne même pas. L’acte de folie ou la faute continue son œuvre fatale, quand celui qui l’a commise a depuis longtemps oublié sa mauvaise action. Qui peut dire où et quand s’arrêtent les suites de la faute d’un seul homme ? La semence du péché ne se perd pas, elle germe et finit toujours par porter son fruit. Ce n’est pas une racine commune. C’est un germe qui s’étend de toutes parts, dont la sève se répand sous terre, invisible à l’œil de l’homme, et dont aucun pouvoir humain ne peut calculer les fatales conséquences. Si Louis XV eût été un honnête homme, ni la terreur, ni le sang, ni la misère, ni la honte n’eussent assombri la France. Si Ève eût rejeté le bruit fatal, nous serions peut-être aujourd’hui dans le paradis.

Conyers, à la façon du genre humain, reportait son spleen sur la seule personne qu’il eût sous la main, et il éprouvait une sorte de soulagement à charger l’idiot d’une commission qu’il lui coûtait de remplir, et à rendre son serviteur aussi malheureux qu’il l’était lui-même.

— La tête me tourne comme si j’étais à bord d’un bateau à vapeur, — disait-il en s’allongeant sur son lit étroit, — et ma main tremble au point que je ne puis tenir ma pipe pour la bourrer. Je suis dans un bel état pour avoir un entretien avec elle. Comme si tout ce que je puis faire, quand j’ai toute ma raison, n’était pas de lui tenir tête, et rien de plus.

Il jeta de côté sa pipe à moitié remplie, et tourna sa tête alourdie sur son oreiller. La chaleur du soleil et le bourdonnement des insectes le tourmentaient. Une grosse mouche bleue tournoyait en bourdonnant entre les rideaux du lit ; une mouche qui semblait être le génie du delirium tremens lui-même ; mais l’entraîneur était trop malade pour faire autre chose que jurer après son bourreau ailé.

Il fut réveillé de son demi-assoupissement par la voix aiguë d’un petit garçon d’écurie qui appelait d’en bas. D’un ton furieux, il cria à l’enfant de monter et de lui dire ce qu’il voulait. L’enfant venait de la part de Mellish, qui désirait voir l’entraîneur immédiatement.

M. Mellish ! — se dit Conyers en lui-même. — Dis à ton maître que je suis trop malade pour y aller. Tu peux dire que tu m’as trouvé au lit.

Le garçon partit avec ces instructions, et Conyers revint à ses pensées, qui semblaient ne lui être rien moins qu’agréables.

Boire des liqueurs spiritueuses et jouer aux cartes dans le tap-room d’un cabaret est sans doute une délicieuse occupation, et qui deviendrait même « élyséenne, » si l’on pouvait toujours boire des liqueurs et jouer aux cartes. Mais, de même que le plus beau des tableaux de Raphaël ou de Rubens n’est qu’une toile salie par le temps si on le retourne, les plaisirs de ce monde ont leur envers, qui n’est généralement pas très-agréable, et quand on a joué et bu pendant des heures, il s’opère une certaine réaction, et le désagrément, le malaise qu’on éprouve, sont plus que les équivalents des plaisirs qu’on a goûtés. Conyers tournait et retournait sa tête brûlante sur un oreiller qui semblait plus brûlant encore, et il voyait la vie tout autrement qu’il l’avait expliquée, pas plus tard que la veille, à ses compagnons, dans l’arrière-salle du Lion et l’Agneau, à Doncastre.

— J’aurais voulu ne mettre que sur le Saint-Léger, — dit-il, — et je voulais tirer plein mon chapeau d’argent de Conjuror ; car si ce qu’on dit à Richmond est vrai, il est sûr de gagner. Mais il n’y a pas à revenir quand une fois milady s’est mis quelque chose dans la tête. C’est à prendre ou à laisser, oui ou non, et dépêchez-vous.

Conyers embellit son discours de deux ou trois épithètes assez communes parmi les gens au milieu desquels il avait vécu, mais qu’il ne me sied pas de répéter ici. Ensuite il ferma les yeux et s’assoupit. Ce n’était ni la veille ni le sommeil, mais une sorte de torpeur s’était emparée de lui ; il lui semblait que sa tête pesait cent livres, et qu’elle l’entraînait à travers l’oreiller dans un abîme sans fond.

Pendant que l’entraîneur demeurait engourdi dans ce demi-sommeil, Hargraves traversait lentement et à contre-cœur le bois pour gagner la muraille invisible, point duquel il se promettait de reconnaître les lieux.

La façade irrégulière de la vieille maison se trouvait en face de lui, de l’autre côté de la pelouse, semée çà et là de corbeilles aux vives couleurs, de rustiques troncs de chênes rabougris supportant de pesantes grappes de géraniums écarlates qu’enflammaient les rayons du soleil, d’arcades treillagées chargées de roses grimpantes de toutes les variétés, depuis le rosé le plus pâle jusqu’au grenat le plus foncé, et de groupes d’arbustes rares, dont chaque feuille était riche en beauté et en vigueur.

L’idiot, dans la demi-obscurité de son âme, possédait un léger rayon de cette lumière qui manquait totalement à Conyers. Il sentait quand les choses étaient belles. Les lignes rompues de la façade du château couvert de lierre, gothique ici, là plus moderne, lui plaisaient en quelque sorte. Les feuilles de roses éparpillées sur la pelouse, les ombres capricieuses des arbres sur le gazon, le chant de l’alouette, trop paresseuse pour s’envoler et contente d’errer de buisson en buisson, le bouillonnement d’une cascade lointaine, formaient un langage dont il ne comprenait que quelques syllabes par-ci par-là, mais qui cependant n’était pas un langage sans signification pour lui comme pour l’entraîneur, à l’esprit duquel Holborn Hill eût donné la même idée du sublime que les sentiers vierges de la Jungfrau. L’idiot s’apercevait vaguement que Mellish Park était beau, et il n’en ressentait que plus de haine contre la personne dont l’influence l’avait chassé de son ancienne demeure.

La façade de la maison était au midi, et par cette chaleur accablante les jalousies étaient toutes fermées. Hargraves cherchait des yeux son vieil ennemi Bow-wow, qui, selon toute probabilité, devait être couché sur le perron du vestibule, mais il ne voyait nulle part trace de la présence du chien. La porte du vestibule était fermée, et les persiennes ombragées par les bouquets de roses et de clématites qui abritaient la chambre de Mellish étaient également closes. L’idiot fit le tour du mur qui entourait la pelouse jusqu’à une autre grille qui ouvrait tout près de la chambre de John. Cet endroit se trouvait si complétement ombragé par un groupe de hêtres, qu’il formait un point d’observation parfaitement sûr. Cette grille avait été laissée entr’ouverte par Mellish lui-même, très-probablement parce que ce gentleman avait l’heureuse habitude de toujours oublier de fermer les portes qu’il ouvrait ; et l’idiot, s’enhardissant du calme qui régnait autour de la maison, s’aventura dans le jardin, et s’avança avec précaution jusqu’aux jalousies fermées, devant les fenêtres de l’appartement de Mellish. On aurait pu comparer sa démarche à celle d’un misérable chien sans race se risquant à portée d’ouïe de la nichée d’un mâtin.

Le mâtin était absent en cette occasion, car une des persiennes était ouverte, et quand Hargraves risqua un prudent coup d’œil dans la chambre, il éprouva une vive satisfaction en la trouvant vide. Le fauteuil de John était reculé à quelque distance de la table, sur laquelle on voyait des boîtes à pistolets et des revolvers se chargeant par la culasse. Ces armes, deux ou trois foulards, un morceau de peau de chamois et un flacon annonçaient que Mellish avait occupé sa matinée à inspecter et à nettoyer les armes à feu qui formaient le principal ornement de son cabinet.

Il avait coutume de commencer cette opération avec de grands préparatifs et de refuser avec mépris toute assistance, de se mettre en moins d’une demi-heure dans un état de transpiration violente, puis d’envoyer finalement un de ses domestiques pour remettre les choses à leur place.

L’idiot jetait un coup d’œil d’envie sur la superbe collection de fusils et de pistolets ; il avait cet amour inné de ces choses qui semble être implanté dans tous les cœurs, quelle que soit la situation ou la profession de l’individu. Il avait une fois amassé de l’argent pour acheter un fusil ; mais quand il eut amassé les trente-cinq shillings demandés par un certain brocanteur de Doncastre pour une carabine d’ancien modèle qui n’était guère moins pesante qu’un petit canon, le courage lui avait manqué et il n’avait pu se résoudre à se séparer des précieuses pièces de monnaie dont le contact seul lui causait un ravissement extrême ; il n’avait pu se résoudre à se débarrasser d’une pareille somme d’argent en faveur du brocanteur de Doncastre, même pour satisfaire le plus cher désir de son cœur ; et comme le marchand refusait d’en accepter le payement par à-compte hebdomadaire de six pence, Stephen avait été obligé de se passer de fusil et d’espérer qu’un jour ou l’autre Mellish récompenserait ses services par le don de quelque pièce réformée de Forsythe ou de Manton. Mais il ne fallait plus espérer ce bonheur maintenant. Une dynastie nouvelle régnait à Mellish Park ; une reine aux noires prunelles qui le haïssait lui avait défendu de souiller son domaine de son pied profane. Il sentit qu’il courait un péril passager sur le seuil de ce sanctuaire, que pendant son long service à Mellish Park il avait toujours regardé comme le vrai temple du beau ; mais la vue d’armes à feu sur la table exerça sur lui une attraction magnétique, et il entr’ouvrit un peu plus la persienne, puis se glissa à l’intérieur. Alors, ému, tremblant d’émotion, il se laissa tomber sur le fauteuil de Mellish, et se mit à toucher ces précieux instruments de guerre (contre les perdrix et les faisans) et à les tourner et retourner dans sa grosse main calleuse.

Si charmants que fussent les fusils, et si agréable qu’il fût d’épauler une des carabines et de coucher en joue un faisan imaginaire, les pistolets offraient encore plus d’attrait ; car, avec eux, il ne pouvait s’empêcher de viser (au figuré) ses ennemis : quelquefois Conyers, qui l’avait bafoué, rudoyé, et qui lui avait rendu si amer le pain de la Mellish ; mais toujours avec une certaine dureté dans l’expression du visage qui promettait peu de pitié si l’arme eût été chargée et son ennemi à portée.

Il y avait un pistolet, petit et apparemment un pistolet dépareillé, car il ne put trouver l’autre, qui le séduisit tout particulièrement. Ce pistolet était joli comme un joujou de femme, et assez petit pour tenir dans la poche d’une dame ; mais le chien s’abattit sur la cheminée, quand Steeve pressa la détente, avec un petit bruit sec qui ne présageait rien de bon.

— Quand on pense qu’une petite chose comme cela pourrait tuer un gros homme comme vous, — dit Hargraves avec un signe de la tête dans la direction de la loge du nord.

Il tenait encore ce pistolet à la main, quand la porte s’ouvrit tout à coup, et Aurora parut sur le seuil.

Elle parlait en ouvrant la porte, avant même de pénétrer dans la chambre.

— Cher John, — dit-elle, — Mme Powell demande si le Colonel Maddison dîne ici aujourd’hui avec les Lofthouses ?

Un frisson la fit reculer, et un tremblement l’agita des pieds à la tête, quand ses yeux rencontrèrent le visage détesté de l’idiot au lieu du regard aimé de John.

Malgré la fatigue et l’agitation qu’elle avait endurées pendant ces quelques derniers jours, elle n’avait pas l’air malade. Ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel, et une animation fiévreuse colorait ses joues. Ses mouvements, toujours impétueux, étaient, ce jour-là, impatients et saccadés, comme si son corps eût été chargé d’une dose formidable d’électricité, au point qu’il semblait à chaque instant qu’un orage terrible allait éclater.

— Vous ici !… — s’écria-t-elle.

Dans son embarras, l’idiot ne savait que répondre pour excuser sa présence. Il ôta sa vieille casquette en peau de loutre, et la roula dans ses grosses mains ; mais il se borna à ces seuls témoignages de respect pour la femme de son ancien maître.

— Qui vous a envoyé ici ? — demanda Mme Mellish ; — je croyais qu’on vous avait défendu de reparaître dans ce château… dans l’habitation, du moins, ajouta-t-elle, et ses joues se coloraient du rouge de l’indignation, — puisqu’il plaît à M. Conyers de vous garder chez lui. Qui vous a envoyé ici ?

— Lui, — répondit Hargraves d’un ton bourru en indiquant avec un mouvement de la tête la maison de l’entraîneur.

— James Conyers ?

— Oui.

— Que veut-il ici, alors ?

— Il m’a dit de venir jusqu’au château pour voir si vous et le maître étiez de retour.

— Alors, vous pouvez partir et lui annoncer que nous sommes rentrés, — dit-elle d’un ton méprisant, — et que s’il avait attendu un peu plus longtemps, il n’aurait pas eu la peine d’envoyer ses espions près de moi.

L’idiot, sentant que ces paroles contenaient pour lui l’ordre de se retirer, gagna la porte à reculons, sans perdre du regard les fouets et les cravaches rangés au-dessus de la cheminée. Mme Mellish aurait pu avoir la fantaisie de lui cingler les épaules, s’il avait eu l’audace de l’offenser.

— Attendez, — dit-elle brusquement. — Puisque vous êtes ici, vous pouvez vous charger d’un message ou d’un mot d’écrit, — ajouta-t-elle avec un air de dédain, comme si elle ne pouvait se résoudre à donner le nom de lettre à une communication entre elle et Conyers. — Oui, vous pouvez porter quelques lignes à votre maître. Attendez pendant que je vais écrire.

Elle fit de la main un geste impérieux qui voulait dire clairement :

— N’approchez pas davantage : vous êtes trop ignoble pour qu’on vous souffre autrement qu’à distance.

Et elle s’assit à la table de John.

Elle griffonna deux lignes avec une plume d’oie sur un morceau de papier qu’elle plia sans donner à l’encre le temps de sécher. Elle chercha une enveloppe parmi les monceaux de papiers, livres, notes, reçus, imprimés et autres, épars sur la table de son mari, et en ayant trouvé une, non sans peine, elle y introduisit le papier plié, en humectant le côté gommé, et la tendit à Hargraves, qui n’avait cessé de l’épier d’un regard avide de pénétrer cette nouvelle phase du mystère.

— Cette enveloppe contient-elle les deux mille livres ? — se demanda-t-il. — Non, assurément. Une pareille somme doit former une énorme pile d’or ou d’argent, une montagne de pièces brillantes.

Quelquefois, il lui était arrivé de voir des billets et des bank-notes entre les mains de Langley, l’entraîneur, et il s’était demandé comment il se faisait que tant d’argent fût représenté par d’aussi minces morceaux de papier.

— J’aimerais mieux l’avoir en or, — pensait-il ; — si c’était à moi, j’aimerais mieux l’avoir en or et en argent.

Il ne fut pas fâché de se trouver sain et sauf hors de portée des fouets de Mme Mellish, et dès qu’il atteignit l’épais couvert, il se mit à examiner le papier qu’on lui avait confié.

Mme Mellish avait généreusement humecté le côté adhérent de l’enveloppe, ainsi qu’il peut arriver quand on est pressé ; la conséquence de ce manque de soin fut que la gomme était encore assez humide pour que Hargraves pût facilement ouvrir l’enveloppe sans la déchirer. Il jeta un regard de précaution autour de lui, pour bien s’assurer qu’on ne l’observait pas, et il en retira la feuille de papier. Ce qu’elle contenait n’était guère fait pour le payer de sa peine ; ce n’était que ces quelques mots griffonnés à la hâte par Aurora :

« Trouvez-vous à l’extrémité méridionale du bois, près du tourniquet, entre huit heures et demie et neuf heures. »

L’idiot fit une légère grimace en prenant connaissance de cette communication.

— C’est une écriture joliment difficile à déchiffrer, tout de même, — dit-il en achevant sa tâche. — Pourquoi ces gens riches n’écrivent-ils pas comme Ned Tiller du Lion Rouge ?… c’est comme de l’imprimerie. Et puis ça se lit mieux, et c’est plus joli à regarder.

Il referma l’enveloppe, la pressant avec son pouce crasseux pour la faire adhérer plus solidement, et n’ajouta rien par là à l’apparence de la missive.

— C’est un de ces godelureaux qui ne regardent à rien, se dit-il en retournant la lettre sous ses yeux ; — il ne songera pas à s’assurer si elle a été ouverte. Ce qu’elle contient ne valait guère la peine qu’on l’ouvrît ; mais peut-être est-il bon de savoir cela tout de même.

Aussitôt qu’Hargraves eut disparu par la porte-fenêtre, Aurora se prépara à sortir pour se mettre à la recherche de son mari.

Elle fut arrêtée sur le seuil par Mme Powel, qui s’y tenait debout ; son insipide visage exprimait cette patience respectueuse et soumise des gens salariés.

— Est-ce que le Colonel Maddison dîne ici, ma chère madame Mellish ? demanda-t-elle d’une voix aigre-douce, et cependant avec une certaine impatience de savoir, qui faisait croire que sa vie, ou tout au moins sa tranquillité d’esprit dépendait de la réponse. Je désire le savoir, car, bien entendu, il faudra changer le poisson, et peut-être ferions-nous bien d’avoir du mulligatawnay ou tout au moins un plat de curry parmi les entrées ; ces anciens officiers de l’Inde sont si…

— Je ne sais pas, — répondit Aurora d’un ton poli. — Étiez-vous depuis longtemps à la porte quand je suis sortie, madame Powell ?

— Oh ! non, — répondit la veuve, — j’arrivais. Ne m’avez-vous pas entendue frapper ?

— Non… — dit Aurora. — Vous n’avez pas frappé, n’est-ce pas ?

Mme Mellish mit entre les deux phrases un intervalle peu rassurant.

— Oh ! si, deux fois, — répondit Mme Powell avec autant d’empressement qu’en exigeait la politesse, — j’ai frappé deux fois ; mais vous paraissiez si préoccupée, que…

— Je ne vous ai pas entendue, — interrompit Aurora ; il faudrait frapper un peu plus fort si vous voulez qu’on vous entende, madame Powell. Je suis venue ici pour chercher John et je reste pour mettre de l’ordre dans ses armes. Quel homme sans soin ! il laisse toujours traîner ces choses-là.

— Voulez-vous que je vous aide, chère madame Mellish ?

— Oh ! non, merci.

— Mais permettez-moi, je vous prie. J’aime tant les armes à feu en vérité, il y a bien peu de chose dans l’art ou dans la nature qui, sainement considéré, ne soit pas…

— Vous feriez mieux de chercher M. Mellish et de vous assurer si le Colonel dîne ici, madame Powell, c’est mon avis, interrompit Aurora en fermant les boîtes à pistolets et les remettant à leurs places habituelles.

— Oh ! si vous désirez être seule, certainement, — dit la veuve en jetant un regard furtif sur Aurora penchée sur les revolvers.

Puis elle sortit sans bruit.

— À qui parlait-elle ? — se demanda Mme Powell ; — j’entendais sa voix, mais non celle de l’autre personne. C’était sans doute M. Mellish ; et cependant il n’est généralement pas aussi tranquille.

Elle s’arrêta pour regarder par une fenêtre du corridor et trouva la solution du problème qu’elle cherchait, dans la pesante personne de l’idiot qui s’éloignait dans la direction de la loge de l’entraîneur. Les facultés de Mme Powell étaient en vérité par trop cultivées, et sa vue s’étendait, en réalité comme au figuré, beaucoup plus loin que celle de la plupart des autres personnes.

Elle ne put trouver Mellish nulle part dans la maison, et en questionnant plusieurs domestiques, elle apprit qu’il était allé voir l’entraîneur, qu’une indisposition retenait au lit.

— En vérité ! — dit la veuve ; — alors je crois que je ferai bien d’aller moi-même jusqu’à l’habitation de l’entraîneur pour voir M. Mellish, et lui demander si décidément le Colonel dîne ici.

Elle se munit d’une ombrelle, et elle prit la direction de la loge de l’entraîneur, marchant plus vite qu’il ne convient par une brûlante journée de juillet.

— Si je puis arriver avant Hargraves, — pensa-t-elle, — je pourrai savoir pourquoi il est venu au château.

La veuve arriva bien avant Hargraves, qui s’était arrêté, comme nous l’avons vu, sous le feuillage du sentier couvert, pour déchiffrer le griffonnage d’Aurora. Elle trouva Mellish assis avec l’entraîneur dans le petit salon du cottage ; ils s’entretenaient des changements à apporter à l’écurie ; le maître parlait avec une grande animation, le valet écoutait avec une nonchalance où il y avait un certain air d’indifférence, pour ne pas dire de mépris, à l’égard des chevaux de courses du pauvre John. Conyers, en entendant la voix de son maître, dans la petite pièce du rez-de-chaussée, s’était levé, avait passé un paletot poussiéreux et une paire de pantoufles, afin de descendre écouter ce que Mellish avait à lui dire.

— Je suis fâché d’apprendre que vous êtes malade, Conyers, — dit John de sa voix forte et fraîche, dont chaque note était pour ainsi dire empreinte de vigueur et de santé ; — comme vous n’étiez pas assez remis pour venir au château, j’ai pensé que je ferais tout aussi bien de venir ici causer d’affaires avec vous. Je voudrais savoir si nous ferions bien de retirer Monte Cristo de son engagement d’York, et si vous pensez qu’il serait sage de laisser Northern Dutchman tenter le Great Ebor. Hein ? qu’en dites-vous ?

Les paroles de Mellish vibraient dans cette petite chambre et faisaient frissonner l’entraîneur. Conyers avait toute la maussade susceptibilité qui sied à un homme d’une position supérieure à la sienne. Y a-t-il donc du mérite à paraître supérieur à sa position ? Je m’étonne qu’on se vante pour ainsi dire de n’être pas apte à certains emplois honnêtes, à certains travaux rudes, mais où l’on peut arriver à mieux. Dans les fables, les fleurs qui veulent passer pour des arbres s’en trouvent toujours fort mal. C’est peut-être qu’on ne peut rien faire sans se plaindre. Il n’y a aucune objection, je suppose, à ce qu’elles deviennent arbres, si elles le peuvent ; mais la grande objection, cause de leurs récriminations, c’est qu’elles ne le peuvent pas. Pour le fils du simple avocat corse qui se fit Empereur des Français, le monde n’a que des sympathies ; mais pour le pauvre Louis-Philippe, qui abandonna son trône au premier choc qui dérangea son équilibre, il en a eu très-peu, je le crains. Est-il juste d’en vouloir au monde parce qu’il sacrifie au succès ? Le succès n’est-il pas en quelque sorte l’empreinte de la divinité ? Le contentement de soi-même peut tromper l’ignorant quelque temps ; mais quand le bruit cesse, nous éventrons le tambour, et nous nous apercevons que c’était le vide qui faisait le son. Conyers éprouvait une satisfaction personnelle à déclarer qu’il suivait un chemin indigne de ses pas ; mais comme il n’avait jamais tenté de se rapprocher d’un pouce de la grande route de la vie, il y a quelque raison de supposer qu’il avait une manière de voir toute particulière. Mellish et son entraîneur s’occupaient encore des écuries quand Mme Powell arriva à la loge. Elle s’arrêta quelques minutes sous le porche rustique, attendant qu’ils cessassent de parler. Elle était trop bien élevée pour interrompre Mellish pendant qu’il causait, et il y avait des chances pour qu’elle entendît quelque chose si elle patientait un peu. Il était impossible de voir un contraste plus grand que celui qui existait entre ces deux hommes. John, bien taillé, les épaules larges, les cheveux courts, un peu crépus, relevés sur son front haut et carré ; ses grands yeux bleus, rayonnant honnêtement sur tout ce qu’ils regardaient ; ses amples vêtements gris, propres et bien faits ; son linge dans toute la fraîcheur de la toilette du matin ; tout dans sa personne s’harmonisait par la grâce facile, naturelle à l’homme qui est né gentleman, et que jamais ni les belles choses à prix réduits que peut vendre Moses, ni toutes les absurdités coûteuses que peut acheter Tittlebat Titmouse ne procureront au parvenu vulgaire. L’entraîneur était plus beau que son maître, comme l’Antinoüs grec est plus beau que les jeunes squires substantiellement chaussés et amplement couverts que nous représentent les dessins de Millais ; aussi beau que peut l’être cette glaise humaine modelée d’après les types les plus purs de la beauté positive ; mais en dehors de cette beauté il n’y avait en lui rien que de vulgaire et de malpropre. Sa chemise souillée et froissée, ses cheveux négligés et mal peignés, son menton non rasé, bleui par une barbe de deux jours, et sur lequel on voyait encore les traces des liqueurs absorbées dans la nuit ; ses mains sales, supportant un menton plus sale encore, et ses coudes sortant par les manches trouées de sa veste malpropre ; c’est dans cet appareil peu séduisant qu’il se tenait accoudé sur une table dans une attitude insolente d’indifférence. Ses traits n’exprimaient rien que le mécontentement de son sort et le mépris pour l’opinion des autres. Toutes les homélies qu’on pourrait prêcher sur le thème banal de la beauté et de son peu de valeur en elle-même, ne produiraient jamais un effet plus puissant que cette preuve muette présentée par Conyers tel qu’il était en ce moment. La beauté est-elle donc si peu de chose ? se serait-on demandé à la vue de l’entraîneur et de son maître. Il vaut mieux être propre, bien vêtu et convenable, que de posséder un profil académique et avoir sur le dos du linge de huit jours.

Trouvant peu d’intérêt à la conversation de Mellish, Mme Powell fit connaître sa présence, et, une fois encore, répéta la très-importante question.

— Le colonel Maddison dîne-t-il à la maison ?

— Oui, — répondit John, — le vieux camarade n’y manquera certes pas. Qu’on nous donne force curry, riz bouilli et gingembre, en un mot toutes ces horribles choses dont vivent les officiers de l’armée des Indes. Avez-vous vu Lolly ?

Mellish mit son chapeau, donna une dernière instruction à l’entraîneur et sortit.

— Avez-vous vu Lolly ? demanda-t-il encore une fois.

— Oui, oui, — répliqua Mme Powell, — je l’ai laissée il y a fort peu de temps dans votre cabinet ; elle avait causé avec ce singulier individu que l’on nomme Hargraves, je crois.

— Causé avec Hargraves ? — s’écria John — et dans mon cabinet ? Mais on a défendu à cet homme de franchir le seuil de la maison, et Mme Mellish ne peut pas le voir. Ne vous souvenez-vous pas du jour où il avait battu son chien, vous savez ? Lolly le… avait ses nerfs, — ajouta Mellish, se reprenant pour substituer un mot à un autre.

— Oh ! oui, je me rappelle cette… circonstance malheureuse, parfaitement, — répliqua Mme Powell d’un ton qui, en dépit de son affabilité apparente, disait assez que l’escapade d’Aurora n’était pas chose à oublier.

— Il n’est donc guère probable, vous le voyez, que Lolly causât avec cet homme. Vous avez dû vous tromper, madame Powell.

La veuve se prit à sourire en levant les sourcils, et secouant doucement la tête avec un geste qui semblait dire : « Me suis-je jamais trompée ? »

— Non, non, mon cher monsieur Mellish, — dit-elle avec un air de conviction. — Il n’y a pas eu d’erreur de ma part. Mme Mellish causait avec l’individu en question ; mais vous savez, c’est une sorte de domestique pour M. Conyers, et Mme Mellish peut avoir eu à faire porter quelque message à M. Conyers.

— Un message pour lui ! — s’écria John d’une voix sourde, s’arrêtant tout à coup, et fichant sa canne dans le sol par un mouvement de colère non contenue. — Quel message pouvait-elle avoir pour lui ? Qu’a-t-elle besoin de messagers entre elle et lui ?

Mme Powell rayonnait, une faible lueur jaune illumina ses yeux pâles, à la vue de la fureur de Mellish.

— Ça vient !… ça vient !… ça vient !… — criait son cœur envieux.

Et elle sentait que l’animation, la joie du triomphe colorait ses joues.

Mais bientôt Mellish retrouva du calme, il était furieux contre lui-même de ce moment de colère.

— Vais-je encore douter d’elle ? — pensait-il. — Ne sais-je donc pas assez toute la noblesse de son âme généreuse, que je suis prêt à croire aux moindres paroles et à m’effrayer de tout ?

Ils avaient fait une centaine de pas hors de la loge. John se retourna tout à coup irrésolu, comme s’il était tenté de revenir sur ses pas.

— Un message pour Conyers, — dit-il à Mme Powell ; — oui…, oui… assurément. Il est parfaitement naturel qu’elle lui envoie un message, car elle s’entend beaucoup mieux que moi à tout ce qui concerne l’écurie. C’est elle qui m’avait conseillé d’engager Cherrystone pour le Chester Cup ; je me suis entêté, et j’ai été roulé, comme je méritais de l’être, pour n’avoir pas voulu écouter ma chère femme.

Volontiers Mme Powell eût souffleté Mellish, si elle eût été assez grande pour atteindre son visage. Le fou, le fat, n’ouvrirait-il donc jamais les yeux pour voir la perte qu’il allait faire ?

— Vous êtes un excellent mari, monsieur Mellish, — dit-elle avec une douce mélancolie. Votre femme doit être heureuse ! — ajouta-t-elle avec un soupir qui disait clairement que Mme Mellish était malheureuse.

— Un excellent mari ! — s’écria John, — pas le quart de ce que je devrais être pour elle. Que puis-je faire pour lui prouver que je l’aime. Que puis-je faire ? Rien, si ce n’est la laisser faire tout ce qu’elle voudra ; et combien cela me semble peu de chose ! Mais si elle voulait brûler cette maison, pour le seul plaisir de faire un feu de joie, ajouta-t-il en montrant le château où ses yeux bleus avaient vu la lumière pour la première fois, — j’y mettrais le feu moi-même, et comme elle je la regarderais brûler.

— Allez-vous retourner chez l’entraîneur ? — demanda tranquillement Mme Powell, sans faire la moindre attention à ce débordement d’enthousiasme marital.

Ils étaient, en effet, revenus sur leurs pas, et n’étaient qu’à peu de distance du petit jardin qui entourait la loge.

— Retourner ?… — dit John, — non… oui…

Comme il faisait cette réponse négative et affirmative à la fois, il avait levé les yeux et vu Hargraves franchir la petite porte du jardin. L’idiot avait pris le plus court chemin à travers le bois ; Mellish pressa le pas et suivit Hargraves jusqu’à la porte de la loge. Sur le seuil il s’arrêta. Le porche rustique était masqué par les branches de rosiers et de chèvrefeuilles, et John ne pouvait être aperçu de l’intérieur. Il ne se mit pas résolûment et de lui-même à écouter ; il attendit seulement quelques instants, se demandant ce qu’il allait faire. Pendant que durait cette indécision, il entendit l’entraîneur parler à son domestique.

— L’as-tu vue ? — demanda-t-il.

— Oui, je l’ai vue.

— Et elle t’a chargé d’une commission ?

— Non, elle m’a donné ceci.

— Une lettre ! — s’écria l’entraîneur avec empressement, — donne-la-moi.

Mellish entendit le bris de l’enveloppe, le froissement du papier, et sut que sa femme avait écrit à son valet. Il crispa sa vigoureuse main droite au point que les ongles pénétrèrent dans sa paume musculeuse ; puis, se tournant du côté de Mme Powell qui, debout tout près de lui, souriait doucereusement, comme elle eût souri à un tremblement de terre, à une révolution ou à toute autre calamité publique, sans en être le moins du monde émue, il dit tranquillement :

— Les ordres que donne Mme Mellish ne sauraient être inutiles ; je ne veux donc pas m’en mêler.

Disant ces mots, il s’éloigna de la loge en regardant tout droit devant lui, comme si l’étoile polaire toujours immobile de son cœur loyal le guidait à travers le dangereux océan du désespoir, et lui ordonnait de ne rien craindre.

— Madame Powell, — dit-il en se tournant assez brusquement au côté de la veuve, — je serais désolé de vous dire quelque chose qui pût vous offenser personnellement, c’est-à-dire comme à quelqu’un, habitant sous mon toit ; mais je considérerais comme une faveur que vous voulussiez bien être assez bonne pour vous souvenir que je ne veux recevoir aucun rapport au sujet des faits et gestes de ma femme, ni de vous, ni d’autres. Quoi que fasse Mme Mellish, elle le fait avec mon consentement et mon entière approbation. La femme de César ne doit pas être soupçonnée, et par Jupiter ! madame, vous me pardonnerez l’expression, la femme de John Mellish ne doit pas être espionnée.

— Espionner !… rapporter !… — s’écria Mme Powell en ouvrant les yeux aussi grands que la nature le permettait. — Mon cher monsieur Mellish, quand réellement je ne faisais que remarquer en passant, en réponse à une de vos questions, que je pensais que Mme Mellish avait…

— Oui ! oui, — répliqua John, — je comprends ; il y a plusieurs chemins qui mènent de cette maison à Doncastre ; on peut prendre à travers champs ou tourner par Harper’s Common, c’est un chemin du diable qui fait bien des détours, mais on y arrive tout de même, vous savez cela, madame ; moi je préfère la grande route. Ce n’est peut-être pas la plus courte, mais c’est certainement la plus sûre.

Les coins de la lèvre inférieure de Mme Powell s’abaissèrent peut-être bien d’un pouce pendant que John faisait ces observations ; mais elle recouvra vivement son sourire habituel, et dit à Mellish qu’il s’exprimait d’une manière si étrange que c’est à peine si l’on pouvait le comprendre.

Mais John avait dit tout ce qu’il avait à dire, et il regagnait rapidement la maison.

Cette maison sur laquelle devait sitôt fondre la désolation ! sur laquelle planait déjà un malheur auquel, dans ses doutes les plus obscurs, dans ses craintes les plus poignantes, il n’avait jamais songé !