Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CCI. Pour l’Épiphanie. III. Le Messie glorifié

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


CHAPITRE CCI. POUR L’ÉPIPHANIE. III. LE MESSIE GLORIFIÉ.

ANALYSE. – Nous célébrons l’Épiphanie à aussi juste titre que la Nativité, car cette fête nous montre le Christ glorifié premièrement par l’apparition de l’étoile merveilleuse ; secondement par les adorations qu’il reçoit des Mages ; troisièmement par le titre de Roi des Juifs qu’ils lui donnent comme plus tard le lui donnera Pilate et comme pour faire une allusion future à cette prophétie du Sauveur : « Les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres » ; quatrièmement enfin par le témoignage que les prêtres de Jérusalem rendent au Christ en présence des Mages, témoignage qui prélude au témoignage qu’ils doivent lui rends dans tout l’univers où ils seront dispersés.

1. Il y a quelques jours seulement nous célébrions la naissance du Seigneur ; nous célébrons aujourd’hui, à aussi juste titre, le jour solennel où il commença à se révéler aux Gentils. Des bergers juifs l’autre jour le contemplèrent aussitôt qu’il fut né ; des ? Mages venus d’Orient l’adorent aujourd’hui. C’est qu’en naissant il était déjà cette pierre angulaire sur laquelle devaient reposer les deux murailles de la circoncision et de l’incirconcision, accourant vers lui de directions fort opposées afin de s’unir en lui, en lui devenu notre paix pour n’avoir fait qu’un peuple des deux[1]. C’est ce qu’ont figuré les bergers parmi les Juifs, et les Mages parmi les Gentils ; en eux a commencé ce qui devait se développer et s’étendre dans l’univers entier. Ainsi donc célébrons avec une joie vive et toute spirituelle ces deux jours de la nativité et de la manifestation de Notre-Seigneur.

C’est à la voix d’un ange que les bergers juifs accoururent à lui, et les Mages de la gentilité à l’indication d’une étoile. Cette étoile couvre de confusion les vains calculs et les conjectures des astrologues, puisqu’elle conduit les adorateurs des astres à adorer plutôt le Créateur du ciel et de la terre. C’est lui en effet qui fit briller en naissant cette étoile nouvelle, comme il obscurcit en mourant le soleil déjà si ancien. À cette lumière commença la foi des Gentils, comme à ces ténèbres s’accusa la perfidie des Juifs. Qu’était-ce donc que cette étoile que jamais auparavant on n’avait aperçue parmi les astres, et qu’on ne put plus signaler ensuite ? Qu’était-elle, sinon le langage magnifique du ciel racontant la gloire de Dieu, oubliant, par son éclat tout nouveau, l’enfantement nouveau d’une Vierge et préludant à l’Évangile qui devait la remplacer dans l’univers entier quand elle aurait disparu ?

Qu’est-ce aussi que dirent les Mages en arrivant ? « Où est le Roi des Juifs qui vient de naître ? » Quoi ! n’était-il pas né auparavant bien des rois des Juifs ? Comment se fait-il que des étrangers désirent avec tant d’ardeur connaître et adorer Celui-ci ? « Nous avons vu, disent-ils, son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer[2] ». Le chercheraient-ils avec tant d’ardeur, désireraient-ils l’adorer avec une piété si affectueuse, si dans ce Roi des Juifs ils ne voyaient en même temps le Roi des siècles ?

2. Aussi Pilate avait-il reçu comme un souffle de vérité, quand au jour de sa Passion il écrivit ainsi son titre : « Roi des Juifs », titre que les Juifs s’efforcèrent de corriger au lieu de se corriger eux-mêmes. « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit », leur répondit Pilate[3] ; car il avait été dit, dans un psaume prophétique : « Ne change rien aux mots écrits du titre[4] ». Mais étudions ce grand et merveilleux mystère. Les Mages étaient des gentils, et Pilate également gentil : les premiers virent l’étoile dans le ciel, le second grava le titre sur la croix ; mais tous cherchaient ou reconnaissaient dans Jésus, non pas le Roi des Gentils, mais le Roi des Juifs. Quant aux Juifs mêmes on ne les vit ni suivre l’étoile, ni adopter le titre. Ah ! c’était l’emblème de ce que devait dire plus tard le Seigneur en personne : « Beaucoup viendront d’Orient et d’Occident et prendront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux ; tandis que les enfants du royaume s’en iront dans les ténèbres extérieures[5] ». Les Mages effectivement vinrent d’Orient et Pilate d’Occident ; voilà pourquoi les uns rendirent témoignage au Roi des Juifs à son lever, c’est-à-dire à sa naissance ; et l’autre à son coucher, c’est-à-dire à sa mort ; afin de prendre place au festin du Royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob, dont les Juifs étaient issus, et sur lesquels ils étaient eux-mêmes entés par la foi sans en descendre par la chair : c’était donc déjà l’emblème du sauvageon dont parle l’Apôtre, qui devait se greffer sur l’olivier franc[6]. Si donc ces Gentils ne cherchaient ni n’adoraient le Roi des Gentils mais le Roi des Juifs, c’est que le sauvageon devait être greffé sur l’olivier et non l’olivier sur le sauvageon. De plus, lorsque les Mages demandèrent où devait naître le Christ, les rameaux qui devaient être rompus, les Juifs infidèles répondirent : « À Bethléem de Juda[7] » ; et quand Pilate leur reprocha de vouloir faire crucifier leur Roi, leur animosité contre lui se montra de plus en plus opiniâtre. Si donc les Mages durent aux Juifs, qui leur firent connaître le lieu de la naissance du Christ, de pouvoir l’adorer ; c’est que l’Écriture, confiée d’abord aux Juifs, nous le révèle à nous-mêmes ; et si Pilate, le représentant des Gentils, se lava les mains pendant que les Juifs demandaient la mort du Sauveur[8], c’est que le sang versé par eux nous sert pour nous purifier de nos péchés. Mais nous traiterons ailleurs, au temps même de la Passion, du témoignage que rendit Pilate en écrivant au haut de la croix que Jésus était le Roi des Juifs.

3. Achevons ce que nous avons encore à dire de la manifestation, ou, comme parlent les Grecs, de l’Épiphanie du Sauveur, lorsque après sa naissance il commença à se révéler aux Gentils et qu’il reçut les adorations des Mages. Nous ne saurions nous lasser de considérer comment les Juifs répondirent aux questions des Mages sur le lieu où devait naître le Christ, lorsqu’ils leur dirent que c’était « à Bethléem de Juda », sans néanmoins venir eux-mêmes vers lui ; comment encore l’étoile reparut, quand les Mages eurent quitté les Juifs, et les conduisit jusqu’au lieu où était l’Enfant divin : n’était-ce pas faire entendre clairement qu’elle pouvait aussi bien leur indiquer la ville de Bethléem, et que si elle disparut un moment c’était pour les porter à s’adresser aux Juifs ? Si donc les Juifs furent interrogés, c’était pour enseigner qu’ils étaient dépositaires des divins oracles, moins pour leur propre salut que pour le salut et l’instruction des Gentils ; et si ce peuple reste expulsé de son pays et dispersé dans le monde, c’est pour le forcer de rendre témoignage à la foi même dont il est l’ennemi. Sans temple, sans sacrifice, sans sacerdoce, sans empire, quelques rites anciens lui suffisent pour maintenir son nom et sa nationalité, l’empêchent de disparaître en se confondant complètement avec les peuples parmi lesquels il est répandu, et de perdre le témoignage qu’il rend à la vérité. C’est Caïn recevant au front un signe qui empêche de le mettre à mort, quoique par orgueil et par envie il ait donné la mort au juste, son frère[9]. On peut, avec quelque vraisemblance, interpréter dans ce sens un passage du psaume cinquante-huitième, où le Christ dit au nom de son corps mystique : « Mon Dieu m’a dit, au sujet de mes ennemis : Ne les fais pas mourir, dans la crainte qu’on n’oublie un jour ta loi[10] ». Ces ennemis de la foi chrétienne ne montrent-ils pas aux Gentils comment le Christ a été prédit ? et envoyant avec quel éclat sont accomplies les prophéties, n’aurait-on pas été porté à croire qu’elles avaient été, après coup, fabriquées par les chrétiens ? Mais quand les Juifs déploient leurs exemplaires, c’est Dieu qui nous éclaire par le moyen de nos ennemis. En ne les mettant point à mort, en ne les faisant point disparaître complètement du globe, il préserve sa loi de l’oubli ; et quand les Juifs la lisent, quand ils en observent quelques points, d’une façon même purement charnelle, ne dirait-on pas qu’ils y cherchent leur condamnation et notre justification ?

  1. Eph. 2, 11-22.
  2. Mat. 2, 2.
  3. Jn. 19, 19, 22.
  4. Psa. 1, 6, 1.
  5. Mat. 8, 11-12.
  6. Rom. 11, 24.
  7. Mat. 2, 5
  8. Id. 27, 24.
  9. Gen. 4, 1-15.
  10. Psa. 58, 12.