Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 147-164).

CHAPITRE XII

L’idiot.

Au commencement d’octobre, Aurora retourna à Felden, fiancée encore une fois. Les familles du comté ouvrirent de grands yeux, quand le bruit parvint à leurs oreilles que la fille du banquier allait se marier, non pas avec M. Bultrode, mais avec M. Mellish, de Mellish Park, près de Doncastre. Les demoiselles non mariées, assez nombreuses aux environs de Beckenham et de West Wickham, n’approuvèrent pas tout ce troc, tout ce changement. Elles reconnaissaient la souillure du sang des Prodder dans cette inconstance. Les paillettes et la sciure de bois perçaient, et Aurora était bien, comme elles l’avaient toujours dit, la fille de sa mère.

Mme Alexandre et Lucy revinrent à Felden pour aider aux préparatifs de la noce. Lucy avait repris bien meilleure mine depuis l’hiver précédent ; ses tendres yeux bleus brillaient d’une lumière qui exprimait plus de bonheur intérieur ; ses joues étaient teintes de couleurs qui indiquaient une meilleure santé ; mais elle devint d’un rouge cramoisi la première fois qu’elle revit Aurora, et évita un peu les caresses de Mlle Floyd.

La noce devait avoir lieu à la fin de novembre. La fiancée et le fiancé devaient passer l’hiver à Paris, où Floyd irait les rejoindre ; puis ils devaient revenir en Angleterre à temps pour les courses de Newmarket, car, je le dis à regret, après avoir si heureusement réussi dans son affaire d’amour, ce jeune homme avait laissé ses idées rentrer dans leur voie accoutumée ; et la créature qui lui était la plus chère au monde après Mlle Floyd et les personnes de sa famille, était une pouliche haie appelée Aurora, et inscrite pour concourir aux Oaks et au Saint-Léger de l’année suivante.

Dois-je excuser mon héroïne d’avoir oublié Bulstrode, et de témoigner une reconnaissance affectueuse à ce jeune Mellish qui l’adore ? Elle aurait dû sans doute mourir de honte et de douleur après le cruel abandon de Talbot ; et Dieu sait que c’était grâce seulement à sa jeunesse et à sa forte constitution qu’elle était parvenue à soutenir une lutte très-rude avec le monstre farouche qui monte le pâle coursier ; mais une fois qu’elle fut sortie de ce terrible combat, elle était, quoique faible encore, en voie de rétablissement. Pour tuer, ces chagrins passionnés doivent tuer tout d’un coup. Aurora parcourait les salles de Felden dans lesquelles Talbot avait si souvent marché à côté d’elle ; et s’il subsistait un regret dans son cœur, c’était une tristesse calme, comme nous en ressentons pour les morts, une tristesse à laquelle ne se mêlait pas de pitié, car elle pensait que l’orgueilleux fils de sir John Raleigh Bulstrode aurait pu être plus heureux s’il avait été aussi généreux et aussi confiant que Mellish. Le signe le plus rassurant de l’état de sa santé était peut-être qu’elle pouvait parler de Talbot librement, gaiement, et sans rougir. Elle demanda à Lucy si elle avait rencontré le Capitaine Bulstrode cette saison, et la petite hypocrite dit à sa cousine que oui, qu’il leur avait parlé un jour dans le Park, et qu’elle croyait qu’il était entré au Parlement. Elle croyait ! Elle savait son discours de début par cœur, quoiqu’il eût été prononcé à propos d’un projet de loi de nature à ne pas exciter le plus mince intérêt, et dans lequel les mines du pays de Cornouailles étaient vaguement confondues avec le cadastre national ; et elle aurait pu le répéter aussi exactement que son plus jeune frère aurait pu déclamer une harangue aux « Romains, concitoyens et amis. » Aurora pouvait l’oublier, et bassement épouser un blond habitant du comté d’York ; pour Lucy, le monde ne renfermait que ce chevalier au visage sombre, avec ses sévères yeux gris et sa jambe raide. Aussi la pauvre Lucy aimait et était reconnaissante envers sa brillante cousine de cette inconstance qui avait amené un pareil changement dans le programme des noces joyeuses qui devaient se célébrer à Felden. La jeune et belle confidente, la demoiselle d’honneur pouvait maintenant assister à la cérémonie de bonne grâce. Elle ne se traînait plus comme un cadavre vivant ; mais elle prenait de tout cœur l’intérêt d’une femme à cette affaire, et était vivement engagée dans une discussion relative aux mérites respectifs du rose et du bleu pour les chapeaux des demoiselles d’honneur.

Le bruyant bonheur de Mellish semblait contagieux et animer l’air qu’on respirait dans le grand château de Felden. Le robuste André était enchanté du choix de sa jeune cousine. On ne lui refusait plus de l’accompagner à la chasse ; mais la moitié du comté déjeunait à Felden, et la longue terrasse et les jardins resplendissaient d’habits rouges.

Pas une ride ne troubla le paisible cours de ces courtes fiançailles. L’habitant du comté d’York s’appliquait à se rendre agréable à toutes les personnes de la famille de sa divinité aux yeux noirs. Il flattait leurs faiblesses, satisfaisait leurs caprices, étudiait leurs désirs, et leur faisait une cour si insidieuse, que je crains bien qu’on ne fît des comparaisons suscitées par l’envie entre John et Talbot, au désavantage du jeune et fier officier.

Il était impossible que la moindre querelle s’élevât entre les deux fiancés ; car John suivait partout sa maîtresse, comme un esclave qui ne vivait que pour obéir à ses ordres ; et Aurora acceptait son dévouement avec la grâce d’une sultane, ce qui lui allait à ravir. Elle se remit à visiter les écuries de son père, et inspecta ses chevaux pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Felden pour la pension de Paris. Elle se remit à chevaucher par la campagne, portant un chapeau qui provoqua de nombreuses critiques, un chapeau qui n’était autre que celui généralement adopté aujourd’hui, mais qui était une mode tout à fait nouvelle en l’automne de 1858. Elle parut enfin reprendre sa première jeunesse. On eût presque dit que les deux ans et demi pendant lesquels elle avait quitté la maison paternelle et y était revenue, avait rencontré Bulstrode et s’en était séparée, avaient été effacés de sa vie, laissant son enjouement aussi frais et aussi brillant qu’il était avant l’entrevue orageuse qui avait eu lieu dans le cabinet de son père, au mois de juin 1856.

Les familles du comté vinrent au mariage à l’église de Beckenham, et furent obligées d’avouer que Mlle Floyd était merveilleusement belle avec sa couronne virginale de fleurs d’oranger et son grand voile de Malines ; elle avait fortement insisté pour se marier en chapeau ; mais il avait fallu céder à la décision suprême de ses cousines. Gunter fut chargé des approvisionnements du repas de noce, et, pour diriger les apprêts, il envoya à Felden un homme qui avait une mise et un extérieur plus superbes et plus magnifiques que ceux d’aucun des invités du Kent. Pendant toute la matinée de ce fameux jour, John ne fit que rire et pleurer tour à tour. Dieu sait combien il donna de poignées de main à Floyd ; il emmenait le banquier dans des coins solitaires, et lui jurait, ses grosses joues inondées de larmes, d’être un bon mari pour la fille du vieillard. De sorte que ce dut être un soulagement pour le vieil Écossais de voir Aurora descendre l’escalier en laissant traîner sur le parquet sa robe de moire antique violette, entourée de ses demoiselles d’honneur, pour venir prendre congé de son cher père, avant que les coursiers qui se cabraient eussent emporté M. et Mme Mellish au plus prosaïque des relais conjugaux, à la station du Pont-de-Londres. Mme Mellish ! Oui, elle était maintenant Mme Mellish. Bulstrode lut l’annonce de son mariage dans cette même colonne du journal où il avait pensé peut-être voir sa mort. Comme le roman finissait platement ! Quel triste dénoûment pour cet orage ! et quel ciel gris, banal, ordinaire succédait aux terreurs de l’éclair ! Moins d’une année auparavant, l’univers lui avait semblé s’affaisser et la création s’arrêter par suite du trouble que lui-même éprouvait ; et maintenant il était membre du Parlement, faisait des lois pour les mineurs du pays de Cornouailles, et prenait du corps, à ce que disaient ses malveillants amis ; et elle, elle qui, conformément à toutes les convenances dramatiques, aurait dû mourir tout de bon longtemps avant cela, elle avait épousé un propriétaire du comté d’York ; et elle prendrait sans doute sa place dans le comté, jouerait le rôle de dame de charité dans le village, serait la principale dame patronnesse des bals à l’occasion des courses, et vivrait heureuse par la suite. Il froissa le numéro du Times, et le jeta loin de lui de rage et de mortification.

— Et dire que j’ai autrefois pensé qu’elle m’aimait ! — s’écria-t-il.

Et elle vous a aimé, Talbot ; elle vous a aimé comme elle ne pourra jamais aimer ce brave, ce généreux, ce dévoué John, bien qu’elle puisse s’habituer peu à peu à lui témoigner une affection qu’il est peut-être préférable de posséder. Elle vous a aimé avec la passion romanesque et l’admiration respectueuse d’une jeune fille ; et elle a essayé de refaire sa propre nature, afin de pouvoir être digne de votre sublime supériorité. Elle vous a aimé comme les femmes aiment seulement dans leur première jeunesse, et comme il est rare qu’elles aiment les hommes qu’elles finissent par épouser. L’arbre n’en devient peut-être que plus fort lorsqu’on émonde les premiers rameaux pour faire place à des branches vigoureuses et étendues, sous lesquelles un époux et des enfants peuvent s’abriter.

Mais Talbot ne pouvait voir tout cela. Il ne voyait que cette annonce de quelques lignes dans le Times :

« Aurora, fille unique d’Archibald Floyd, banquier, de Felden Woods, comté de Kent, avec John Mellish, Esquire, de Mellish Park, près de Doncastre. »

Il s’en voulait de son amour d’autrefois, et il s’en voulait encore davantage de ressentir de la colère. Il s’enfonça avec fureur dans les documents officiels, pour se préparer à la session prochaine ; puis il reprit son fusil, alla courir par les landes stériles, comme il avait fait dans la première violence de son chagrin, et erra sur le sombre rivage de la mer, où il extravagua en songeant à son « Amy au cœur vide, » et essaya le diapason de sa voix, en attendant le retour des ides de février, et le dépôt sur le bureau du Président du projet de loi en faveur des mineurs du pays de Cornouailles.

Vers la fin de janvier, les domestiques de Mellish Park firent les préparatifs pour l’arrivée de John et de sa femme. Ce fut une besogne toute d’affection dans cette maison en désordre ; car tous étaient enchantés que leur maître eût quelqu’un pour le retenir chez lui, que l’on régalât le comté, et que l’on donnât des fêtes dans ce vaste et désordonné manoir. Des architectes, des tapissiers et des décorateurs s’étaient activement mis à l’ouvrage pendant les courtes journées d’hiver, pour apprêter des appartements pour Mme Mellish ; et l’aile occidentale, ou, comme on l’appelait, l’aile gothique du bâtiment avait été restaurée et reconstruite pour Aurora sur un nouveau modèle, au point que les chambres plafonnées en chêne étincelaient de vermillon et d’or, comme une chapelle du moyen âge. Si John avait pu dépenser la moitié de sa fortune afin d’acheter un œuf de roc pour le suspendre dans ces appartements, il l’aurait fait avec plaisir. Il était si fier de sa femme, qui ressemblait à Cléopâtre, de son bijou sans parallèle parmi toutes les pierres précieuses, qu’il s’imaginait ne pouvoir faire construire une châsse assez riche pour y renfermer son trésor. Aussi la maison de laquelle de braves gentilshommes campagnards et leurs sensibles épouses s’étaient contentés pendant près de trois siècles, fut presque mise sens dessus dessous avant que John la trouvât digne de la fille du banquier. Les entraîneurs, les grooms et les garçons d’écurie haussaient les épaules, et crachaient dédaigneusement des brins de paille sur le pavé de la cour des écuries, lorsqu’ils entendaient le retentissement des outils des tailleurs de pierres et des vitriers occupés à la façade des appartements restaurés. Les écuries ne seraient plus rien maintenant, supposaient-ils, et M. Mellish serait toujours pendu au cordon du tablier de sa femme. Ce fut un soulagement pour eux d’apprendre que Mme Mellish était passionnée pour l’équitation et la chasse, et qu’en temps et lieu elle prendrait le goût des courses de chevaux, comme étant la récréation légitime d’une femme de son rang et de sa fortune.

Les cloches de l’église du village sonnèrent à toute volée un joyeux carillon, lorsque la voiture à quatre chevaux qui était allée à Doncastre, au-devant de John et de son épouse, franchit les grilles de Mellish Park et enfila la longue avenue qui menait au portail demi-gothique et demi-roman de la grande porte. De robustes gosiers campagnards poussèrent de sonores hourras, en signe de bienvenue, au moment où Aurora descendit de voiture, passa sous le porche, et entra dans le vieux vestibule décoré en bois de chêne, qui avait été tendu de verdure et orné de devises faites avec des fleurs, au milieu desquelles figuraient la légende : Velcometo Melish ! et autres inscriptions affectueuses du même genre, plus remarquables par leur signification bienveillante que par la rigueur de leur orthographe. Les domestiques furent ravis du choix de leur maître. Aurora était d’une beauté si éblouissante, que ces simples êtres l’accueillirent comme la lumière du soleil et ressentirent, au rayonnement de ces charmes, une douce chaleur que la perfection la plus régulière n’aurait jamais pu inspirer. En effet, un profil grec eût été sans influence sur les domestiques, dont le goût peu cultivé était plus disposé à reconnaître la richesse du teint que la pureté des formes. Ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer les yeux d’Aurora, qu’ils déclarèrent à l’unanimité être de véritables brillants, la blancheur éclatante de ses dents, qui étincelaient entre deux lèvres du plus bel incarnat, la vive rougeur qui animait sa peau légèrement olivâtre, et les reflets pourprés de l’épaisse couronne formée par les bandeaux de ses cheveux. Sa beauté avait ce cachet de richesse et de magnificence qui fait toujours le plus grand effet sur les masses, et la séduction de ses manières avait une puissance magique sur les gens simples. Je me perds quand j’essaye de décrire les ivresses féminines, le charme prodigieux exercé par cette sirène aux yeux noirs. Certes, le secret de sa puissance de charmer devait résider dans la prodigieuse vitalité de sa nature, qui faisait qu’elle portait avec elle la vie et l’entrain comme son atmosphère, et qu’en la respirant les gens mornes devenaient gais par l’influence de sa présence ; ou peut-être le véritable charme de ses manières consistait-il dans cette enfantine et exquise ignorance d’elle-même, qui en faisait sans cesse un être nouveau, toujours ardent et sympathique, vivement sensible à tous les chagrins d’autrui, quoique d’un caractère primitivement gai à l’extrême.

Mme Powell avait été transportée de Felden à Mellish Park ; elle était installée confortablement dans son coquet appartement, quand arrivèrent les nouveaux époux. La femme de charge dut abandonner le pouvoir exécutif à la veuve de l’enseigne, qui devait décharger Aurora de tous les tracas de l’administration.

— Dieu garde vos amis d’avoir à jamais à manger un dîner commandé par moi, John, — dit Mme Mellish, faisant franchement l’aveu de son ignorance ; — je suis enchantée aussi de ne pas avoir à mettre cette pauvre créature sur le pavé. Ces longues colonnes d’annonces dans le Times me font mal au cœur quand je pense aux épreuves par lesquelles une gouvernante doit passer. Je ne puis m’étendre à mon aise dans ma voiture et « jouir de mes avantages, » comme dit Mme Alexandre, quand je songe aux souffrances d’autrui ; je suis plutôt portée à être mécontente de mon sort et à penser que c’est une pauvre chose, après tout, que d’être riche et heureuse dans un monde où il faut qu’il y ait tant de gens qui souffrent ; aussi suis-je charmée que nous puissions donner quelque chose à faire à Mme Powell à Mellish Park.

La veuve de l’enseigne se réjouissait énormément de rester dans une maison aussi confortable, mais elle ne remerciait pas Aurora des bienfaits dont la comblait la fille du banquier. Elle ne la remerciait pas, parce qu’elle la haïssait. Pourquoi la haïssait-elle ? Elle la haïssait, à raison même des bienfaits qu’elle en recevait, ou plutôt parce qu’Aurora avait le moyen de répandre ces bienfaits. Elle la haïssait de la haine que les créatures paresseuses, apathiques, étroites d’esprit portent aux êtres francs et généreux. Elle la haïssait de la haine que l’envie porte toujours à la prospérité, comme Aman haïssait Mardochée du haut de son trône, et comme haïrait un homme du caractère d’Aman fût-il le plus grand souverain de l’univers. Si Mme Powell eut été duchesse et Aurora balayeuse de rues, elle lui aurait encore porté envie ; elle lui aurait envié ses yeux éblouissants, ses dents éclatantes, son port d’impératrice, et son âme généreuse. Cette femme pâle, aux cheveux demi-châtains, se sentait méprisable en la présence d’Aurora, et elle était piquée de la riche vitalité de cette nature, qui lui donnait conscience de l’inertie de la sienne. Elle détestait Mme Mellish parce que celle-ci possédait des qualités qu’elle savait être des dons plus précieux que toutes les richesses de la maison Floyd, Floyd et Floyd fondues en un lingot d’or. Mais il ne convient pas à une personne en service de haïr, si ce n’est d’une façon décente et en femme bien élevée, en secret, dans les sombres replis de son âme ; en parant son visage d’un sourire invariable, sourire qu’elle revêt tous les matins en mettant son col propre, et dont elle se dépouille le soir en allant se coucher.

Or, comme par une sage disposition de la Providence, il n’est pas possible qu’une personne en haïsse une autre sans que celle-ci ait une vague idée de ce mauvais sentiment. Aurora s’apercevait que l’attachement de Mme Powell pour elle n’était pas des plus profonds. Mais l’insouciante jeune femme ne cherchait pas à sonder la profondeur de l’inimitié que pouvait recéler le cœur de sa gouvernante.

— Elle n’est pas folle de moi, la pauvre créature, — disait-elle, — j’ose même dire que je la tourmente et l’ennuie avec mes extravagances inconsidérées. Si j’étais comme cette chère petite Lucy, qui est si réfléchie maintenant…

Et, haussant les épaules et sans finir la phrase commencée, Mme Mellish bannit de son esprit ce sujet sans importance.

On ne peut s’attendre à voir des êtres nobles, courageux, prendre ombrage des gens calmes. Cependant, dans les grands drames de la vie, ce sont les gens calmes qui font le mal. Iago n’était pas un personnage bruyant, quoique, Dieu merci ! ce n’est plus la mode de le représenter comme un fourbe rampant à qui le plus insensé des Maures n’aurait pu se fier.

Aurora jouissait d’une vie paisible. Les tempêtes qui avaient failli faire naufrager sa barque inexpérimentée étaient passées, et l’avaient laissée sur un rivage sûr et fertile. Les chagrins qu’elle avait causés à son père, quels qu’ils fussent, n’avaient pas été mortels ; et le vieux banquier paraissait très-heureux, lorsqu’il vint, au mois d’avril, voir le jeune couple à Mellish Park. Parmi tous les familiers de ce vaste manoir, il n’y avait qu’une personne qui ne faisait pas chorus avec l’enthousiasme général quand on parlait de Mme Mellish, et cette personne occupait un rang si insignifiant, que les domestiques ses camarades ne se souciaient guère de son opinion. C’était un homme de quarante ans environ, qui était né à Mellish Park, et qui rôdait dans les écuries depuis son enfance, faisant toute espèce de petites besognes pour les grooms, et passant, quoique un peu idiot dans les affaires ordinaires, pour un connaisseur très-expert en fait de chevaux. Cet homme se nommait Stephen ; on l’appelait plus communément Steeve Hargraves. C’était un gaillard trapu, à larges épaules, ayant une grosse tête, une figure pâle et effarée, une figure dont la pâleur cadavéreuse semblait presque surnaturelle, des yeux d’un brun rougeâtre, et des sourcils roux et épais, formant une espèce de voûte au-dessus de ses yeux dont l’expression ordinaire était sinistre. C’était un de ces individus qu’on dit généralement avoir la mine repoussante, dont on se recule avec un sentiment instinctif de dégoût, nullement malveillant ni injuste, sans doute ; car on n’a pas le droit d’en vouloir à un homme, parce qu’il a un vilain regard, de longues touffes de poils roux et hérissés qui se rencontrent sur le dos de son nez, et de gros pieds cagneux, qui semblent écraser et détruire tout ce qui se trouve sur leur passage. Telle était la pensée d’Aurora, lorsque, quelques jours après son arrivée au Park, elle vit Hargraves pour la première fois sortir de la sellerie ayant une bride passée dans le bras. Elle s’en voulut du tressaillement involontaire qui la fit reculer à la vue de cet homme, qui, à une petite distance, était en train de polir les ornements de cuivre d’un harnais, et regardait furtivement Mme Mellish qui, appuyée sur le bras de son mari, parlait à l’entraîneur des poulains qui paissaient dans les prairies en dehors du Park.

Aurora demanda quel était cet homme.

— Son nom est Hargraves, madame, — répondit l’entraîneur, — mais nous l’appelons Steeve. Il est un peu toqué, comme nous disons ici, mais il se rend utile dans les écuries quand cela lui plaît ; car il est d’un caractère un peu bizarre, et personne de nous n’a jamais été capable d’avoir le dessus sur lui, comme monsieur le sait.

Mellish se prit à rire.

— Non, — dit-il ; — Steeve fait à peu près à sa guise dans les écuries, à ce que je crois. Il y a vingt ans, c’était le groom favori de mon père ; mais il a fait une chute à la chasse, il s’est blessé à la tête, et depuis il n’a jamais été tout à fait bien. Naturellement ce malheur, joint à la considération que mon père avait pour lui, lui donne des droits à notre bienveillance, et nous endurons ses bizarreries, n’est-ce pas, Langley ?

— Oui, monsieur, — dit l’entraîneur, — quoique, sur mon honneur, j’aie quelquefois peur de lui, et que je pense qu’un beau jour il se lèvera au milieu de la nuit et assassinera quelqu’un de nous.

— Pas avant que quelqu’un de vous ait gagné un plein chapeau d’argent, Langley. Steeve aime trop l’argent pour assassiner quelqu’un pour rien. Vous allez voir sa figure s’illuminer tout de suite, Aurora, — dit John, en faisant signe à l’homme d’écurie d’approcher. — Viens ici, Steeve. Mme Mellish désire que tu boives à sa santé.

Il jeta un souverain dans la large main musculeuse de l’homme, une vraie main de gladiateur, avec une chair calleuse et des nerfs de fer. Les yeux rouges de Steeve étincelèrent pendant que ses doigts se refermaient étroitement sur la pièce de monnaie.

— Je vous remercie bien, madame, — dit-il en portant la main à sa casquette.

Sa voix basse et étouffée contrastait si étrangement avec la force physique que dénotait son extérieur, qu’Aurora recula en tressaillant.

Malheureusement pour ce pauvre idiot, dont la personne était repoussante en elle-même, cette voix sourde, concentrée, avait quelque chose qui provoquait un dégoût instinctif chez ceux qui l’entendaient pour la première fois.

Il porta de nouveau la main à sa casquette de laine toute grasse, et retourna lentement à son ouvrage.

— Comme il a le visage blême ! — dit Aurora. — A-t-il été malade ?

— Non, il a toujours été pâle comme cela depuis sa chute. J’étais trop jeune lorsque cela est arrivé, pour bien m’en souvenir ; mais j’ai entendu dire à mon père que, lorsqu’on rapporta le pauvre diable à la maison, son visage, qui auparavant était coloré, était blanc comme une feuille de papier, et que sa voix, jusque-là forte et sonore, s’était abaissée jusqu’au sourd murmure que vous venez d’entendre. Les médecins ont fait tout ce qu’ils ont pu, et l’ont sauvé d’une terrible fièvre cérébrale ; mais ils n’ont jamais pu lui rendre sa voix ni ses couleurs.

— Pauvre garçon ! — dit Mme Mellish avec bonté, — il mérite bien qu’on ait pitié de lui.

En disant cela, elle se reprochait le sentiment de répugnance qu’elle ne pouvait surmonter. C’était une répugnance qui touchait de près à la terreur ; il lui semblait qu’elle ne pourrait guère être heureuse à Mellish Park tant que cet homme y habiterait. Elle était presque disposée à prier son mari de lui faire une pension et de l’envoyer à l’autre extrémité du comté ; mais au bout de quelques minutes, elle eut honte de sa folie puérile, et, quelques heures après, elle avait oublié l’idiot, comme on l’appelait poliment dans les écuries.

Lecteur, lorsqu’un être vous inspire cette horreur instinctive et involontaire, évitez cet être-là. Il est dangereux. Suivez cet avertissement, comme vous suivez celui que vous lisez dans les nuages du ciel et dans le calme sinistre de l’atmosphère, quand un orage est imminent. La nature ne sait pas mentir ; et c’est la nature qui a implanté dans votre sein cette terreur qui vous fait frémir, instinct de conservation personnelle plutôt que lâche frayeur, qui, à la première vue de certains individus, vous dit plus nettement que des paroles ne pourraient vous le dire : « Cet homme est mon ennemi ! »

Si Aurora se fût laissée guider par cet instinct, si elle eût cédé à l’impulsion qu’elle méprisa comme puérile, et eût fait congédier Hargraves de Mellish Park, que de cruels malheurs, que de poignantes douleurs elle eût pu s’épargner à elle-même et à d’autres !

Le gros chien Bow-wow avait accompagné sa maîtresse à sa nouvelle demeure ; mais le bon temps de Bow-wow était passé. Un mois avant le mariage d’Aurora, il avait été écrasé par une voiture attelée d’un poney sur un des chemins des environs de Felden, et il avait été transporté, saignant et estropié, chez le vétérinaire, pour qu’on lui éclissât une des pattes de derrière et que, pour le guérir, on mît à contribution toutes les ressources de l’art de traiter les chiens. Aurora se faisait conduire tous les jours à Croydon pour voir son pauvre malade ; et Bow-wow fut toujours assez lui-même pour reconnaître sa maîtresse bien-aimée et passer sa langue fiévreuse et nonchalante sur ses blanches mains, en témoignage de cette affection invariable que nous prodiguent les animaux, et qui ne peut finir qu’avec leur vie. Le gros chien était donc tout à fait boiteux et à moitié aveugle, quand il arriva à Mellish Park avec le reste des effets et des objets appartenant à Aurora. C’était un être privilégié dans le vaste manoir ; une peau de tigre était étalée pour lui devant le foyer du salon, et il passait la fin de ses jours dans un repos luxueux, se chauffant à la chaleur du feu ou aux rayons du soleil près des fenêtres, selon qu’il plaisait à son royal caprice ; mais, tout invalide qu’il fût, il était toujours capable de se traîner à la suite de Mme Mellish lorsqu’elle se promenait sur la pelouse ou parmi les taillis d’arbrisseaux qui bordaient les jardins.

Un jour qu’elle était revenue de sa promenade équestre du matin, avec John et avec son père, qui les accompagnait quelquefois sur un poney gris tranquille, et qu’on aurait pris pour un homme bien plus jeune à le voir se livrer à cet exercice, elle flânait sur la pelouse, ayant encore son costume d’amazone, après qu’on eut reconduit les chevaux à l’écurie, et que Mellish et son beau-père fussent rentrés dans la maison. Le gros chien la vit de la fenêtre du salon et se traîna dehors pour venir au-devant d’elle. Tentée par la douceur de l’atmosphère, elle rôda de côté et d’autre, la jupe de son amazone ramassée en un paquet sous son bras et sa cravache à la main, et elle se mit à chercher des primevères sous les touffes d’arbres disséminées sur la pelouse. Après avoir cueilli un bouquet de fleurs sauvages, elle allait rentrer à la maison, lorsqu’elle se souvint de quelques instructions qu’elle avait oublié de donner à son groom, concernant un poney favori qui était malade.

Elle traversa la cour des écuries, suivie de Bow-wow, trouva le groom, lui donna ses ordres, et se disposa à retourner aux jardins. Pendant qu’elle parlait au groom, elle avait reconnu la figure blême d’Hargraves à une des fenêtres de la sellerie. Il sortit comme elle donnait ses instructions, pour porter un harnais à une remise située de l’autre côté de la cour. Aurora était sur le seuil de la porte qui ouvrait sur les jardins, lorsqu’elle fut arrêtée par un hurlement douloureux de Bow-wow. Prompte comme l’éclair, elle se retourna pour s’assurer de la cause de ce cri. Hargraves avait repoussé loin de lui le malheureux animal, en lui donnant un coup de pied avec son sabot ferré. La cruauté envers les animaux était un des défauts de l’idiot. Il n’était pas cruel envers les chevaux, car il avait encore assez de bon sens pour savoir que son pain quotidien dépendait du soin qu’il en prenait ; mais gare à tout intrus qui se trouvait sur son chemin. Aurora s’élança sur lui comme une belle tigresse, et, saisissant le collet de sa veste de futaine dans ses petites mains, elle le cloua à la place où il était debout. Il n’était pas aisé de secouer l’étreinte de ces mains effilées, crispées par la colère ; et Hargraves, pris complétement à l’improviste, regarda avec effroi celle qui l’assaillait. Plus haute d’un pied et demi que le garçon d’écurie, Aurora le dominait ; les joues pâles de fureur, les yeux étincelants de rage, son chapeau tombé à terre et ses cheveux noirs épars sur ses épaules, elle était sublime dans son courroux.

L’homme se prosterna sous l’étreinte de cette impérieuse créature.

— Lâchez-moi !… — dit-il convulsivement de sa voix étouffée, à laquelle son agitation donnait le son d’un sifflement ; — lâchez-moi, ou vous vous en repentirez… lâchez-moi !

— Comment avez-vous osé !… — s’écria Aurora, — comment avez-vous osé lui faire du mal ?… Mon pauvre chien !… Mon pauvre chien estropié… si faible !… Comment avez-vous osé faire cela ?… Lâche poltron ! misérable que vous êtes !…

Sa main droite lâcha le collet de l’habit d’Hargraves, et fit pleuvoir sur ses larges épaules une grêle de coups de sa légère cravache, un véritable hochet, dont le bout doré était orné d’émeraudes, mais qui cinglait comme une verge d’acier flexible dans cette petite main.

— Comment avez-vous osé !… — répéta-t-elle plusieurs fois.

Et ses joues pâles devinrent écarlates, en raison de l’effort qu’elle faisait pour tenir l’homme d’une main. À ce moment ses cheveux dénoués lui tombaient à la ceinture, et sa cravache était brisée à une demi-douzaine d’endroits.

Mellish, entrant par hasard au même instant dans la cour des écuries, devint blême d’horreur en voyant cette belle Furie.

— Aurora !… Aurora !… — s’écria-t-il, arrachant le collet de l’individu de son étreinte et le repoussant à plusieurs pas de distance ; — Aurora, qu’y a-t-il ?

Elle lui raconta d’une voix entrecoupée et haletante le sujet de son indignation. Il prit de sa main la cravache brisée, ramassa son chapeau sur lequel elle avait marché dans sa colère, lui fit traverser la cour, et la mena à la porte de derrière qui conduisait à la maison. Il était pénible, honteux pour lui de penser que cette femme incomparable, que cette femme adorée, pût faire quelque chose qui la dégradât, ou même la rendît ridicule. Lui, il aurait mis habit bas et se serait battu avec une demi-douzaine de charbonniers, sans en penser davantage ; mais elle !…

— Rentrez, rentrez, ma chère enfant, — dit-il d’un ton de triste tendresse ; — les domestiques regardent de tous côtés avec curiosité. Vous n’auriez pas dû faire cela ; vous auriez dû me le dire.

— J’aurais dû vous le dire ! — s’écria-t-elle avec impatience. — Comment pouvais-je m’arrêter pour vous le dire, quand je l’ai vu frapper mon chien, mon pauvre chien ?

— Rentrez, ma chère, rentrez ! Allons, calmez-vous et rentrez.

Il parlait comme s’il eût essayé d’apaiser un enfant agité ; car au soulèvement convulsif de son sein, il vit que cette violente émotion allait se terminer par une attaque de nerfs, comme se terminent infailliblement, tôt ou tard, toutes les colères de femmes. Il la conduisit à sa chambre, en la portant à moitié, par un escalier de service, et il la laissa couchée sur un sofa, dans son costume d’amazone. Il mit la cravache brisée dans sa poche ; puis, serrant ses dents blanches et fortes et fermant le poing, il sortit pour chercher Hargraves. En traversant le vestibule, il choisit un gros fouet de chasse à lanière de cuir, dans un râtelier rempli d’ustensiles redoutables de ce genre. Hargraves était assis sur un montoir, lorsque John rentra dans la cour des écuries. Il était en train de se frotter les épaules, en faisant une mine fort piteuse, pendant qu’une couple de garçons d’écurie, qui avaient été peut-être témoins du châtiment qu’il avait reçu, le regardaient en grimaçant, à une distance respectueuse. Ils n’étaient nullement tentés de s’approcher trop près de lui ; car l’idiot avait la plaisante habitude de brandir un grand couteau lorsqu’il se sentait outragé, et le plus brave des garçons employés aux écuries avait peu le désir de mourir d’un coup de couteau dans l’abdomen, avec l’agréable conviction que la punition de son assassin se réduirait tout au plus à quinze jours de prison ou à une légère amende.

— Maintenant, Hargraves, — dit Mellish en soulevant l’idiot de dessus le montoir et le plantant à une distance convenable pour donner plein essor au fouet de chasse, — ce n’était pas à Mme Mellish à te cravacher, mais c’était son devoir de me le laisser faire pour elle ; ainsi donc, attrape cela, mauvais lâche !…

La lanière de cuir siffla dans l’air et se replia sur les épaules de Steeve ; mais John trouva qu’il y avait quelque chose de méprisable à lutter ainsi à armes inégales. Il rejeta le fouet, et, le tenant toujours par le collet, il conduisit l’idiot à la porte de la cour des écuries.

— Tu vois cette avenue, — dit-il, en lui montrant une belle allée d’arbres qui se déroulait devant eux ; — elle mène tout droit hors du Park, et je te recommande fortement, Stephen, d’aller au bout aussi vite que tu le pourras, et de ne jamais plus faire voir ta vilaine figure blême sur un pouce de terrain à moi appartenant. Entends-tu ?

— O…u…i, monsieur.

— Attends ! Je suppose qu’on te doit des gages ou quelque autre chose.

Il prit une poignée d’argent dans la poche de son gilet, et la jeta par terre ; les souverains et les demi-souverains roulèrent de côté et d’autre sur le sentier sablé ; ensuite, tournant les talons, il laissa l’idiot ramasser le trésor éparpillé. Hargraves se mit sur ses genoux, et chercha à tâtons jusqu’à ce qu’il eût trouvé la dernière pièce de monnaie ; puis il se mit à compter lentement l’argent, en le faisant passer d’une main dans l’autre ; son visage blême exprimait une étrange grimace : Mellish lui avait donné, tant en or qu’en argent, une somme qui montait à plus de deux années de ses gages ordinaires.

Il fit quelques pas dans l’avenue, et, se retournant, il agita le poing dans la direction de la maison qu’il laissait derrière lui.

— Vous êtes une femme de bel esprit, c’est certain, madame Mellish, — murmura-t-il ; — mais ne me donnez jamais l’occasion de vous faire du mal, ou par Dieu, tout idiot que je suis, je le ferai ! On croit que je ne suis bon à rien, peut-être. Attendez un peu.

Il retira de nouveau son argent de sa poche, et le compta encore une fois, en marchant lentement vers les grilles du Park.

On verra, d’après ce que nous venons d’exposer, qu’Aurora avait deux ennemis, l’un hors de son agréable demeure, et l’autre dans l’intérieur ; l’un nourrissant sans cesse le mécontentement et la haine dans l’enceinte sacrée du foyer domestique, l’autre complotant la ruine et la vengeance hors des murs de cette citadelle.