Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CXCVIII. Pour le premier janvier. II. Étrennes des chrétiens

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXCVIII. POUR LE PREMIER JANVIER. II. ÉTRENNES DES CHRÉTIENS.

ANALYSE. – Vous venez de demander à Dieu de vous séparer des gentils ; séparation qui doit s’entendre, non de la séparation des corps, mais de la séparation des mœurs. Or les gentils se livrent aujourd’hui à des divertissements indignes d’un chrétien, et se donnent réciproquement des étrennes. Mieux inspirés, faites l’aumône et livrez-vous aux exercices de piété.

1. En vous voyant réunis aujourd’hui comme pour un jour de fête et plus nombreux que de coutume, nous invitons votre charité à se rappeler ce qu’elle vient de chanter, à n’avoir pas le cœur muet quand la langue parle si haut, à porter avec ardeur jusqu’aux oreilles de Dieu ce que vous avez fait entendre extérieurement aux oreilles les uns des autres. Voici en effet ce que vous venez de chanter : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous du milieu des gentils, afin que nous bénissions votre nom[1] ». Or, vous serez séparés des gentils si vous ne prenez aucun plaisir à ce qu’ils font aujourd’hui, à leurs joies profanes et charnelles, au bruit de leurs chants si vains et si honteux, à leurs festins et à leurs danses ignobles, à la solennité et à la fête menteuse qu’ils célèbrent.

2. Oui, vous avez chanté, et l’écho de ce chant sacré est encore à vos oreilles : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez« nous du milieu des gentil ». Comment être rassemblé du milieu des gentils autrement qu’en se sauvant ? Rester mêlé au milieu d’eux, c’est ne pas se sauver ; mais se rassembler du milieu d’eux, c’est obtenir le salut que donne la foi, que donne l’espérance, que donne une charité sincère, en un mot le salut spirituel attaché aux promesses de Dieu. Il ne suffit donc pas, pour être sauvé, de croire, d’espérer et d’aimer ; l’important est ce que l’on doit croire, espérer et aimer ; car nul ne vit ici-bas sans ces trois sentiments de foi, d’espérance et d’amour. Mais pour être rassemblé du milieu des gentils, c’est-à-dire pour être séparé d’eux, il ne faut ni croire ce qu’ils croient, ni espérer ce qu’ils espèrent, ni aimer ce qu’ils aiment. Ainsi séparé d’esprit, ne crains pas d’être de corps parmi eux. Se peut-il une différence plus tranchée entre eux et toi que de croire de ton côté qu’il n’y a qu’un Dieu unique et véritable, quand ils croient, eux, que les démons sont des dieux ; que d’espérer, comme tu fais, la vie éternelle avec le Christ, quand ils espèrent, eux, les frivolités du siècle ; que d’aimer avec toile Créateur du monde, quand eux n’aiment que le monde ? Mais si on diffère d’eux par la foi, par l’espérance et par l’amour, on doit le prouver par sa vie, le montrer par ses actions. Si tu dois donner des étrennes, te livrer à des jeux de hasard et à l’ivresse comme un païen, as-tu une autre foi, une autre espérance, un amour autre que lui, et comment oses-tu lever le front pour chanter : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous du milieu des gentils ? » Cette séparation consiste à mener une vie différente de celle des gentils, tout en demeurant extérieurement au milieu d’eux. Combien doit être tranchée cette différence ? Reconnaissez-le, si toutefois vous voulez la faire passer dans votre vie. N’est-il pas vrai que le Fils de Dieu, Jésus-Christ Notre-Seigneur, après s’être fait homme pour l’amour de nous, a payé lui-même notre rançon ? Il l’a payée de son sang, il l’a payée pour nous racheter et nous rassembler du milieu des gentils. Or, en te mêlant à eux, tu refuses de marcher à la suite de ton Rédempteur ; et tu t’y mêles par ta vie, par tes actions par les sentiments de ton cœur, par la communauté de foi, d’espérance et d’amour ; tu te montres, par là, ingrat envers ton Sauveur, sans égard pour ta rançon, pour le sang de l’Agneau sans tache.  De grâce donc, pour suivre ton Rédempteur, Celui qui t’a racheté de son sang, évite de te mêler aux gentils par la ressemblance des mœurs et de la conduite. Eux donnent des étrennes ; faites-vous, des aumônes. Ils se distraient par des chant lascifs ; sachez vous distraire par les paroles de l’Écriture. Ils courent au théâtre ; courez à l’Église. Ils s’enivrent ; jeûnez, et si vous ne pouvez jeûner aujourd’hui, mangez avec sobriété. Vous conduire ainsi, ce sera avoir chanté dignement : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous du milieu des gentils ».

3. Mais beaucoup vont se préoccuper aujourd’hui d’un mot qu’ils ont entendu. Nous avons dit : Ne donnez point d’étrennes, donnez plutôt aux pauvres. Ce n’est pas assez de donner autant, donnez encore plus. Ne voulez-vous point donner davantage ? donnez au moins autant. – Mais, répliques-tu, lorsque je donne des étrennes, j’en reçois aussi. – Et quand tu donnes aux pauvres, ne reçois rien ? Assurément tu ne voudrais ni croire que croient les gentils ni espérer ce qu’ils espèrent. Si néanmoins tu répètes que tu ne reçois rien en donnant aux pauvres, tu fais partie des gentils ; c’est sans résultat que tu as chanté : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu et rassemblez-nous du milieu des gentils ». N’oublie pas cette recommandation : « Ce qui donne aux pauvres ne sera jamais dans le besoin[2] ». Tu ne te souviens donc pas de ce que dira le Seigneur à ceux qui auront assisté les indigents : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume » ; ni des paroles qu’il adressera à ceux qui ne les auront pas assistés : « Jetez-les au feu éternel[3] ? » S’il en est ici qui ne m’ont pas entendu avec plaisir, il en est sûrement qui sont satisfaits. C’est à ces vrais chrétiens que je m’adresse pour le moment. Si votre foi, si votre espérance, si votre amour différent des leurs, vivez autrement qu’eux et montrez par la différence de vos mœurs cette autre différence. Ecoutez l’avertissement de l’Apôtre : « Ne traînez point le même joug que les infidèles. « Quoi de commun entre la justice et l’iniquité ? ou quelle alliance entre la lumière et les ténèbres ? Quel commerce entre le fidèle et l’infidèle ? Quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles[4] ? » Il dit encore ailleurs. « Ce qu’immolent les gentils, ils l’immolent aux démons et non à Dieu. Je ne veux pas, s’écrie-t-il, que vous ayez aucune société avec les démons[5] ». Les mœurs des gentils plaisent à leurs dieux. L’Apôtre donc en disant : « Je ne veux pas que vous fassiez société avec les démons », entend que les chrétiens se distingueront, par leur conduite et par leurs mœurs, des esclaves des démons. Ces démons aiment les chants frivoles, les spectacles bouffons, les hontes multipliées du théâtre, la folie du cirque, la cruauté de l’amphithéâtre, les combats animés de ceux qui luttent et disputent, souvent jusqu’à l’inimitié, en faveur d’hommes pestilentiels, en faveur d’un comédien, d’un historien, d’un pantomime, d’un cocher, d’un gladiateur. Ces actes sont comme de l’encens offert dans leurs cœurs aux démons ; car ces esprits séducteurs prennent plaisir à faire des dupes ; ils se repaissent en quelque sorte des iniquités, des hontes et des infamies de leurs victimes. « Pour vous », comme dit l’Apôtre, « ce n’est pas ainsi que vous connaissez le Christ, si toutefois vous l’avez écouté et si vous avez été formés à son école[6]. N’ayez donc point de commerce avec eux. Car, si autrefois vous étiez ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous comme des enfants de lumière[7] » ; afin que nous aussi, qui vous annonçons la divine parole, nous puissions, avec vous et à cause de vous, nous réjouir à cette lumière éternelle.

  1. Psa. 105, 47.
  2. Pro. 28, 26.
  3. Mat. 25, 34, 41.
  4. 2Co. 6, 14-15.
  5. 1Co. 10, 20.
  6. Eph. 4, 20-21.
  7. Id. 5, 7, 8.