Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 102-113).

CHAPITRE VIII

Retour du pauvre Mellish.

Mellish se lassa de la grande ville de Paris. Mieux vaut l’amour, le contentement, et une croûte de pain dans une mansarde, que du filet de bœuf ou autres mets dispendieux dans les plus magnifiques salons, servis par les garçons les plus complaisants, qui nous rendent hommage et répriment un sourire moqueur en entendant notre accent insulaire. Il se lassa franchement de la rue de Rivoli, de la grille dorée du jardin des Tuileries et des arbres qu’elle enceint. Il se lassa de la place de la Concorde, des Champs-Élysées, des grands boulevards, des théâtres, des cafés, des magasins de gants. Il se fatigua de contempler les montres des bijoutiers de la rue de la Paix, où il se représentait le visage d’Aurora sous les couronnes de diamants et d’émeraudes qui y étaient étalées. Il eut de temps en temps sérieusement l’idée d’acheter un réchaud et un panier de charbon, et de s’asphyxier tranquillement dans le grand salon de l’hôtel Meurice. À quoi lui servaient son argent, ses chiens, ses chevaux, ou ses vastes propriétés ? Tout cela réuni ensemble n’achèterait pas Aurora. À quoi bon sa vie, après tout, puisque la fille du banquier refusait de la partager avec lui ? Souvenez-vous que Mellish, ce gros garçon aux yeux bleus, aux cheveux frisés, avait été, dès le berceau, un enfant gâté, gâté par des parents pauvres, des parasites, des domestiques, des flatteurs, depuis la première heure jusqu’à la trentième année de son existence ; et que cela lui semblait chose bien dure que cette adorable femme lui fût refusée. Le dénoûment de tout cela fut qu’un soir Mellish donna tout à coup l’ordre de plier bagage, et le lendemain, de grand matin, se mit en route pour le chemin de fer du Nord, ne laissant que la cendre de son feu derrière lui.

Il n’était que naturel de supposer que Mellish se serait rendu tout droit à sa maison de campagne, où il avait tant à faire : inscription de poulains pour les courses prochaines, conditions à régler avec des entraîneurs et des garçons d’écurie, la rédaction d’un plan de nouveau galop et sa mise à exécution, et un assortiment de chevaux de course attendant l’œil du maître. Mais il n’en fit rien ; au lieu d’aller de la station du chemin de fer de Douvres au grand hôtel du Nord, d’avaler à la hâte son dîner, et de partir pour Doncastre par le train express, Mellish se fit conduire en voiture à la taverne de Gloucester, où il s’installa, dans l’intention, dit-il, de voir l’exposition de bestiaux. Il eut la malheureuse fantaisie de monter dans un cab, rôda de tous côtés pendant l’espace d’un quart d’heure, examinant tristement les parcs, puis il s’enfuit précipitamment pour éviter les fermiers du comté d’York qui lui prodiguèrent de cordiales salutations. Le lendemain matin il quitta la taverne de Gloucester, et se fit conduire tout droit à Beckenham. Floyd, qui ne savait rien de la déclaration du jeune habitant du comté d’York et du refus qu’il avait éprouvé, l’avait de tout cœur invité à revenir à Felden. Pourquoi n’irait-il pas ? Seulement pour rendre une visite du matin au banquier hospitalier ; non pas pour voir Aurora ; seulement pour respirer quelques bonnes bouffées de l’air qu’elle respirait, avant de s’en retourner dans sa province.

Il va sans dire qu’il ne savait rien du bonheur de Bulstrode ; et c’avait été une des principales consolations qu’il eût emportées dans son exil, que de se rappeler que ce gentleman s’était embarqué sur le même navire et avait fait naufrage avec lui.

Il fut introduit dans la salle de billard, où il trouva Aurora assise à une petite table près du feu, dessinant au crayon la copie d’une gravure d’un tableau de Rosa Bonheur, tandis que Talbot était près d’elle, occupé à lui tailler ses crayons.

On comprend instinctivement que l’homme qui taille des crayons ou tient un écheveau de fil sur ses mains tendues, ou porte un chien, des manteaux de soirée, des tabourets, ou des ombrelles, est un fiancé. Mellish lui-même en savait assez pour n’en pas douter. Il poussa un soupir si fort, qu’il fut entendu de Lucy et de sa mère, qui étaient assises devant l’autre cheminée, soupir qui ressemblait passablement à un gémissement ; puis il tendit la main à Mlle Floyd, mais pas à Bulstrode. Il avait dans le cerveau et dans la mémoire de vagues souvenirs classiques de légendes romaines, d’exemples de générosité surhumaine et d’abnégation personnelle ; mais il n’aurait pu se résoudre à donner une poignée de main à ce jeune habitant du pays de Cornouailles à la noire chevelure, eût-il dû lui en coûter le sacrifice du domaine de Mellish. Non, il n’aurait pas pu. Il s’assit à quelques pas d’Aurora et de son fiancé, tordant dans ses mains brûlantes et nerveuses son chapeau au point d’en rendre le bord presque tout flasque, et il fut incapable de prononcer une seule phrase, même pas une pauvre et piteuse observation à propos du temps.

C’était un grand enfant gâté de trente ans, et je crains, s’il faut avouer l’austère vérité, qu’il ne vît Aurora au travers d’un brouillard, qui ternissait et défigurait ce brillant visage à ses yeux. Lucy vint à son secours, en l’emmenant pour le présenter à sa mère, et la bonne Mme Alexandre fut enchantée de sa physionomie franche, blonde et complétement anglaise. Il eut la chance de se tenir le dos à la lumière, de sorte que ni l’une ni l’autre de ces deux dames, ne découvrit le funèbre brouillard qui couvrait ses yeux bleus.

Floyd ne voulut pas entendre parler du départ de son hôte ce soir-là ni le lendemain.

— Il faut que vous passiez la Noël avec nous, — dit-il, — et que vous voyiez ici se renouveler l’année, avant de retourner dans le comté d’York. J’ai tous mes parents près de moi dans cette saison, et c’est la seule époque où Felden ressemble à la maison d’un vieillard. Votre ami Bulstrode reste avec nous (Mellish tressaillit en apprenant cette nouvelle) ; et je vous saurais gré de ne pas refuser de faire partie de notre société.

Quelle pitoyable poule mouillée devait être ce Mellish pour accepter l’invitation du banquier, renvoyer sa voiture de louage à la taverne de Gloucester, et se laisser conduire par le domestique de Floyd dans une chambre confortable, à quelques portes de la pièce tendue de toile perse occupée par Talbot ! Mais j’ai déjà dit que l’amour est une passion de poltron. C’est comme le mal de dents : les plus braves et les plus forts y succombent et la torture les fait hurler bien haut. Je ne suppose pas que le duc de Wellington aurait rougi d’avouer qu’il hésitait à se laisser arracher une dent. J’ai entendu parler d’un grand guerrier qui savait venger une injure aussi bien que qui que ce soit des plus illustres épées, mais qui se trouvait mal à la première étreinte de la pince du dentiste. Mellish consentit à rester à Felden, et à la tombée de la nuit il entra dans le cabinet de toilette de Talbot pour reprocher sa trahison au Capitaine.

Talbot fit de son mieux pour consoler son plaintif visiteur.

— Il y a plus d’une femme dans le monde, — dit-il, après que John lui eut confié son chagrin : il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait, le sournois ! — ; il y a plus d’une femme, mon cher Mellish, et plus d’une jeune fille charmante et estimable, qui serait enchantée de conquérir l’affection d’un garçon tel que vous.

— Je hais les jeunes filles estimables, — dit Mellish ; — raillez mon affection ! mais je l’aime, j’aime cette belle créature aux yeux noirs, qui vous regarde en vous lançant deux éclairs, et qui monte si bien à cheval ; je l’aime, Bulstrode, et vous m’aviez dit qu’elle vous avait refusé et que vous alliez quitter Brighton par le convoi de huit heures, et vous ne l’avez pas fait, et vous êtes revenu furtivement, et vous lui avez adressé une seconde déclaration, et elle vous a accepté. Ah, dame ! ce n’est pas jouer franc jeu, cela.

Là-dessus, Mellish se jeta dans une chaise qu’il fit craquer sous son poids, et se mit à attiser le feu avec fureur.

C’était dur pour le pauvre Talbot de s’excuser d’avoir obtenu la main d’Aurora. Il ne lui était pas très-facile de rappeler à Mellish que, si Mlle Floyd l’avait accepté, c’était peut-être parce qu’elle le préférait au brave habitant du comté d’York. L’affaire ne s’était jamais présentée sous ce jour aux yeux de John. L’enfant gâté se voyait privé de ce hochet qu’il prisait au-dessus de tous les autres, et dont il avait la possession si follement à cœur. Il ne pouvait comprendre qu’il n’y avait pas eu de déloyauté dans la conduite de Talbot, et il s’indigna violemment lorsque ce gentilhomme osa lui donner à entendre que, somme toute, il eût peut-être été plus sage de ne pas remettre les pieds à Felden.

Bulstrode avait évité toute allusion ultérieure à Harrisson, le marchand de chiens ; et cette discussion, la première qui eût eu lieu entre les amants, s’était terminée par le triomphe d’Aurora.

Mellish errait comme une âme en peine dans les vastes appartements, s’asseyant de temps à autre à une des tables pour jeter un coup d’œil dans un stéréoscope, ou pour prendre un volume magnifiquement relié et le laisser tomber sur le tapis avec une triste distraction ; il poussait de gros soupirs quand on lui adressait la parole, et il était loin d’être d’une compagnie agréable. Le cœur chaleureux d’Aurora fut touché par le spectacle digne de pitié de cet amant repoussé ; elle le rechercha une ou deux fois, lui parla de ses chevaux de course, et lui demanda s’il aimait la chasse dans le comté de Surrey ; mais John passait du rouge au blanc et du froid au chaud quand elle lui parlait, et la fuyait, pâle comme un mort et d’un air effaré, qui aurait pu être grotesque s’il n’eût été l’indice d’une vraie douleur.

Bientôt John trouva un confident de ses chagrins plus compatissant que Bulstrode ne l’avait jamais été ; et ce doux et affectueux confident n’était autre que Lucy, vers qui se tourna le gros garçon du comté d’York dans son trouble. Savait-il ou devina-t-il par quelque clairvoyance merveilleuse que les chagrins de la jeune fille avaient un point de ressemblance avec les siens, et qu’elle était précisément la seule personne entre toutes à Felden qui eût compassion de lui et l’écoutât avec patience. Ce brave garçon candide, naïf, ingénu, n’était nullement fier. Deux jours après son arrivée à Felden, il avait tout raconté à la pauvre Lucy.

— Je suppose, mademoiselle Floyd, — dit-il, — que vous savez que votre cousine m’a refusé sa main. Oui, tout naturellement vous le savez ; je crois qu’elle a refusé Bulstrode à peu près à la même époque ; mais il y a des hommes qui n’ont pas le moindre amour-propre ; je dois avouer qu’à mon avis le Capitaine a agi comme un pied plat.

Un pied plat ! Lui, l’idole de Lucy, son être adoré, son demi-dieu, sa divinité aux cheveux noirs et aux yeux gris, entendre parler de lui dans de pareils termes ! Elle se tourna du côté de Mellish, ses joues blanches animées du feu de la colère, et elle lui dit que Talbot avait le droit de faire ce qu’il avait fait, et que tout ce que Talbot faisait était bien.

Comme la plupart des hommes chez qui la faculté de la réflexion manque complètement de développement, Mellish était doué d’une perception assez rapide, perception aiguisée en ce moment-là par cette prescience sympathique particulière, cette clairvoyance merveilleuse dont j’ai parlé ; et dans ces quelques paroles d’indignation, et dans cette rougeur de colère, il lut le secret de la pauvre Lucy : elle aimait Talbot comme lui il aimait Aurora… sans espoir.

Comme il admirait cette frêle jeune fille qui avait peur des chevaux et des chiens, qui frissonnait si un souffle de la bise pénétrait dans les appartements si bien chauffés, et qui cependant portait son fardeau avec une si calme patience et sans se plaindre ! tandis que lui, qui pesait 14 stones et pouvait parcourir à cheval quarante milles à travers la campagne par les vents les plus froids de décembre lui soufflant dans la figure, il n’avait pas la force de supporter son affliction.

Le pauvre John avait trop bon cœur et était trop peu égoïste pour tenir bon perpétuellement dans la sombre forteresse de désespoir qu’il avait choisie pour sa demeure ; et la nuit de Noël, où Felden fut le théâtre de nombreuses réjouissances en l’honneur spécial des plus jeunes hôtes, il céda à l’entraînement, prit part aux jeux des enfants, et fut plus enfant que les moins âgés d’entre eux ; enfin, sous l’influence de toute cette gaieté juvénile, et peut-être aussi de deux à trois verres de vin de Moselle, il embrassa hardiment Aurora sous la branche de gui pendue « pour ce soir-là seulement » dans la grande salle de Felden.

Après avoir fait cela, Mellish perdit complètement l’esprit, et la tête lui tourna tout le reste de la soirée. À souper il adressa des discours aux enfants, et leur proposa d’acclamer trois fois par un triple hourra le nom d’Archibald Floyd et les intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne ; de sa voix de basse sonore, il dirigea le chœur de ces petits faussets perçants, et il pleura abondamment, sans savoir pourquoi, en se cachant derrière sa serviette. Ce fut à travers une atmosphère de larmes, de vins pétillants, de gaze et de fleurs exotiques, qu’il vit Aurora, qui avait, hélas ! l’air si charmant dans cette simple robe blanche qui lui allait si bien, et la tête ornée d’une guirlande de houx artificiel. Sous les feuilles acérées et les fruits écarlates qui formaient une couronne, elle avait l’air du génie de Noël ; c’était quelque chose de beau et de brillant, de trop beau pour apparaître plus d’une fois par an.

Quand les pendules sonnèrent deux heures du matin, longtemps après que les bambins eurent été emportés enveloppés dans des manteaux, profondément endormis, et, je le crains bien, plusieurs d’entre eux sous l’influence de boissons trop fortes, quand les convives d’un âge plus mûr se furent tous retirés pour aller se reposer, quand les lumières, à peu d’exceptions près, eurent disparu, quand les guirlandes se furent fanées, et que tout le monde, sauf Talbot et Mellish, fut parti, les deux jeunes hommes se promenaient de long en large dans la longue salle de billard, à la lueur rougeâtre du feu qui s’éteignait insensiblement dans les deux cheminées, et conversaient entre eux sur le ton de la confiance la plus absolue. C’était le matin du jour de Noël, et il eût été étrange de ne pas être amis un pareil jour.

— Si vous étiez tombé amoureux de l’autre, Bulstrode, — dit John, serrant la main de son ancien camarade de classe et le regardant en face d’un air pathétique, — j’aurais pu vous considérer comme un frère ; elle est mieux faite pour vous, elle est mille fois mieux faite pour vous que sa cousine, et vous auriez dû l’épouser… suivant les lois des convenances ordinaires… je veux dire comme eût fait un honnête homme… après vous être fort compromis par vos assiduités… Mme… Quel est son nom ?… la dame de compagnie, Mme Powell… l’a dit… vous auriez dû l’épouser.

— L’épouser !… Épouser qui ?… — s’écria Talbot d’un ton assez dur, repoussant l’étreinte de son ami, et laissant Mellish se pencher en arrière sur les talons de ses bottes vernies d’une façon passablement alarmante. — Que voulez-vous dire ?

— La plus douce jeune fille de la chrétienté… une exceptée, — s’écria John, joignant ses mains brûlantes et levant ses sombres yeux bleus au plafond ; — la plus charmante fille de la chrétienté, à une exception près… Lucy.

— Lucy !

— Oui, Lucy ; la plus douce jeune fille de…

— Qui dit que j’aurais dû épouser Lucy ?

— C’est elle qui le dit. Non… non ; ce n’est pas cela que je veux dire, — reprit Mellish, baissant la voix et murmurant d’un ton grave, — je veux dire que Lucy vous aime ! Elle ne me l’a pas dit… oh ! non, Dieu m’en garde ! elle n’a jamais prononcé un mot à ce sujet ; mais elle vous aime. Oui, — ajouta John, poussant son ami des deux mains, et le toisant des yeux comme s’il lui prenait mesure d’un habit, — cette jeune fille vous aime et vous a toujours aimé. Je ne suis pas fou, et je vous donne ma parole d’honneur que Lucy vous aime.

— Vous n’êtes pas fou ! s’écria Talbot, — vous êtes pis que fou, Mellish, vous êtes ivre.

Il tourna sur ses talons avec dédain, et, prenant une bougie sur la table, il l’alluma et marcha à grands pas vers la porte de la salle.

John se tint immobile, passa les mains dans ses cheveux bouclés et regarda le Capitaine d’un air contrit.

— C’est là la récompense qu’obtient un camarade à faire un acte de générosité, — dit-il, en fourrant dans les charbons ardents une bougie qu’il venait aussi de prendre, ne connaissant pas de méthode plus facile de l’allumer ; — c’est dur, mais je suppose que c’est là la nature humaine.

Bulstrode alla se coucher de très-mauvaise humeur. Pouvait-il être vrai que Lucy l’aimât ? Cet habitant du comté d’York, au babil si frivole, avait-il pu découvrir un secret qui avait échappé à la pénétration du Capitaine ? Il se rappelait avoir, peu de temps auparavant, désiré que cette blonde jeune fille tombât amoureuse de lui ; et maintenant tout n’était que trouble et confusion. Guinevere était la dame de ses pensées, et la pauvre Elaine le gênait terriblement. L’admirable livre de Tennyson n’avait pas encore vu le jour en 1857, sans cela il n’est pas douteux que le pauvre Talbot se fût comparé au chevalier dont « l’honneur était enraciné dans le déshonneur. » Avait-il agi en malhonnête homme ? S’était-il compromis par ses attentions pour Lucy ? Avait-il trompé cette douce et belle créature ? Sa tête fatiguée ne trouva pas le repos cette nuit-là sur les oreillers de duvet de la chambre en perse ; et quand il s’endormit à la pointe du jour, ce fut pour avoir des rêves horribles, et pour voir dans un songe Aurora debout sur le bord d’un étang d’eau claire, au fond des bois de Felden, et montrant du doigt, au travers de la surface transparente comme du cristal, le cadavre de Lucy gisant au fond, pâle et immobile au milieu des lis et des plantes aquatiques, dont les longues tiges s’entortillaient avec ses beaux cheveux dorés. Dans ce rêve terrible, il entendit le clapotement de l’eau et il s’éveilla : il trouva dans la chambre voisine son domestique qui brisait la glace dans son bain. Ses inquiétudes au sujet de la pauvre Lucy s’évanouirent au grand jour, et il rit du trouble qui avait dû provenir de sa propre vanité. Qu’était-il pour que les jeunes femmes devinssent amoureuses de lui ? Quel sot, quel fou il avait fallu qu’il soit pour ajouter foi un seul instant au bavardage de Mellish pris de boisson ! Aussi bannit-il l’image de la cousine d’Aurora de son esprit, et n’eut-il d’yeux, d’oreilles et de pensées que pour Aurora elle-même, qui le mena à l’église de Beckenham dans sa voiture, et s’assit à côté de lui dans le grand banc carré du banquier.

Hélas ! j’ai bien peur qu’il n’ait entendu que très-peu de chose du sermon qui fut prêché ce jour-là ; mais, malgré tout cela, je déclare que c’était un homme de bien et pieux, un homme à qui Dieu avait fait don d’une foi sérieuse, un homme qui recevait tous les bienfaits de la main de Dieu, avec respect, et presque avec crainte ; et lorsqu’il pencha sa tête à la fin du service divin célébré en l’honneur de la naissance du Sauveur, il remercia le ciel d’avoir rempli sa coupe de félicité jusque par-dessus les bords, et pria qu’il pût devenir digne de tant de bonheur.

Il avait une crainte vague qu’il était trop heureux, trop attaché de cœur et d’âme à la femme aux yeux noirs qui était auprès de lui. Si elle allait mourir ! si elle devait le tromper ! Cette pensée lui donna le vertige et lui serra le cœur, et dans l’enceinte même de ce saint temple, le diable lui murmurait à l’oreille qu’il y avait des étangs aux eaux calmes, des pistolets chargés et d’autres remèdes certains pour des calamités de ce genre, tant l’amour, cette terrible fièvre, est une maladie maligne et lâche en même temps.

Le jour était brillant et clair ; une neige légère blanchissait la terre ; les contours du sommet des haies et des arbres se détachaient en formant des pointes sur le fond azuré d’un ciel froid et glacial. Le banquier proposa de renvoyer les voitures à la maison et de descendre à pied la colline qui menait à Felden, de sorte que Bulstrode offrit son bras à Aurora, trop heureux d’avoir la chance d’un tête-à-tête avec sa fiancée.

Mellish marchait en compagnie de Floyd, qui avait une prédilection pour le jeune habitant du comté d’York, et Lucy était perdue au milieu d’un groupe de frères, de sœurs, de cousins, de tantes et d’oncles.

— Nous avons été si occupés toute la journée d’hier avec le petit monde, — dit Talbot, — que j’ai oublié de vous dire, Aurora, que j’avais reçu une lettre de ma mère.

Mlle Floyd le regarda de son regard le plus brillant ; elle avait toujours du plaisir à entendre parler de lady Bulstrode.

— Cette lettre contient naturellement très-peu de nouvelles, — ajouta Talbot, — car il est rare qu’il y ait beaucoup de choses à raconter à Bulstrode. Et cependant… oui… elle renferme une nouvelle qui vous concerne.

— Qui me concerne ?

— Oui ; vous vous souvenez de ma cousine, Constance Trevyllian ?

— O… u… i…

— Elle est de retour de Paris, où elle a enfin achevé son éducation ; c’est, je crois, une personne accomplie maintenant ; et elle est allée passer la Noël à Bulstrode. Grand Dieu !… Aurora !… qu’y a-t-il ?…

Pas grand’chose en apparence. Son visage était devenu aussi blanc qu’une feuille de papier à lettre ; mais la main qu’elle appuyait sur le bras du jeune homme ne tremblait pas. Peut-être, s’il y eût fait tout particulièrement attention, il l’aurait trouvée plus calme que cela n’était naturel.

— Aurora, qu’y a-t-il ?

— Rien. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Votre visage est pâle comme…

— C’est le froid, je suppose… — dit-elle en frissonnant. — Parlez-moi de votre cousine ; cette Mlle Trevyllian, depuis quand est-elle au château de Bulstrode ?

— Elle a dû y arriver avant-hier. Ma mère l’attendait lorsqu’elle a écrit sa lettre.

— Est-elle dans les bonnes grâces de lady Bulstrode ?

— Non, pas particulièrement. Ma mère l’aime assez ; mais Constance est une jeune fille trop frivole.

— Avant-hier ?… — dit Aurora ; — Mlle Trevyllian a dû arriver avant-hier ?… les lettres venant du pays de Cornouailles sont distribuées à Felden de bonne heure dans l’après-midi, n’est-ce pas ?

— Oui, chère.

— Vous recevrez une lettre de votre mère aujourd’hui, Talbot ?

— Une lettre aujourd’hui ! Oh ! non, Aurora, elle n’écrit jamais deux jours de suite ; rarement plus d’une fois par semaine.

Mlle Floyd ne fit aucune réponse à cette observation, et son visage ne reprit pas ses couleurs naturelles pendant tout le trajet qu’il fallut faire pour arriver à la maison. Elle gardait un morne silence, ne faisant que de très-brèves réponses aux questions de Talbot.

— Je suis sûr que vous êtes indisposée, Aurora, — dit-il au moment où ils montèrent les marches de la terrasse.

— Oui, un peu.

— Mais, très-chère, qu’est-ce ? Laissez-moi le dire à Mme Alexandre ou à Mme Powell ; laissez-moi retourner à Beckenham pour aller prévenir le médecin.

Elle le regarda, les yeux empreints d’une expression grave et triste.

— Fou de Talbot, — dit-elle ; — vous souvenez-vous de ce que Macbeth dit à son médecin ? Il y a des maladies contre lesquelles il n’y a pas de remèdes. Laissez-moi seule. Vous le saurez assez tôt… vous le saurez trop tôt… je vous le répète.

— Mais, Aurora, que voulez-vous dire ?… que pouvez-vous avoir dans l’esprit ?

— Ah !… ce que j’ai ?… Laissez-moi seule… laissez-moi seule, Capitaine Bulstrode !…

Il lui avait saisi la main ; mais elle le repoussa et monta l’escalier précipitamment dans la direction de son appartement.

Talbot se hâta de courir près de Lucy ; il était pâle et avait l’air effrayé.

— Votre cousine est indisposée, Lucy, — dit-il ; — allez près d’elle, pour l’amour de Dieu ! et voyez ce qu’elle a.

Lucy obéit immédiatement ; mais elle trouva la porte de la chambre de Mlle Floyd fermée en dedans ; et quand elle appela Aurora et la supplia de la laisser entrer, la jeune fille lui cria :

— Allez-vous-en, Lucy, allez-vous-en ! et laissez-moi à moi-même ; à moins que vous ne vouliez me rendre folle !