Augustin Thierry d’après sa correspondance/03

Augustin Thierry d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 836-866).
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AUGUSTIN THIERRY
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE ET SES PAPIERS DE FAMILLE

III [1]
LE ROMAN D’UN MALADE


JULIE DE QUÉRANGAL

Construit vers 1820, l’hôtel de la préfecture de Vesoul est une lourde bâtisse morose sans caractère et sans style ; en 1830, cependant, un assez beau jardin, aujourd’hui morcelé, l’enveloppait de ses frondaisons, lui faisant aux beaux jours une parure de fleurs et de feuillages.

Appelé par ordonnance du 6 août 1830 à recueillir la succession de M. Lebrun des Charmettes, dans le grand mouvement de réorganisation administrative, œuvre de Guizot, qui mit à pied 16 préfets sur 86 et 196 sous-préfets sur 277, Amédée Thierry s’y était aussitôt installé.

Le nouveau préfet — un préfet de la Résistance — trouvait une situation délicate, sinon même difficile. Il avait à combattre « le tumulte des prétentions personnelles, des animosités locales, des importances vaniteuses, des impatiences aveugles qui n’avaient pas obtenu satisfaction[2]. » A Luxeuil, les républicains, — on disait les factieux, — s’agitaient, refusant le paiement de l’impôt ; des intrigues légitimistes se nouaient dans l’arrondissement de Gray et le clergé des campagnes prenait volontiers son mot d’ordre près des évêques ultras assemblés en congrès à Fribourg. Il fallait sévir, suspendre les maires hostiles ou incapables, préparer les élections futures, organiser la garde nationale, ce rempart du nouveau régime.

L’historien des Gaulois, mué en fonctionnaire, n’épargnait ni son temps, ni sa peine, et cette lettre de Guizot atteste l’efficacité de ses efforts :


Mardi, 14 septembre 1830.

« Je vous félicite de votre administration, mon cher Amédée ; je comptais sur son mérite et sur son succès. Je ne me suis pas trompé. Il ne me revient sur votre compte que de très bonnes paroles et j’en crois encore plus mon impression en lisant vos lettres que toutes les paroles étrangères. Vous gouvernez, c’est bien quelque chose. Continuez, attirez autour de vous toutes les influences naturelles et actives du pays. Vous avez très bien fait de prendre M. de Lisa pour maire. Je le connais depuis longtemps, et j’e vois, d’après ce que vous me dites, qu’il a beaucoup gagné depuis que j’e ne l’ai vu. Dites-lui que j’e suis charmé de le voir parmi nos coadjuteurs.

« N’hésitez pas à changer les maires que la population repousse et qui vous embarrassent au lieu de vous fortifier. Tout ce qui a un caractère de réaction servile ou aveugle est d’un mauvais effet. Tout ce qui atteste la ferme intention d’être bien servi et de bien servir le public donne force et crédit.

« Je suis bien aise que le sous-préfet de Lure marche un peu. Je n’aime pas à revenir tout d’un coup et pourtant je ne veux pas m’entêter à soutenir ce qui n’est pas bon.

« Je ne vous dis rien d’ici. Vous entrevoyez à quoi nous avons affaire. Sachez bien que vous ne faites qu’entrevoir. Etablissez-vous et établissez-nous dans les départements. Le premier besoin de ce pays-ci, c’est qu’il s’y forme sur tous les points des opinions et des volontés indépendantes. La centralisation des esprits est pire que celle des affaires.

« J’ai donné à votre frère une pension de 2 000 francs[3] ; il m’a écrit deux fois. Je tâcherai de lui répondre. J’en ai jusqu’ici chargé ma femme.

« Adieu, mon cher Amédée, continuez de m’écrire beaucoup et avec détails. Vous savez si je compte sur vous.

« GUIZOT. »

Ce labeur ingrat, mais absorbant, se prolongea durant sept mois. L’avènement du ministère Casimir Périer, le calme revenu dans son département, la certitude d’un gouvernement stable après les appréhensions du début, rendirent enfin au préfet quelque tranquillité. Désormais assuré de l’avenir, il put renouveler affectueusement à son frère l’offre d’une retraite paisible à son foyer.

Nous savons avec quel enthousiasme Augustin Thierry avait accueilli la Révolution de Juillet, les certitudes qu’il y pensait reconnaître, les espoirs qu’il s’en promettait, les réalisations qu’il attendait. Tout admirateur de La Fayette qu’il soit et bien que resté en bons termes avec Laffitte, il est de cœur et d’esprit avec le parti de la Résistance. Pour lui, la Révolution a été close le 9 août par la révision de la Charte et l’élection de Louis-Philippe : les hommes du « Mouvement » ne lui inspirent qu’inquiétude et méfiance.

Ce double sentiment transparaît dans la lettre qu’il adresse de Carqueiranne à Guizot, le 9 novembre 1830, après la dissolution du cabinet :

« C’est au milieu d’une fièvre intermittente dont les accès reviennent toujours malgré les remèdes, que j’ai ressenti toutes les transes du changement que les journaux m’annoncent aujourd’hui. C’étaient de véritables transes, car vous pouvez croire que j’ai souffert également comme ami et comme patriote. Votre entrée dans un ministère qui, succédant à une révolution, avait tant d’exigences à contenter, tant d’ambitions à satisfaire et à froisser, était une rude tâche ; on le saura bientôt. En attendant, ce que vous avez fait depuis trois mois ne périra point, et l’administration du pays restera, quoi qu’on fasse, dans le moule où vous l’avez jetée. Ce sera un grand plaisir pour vos amis de voir le peu qu’auront obtenu en définitive ceux qui vous ont poursuivi et calomnié avec tant d’acharnement et de mauvaise foi. Cette presse parisienne, qui a tout sauvé dans la dernière crise, semble aujourd’hui n’avoir d’autre but que de tout perdre. Je n’y comprends rien et j’étais loin de m’y attendre. Mais grâce à vous et à vos amis politiques, l’ordre est organisé en France ; nous sommes reconnus à l’étranger et en paix au dedans ; il ne tiendra pas à quelques écrivains brouillons de tout remettre en question et le bon sens des provinces fera justice, au besoin, de la turbulence de Paris. »

La rentrée au pouvoir de ceux qu’il considérait comme « les meilleurs garants de nos libertés politiques » lui rendit toute sa confiance, et c’est joyeusement qu’en compagnie de Marc d’Espine, il se mit en route pour Vesoul où il arriva le 22 avril, après un voyage fatigant coupé à Lyon par un arrêt de cinq jours.

Les deux frères se revoyaient avec bonheur après une si longue séparation. Augustin trouva préparé pour le recevoir un appartement de trois pièces avec une sortie particulière. Les couverts odorants du jardin lui ménageaient un asile propice à la rêverie comme au travail.

Dans ses entretiens avec Amédée, il se montrait plein de sécurité dans l’avenir. En trois ans, que de changements heureux dans leur destinée ! Bien jeune encore, le cadet semblait promis aux plus hautes fonctions publiques ; membre de l’Institut, proclamé alors le plus grand historien de son temps, l’ainé était entré déjà dans la gloire. Et celle gloire, pouvait-il supposer à bon droit, touchait à peine à son aurore. Dédaignés ou suspects sous la Restauration, les historiens tenaient enfin leur revanche. Ils se partageaient les premières charges de l’État, les plus éclatantes faveurs du régime. Tous, Miguel, Thiers, Villemain, Guizot, étaient des amis, des compagnons de lutte ou de travail. Que ne pouvait-il donc espérer, lui, l’un des maîtres reconnus parmi les maîtres, et que ne devait-il pas attendre ?…

Il était aveugle cependant, mais sacrifiés par dévouement à la science, ses yeux perdus ne devenaient-ils pas un titre de plus à la reconnaissance du pays ; sa ferme volonté n’avait-elle point prouvé qu’elle demeurait maîtresse d’un corps débile ? La cécité n’est pas un obstacle absolu, — la cécité sans doute, mais la paralysie ?

Celle-ci poursuivait sa marche envahissante. Les derniers traitements essayés à Carqueiranne n’avaient apporté aucune amélioration. À peine si l’ataxique traînait encore quelques pas incertains. Un médecin de Besançon, le docteur Bessières, promit merveilles des eaux de Luxeuil. Amédée l’y conduisit en juin ; une suprême tentative s’imposait.

S’il ne devait point y recouvrer la santé, il allait en ramener la compagne bien-aimée de sa vie.

Tous les baigneurs de Luxeuil et les touristes de passage connaissent, au moins de vue, la maison du cardinal Jouffroy, construite au XVe siècle par le conseiller de Louis XI, sa façade sévère, ses fenêtres aux meneaux sculptés, son merveilleux balcon ajouré, sa tourelle à pans coupés, décorée de masques et de cartouches, dernier vestige du gothique expirant, envahi, déformé déjà par les enjolivements de la Renaissance.

En 1831, ce logis historique appartenait à deux vieilles demoiselles déjà sexagénaires, très pieuses et très charitables, Mlles Désirée et Marie Fressigne, et les deux sœurs hébergeaient cette année-là des hôtes de distinction, des amis parisiens, mais bretons d’origine, l’amiral de Quérangal et sa fille Julie.

De bonne et vieille famille morbihannaise, apparenté aux Leuze, aux Fontenay, aux Aigremont, Pierre-Maurice-Julien de Quérangal avait pris sa retraite en 1818, major de la marine à Rochefort, avec le grade honoraire de contre-amiral. Bien qu’aucun titre de noblesse ne précédât sa particule, il avait dû néanmoins fournir ses preuves pour entrer dans l’aristocratique Corps Bleu. Jeune lieutenant, il avait servi sous le bailli de Suffren, fait la campagne des Antilles avec d’Estaing et, capitaine de vaisseau sous l’Empire, un moment attiré sur lui l’attention du maître, par une action héroïque. Cerné en 1808, avec trois frégates, dans le pertuis de Maumusson, par une flottille anglaise, sommé de se rendre, il finissait par se dégager après un combat inégal et ralliait Rochefort sur son dernier bâtiment fracassé et coulant bas. Dans la bataille, un boulet frappant son banc de quart, un éclat lui avait crevé l’œil droit et arraché la moitié du visage, si bien que le vieux loup de mer passait pour l’officier le plus défiguré de la marine française.

Demeuré veuf et chargé de deux filles dont l’aînée, Eveline, était entrée en religion au couvent de Picpus, il vivait modestement à Paris, rue de Bellefond, avec la cadette, des quartiers de sa pension de retraite, jointe au médiocre revenu de quelques métairies au pays vanetais.

Julie de Quérangal avait alors trente-deux ans : petite et fluette, des pieds et des mains d’enfant dont elle se montrait fière, un visage aux traits menus sous d’abondants cheveux châtains coiffés en « demi-bandeaux, » éclairé par de grands yeux noirs un peu fiévreux, on pouvait presque la trouver jolie. Mais le teint blême et comme délavé, semé parfois de plaques cireuses, annonçait une santé chétive, déjà menacée par le cancer.

Instruite et déliée d’intelligence, se piquant de bel esprit, elle avait reçu une éducation brillante à la Maison impériale d’Ecouen, sous la direction illustre de Mme Campan.

De ses rapports avec la surintendante, qui durèrent jusqu’à la mort de celle-ci, elle avait conservé l’amour des lettres et le penchant d’écrire ; inclination véritable qu’était venue fortifier encore son intimité avec Mme Mélanie Waldor. 1831 ! toute une pléiade de femmes-auteurs se lève à l’horizon littéraire : c’est l’année où débutent George Sand et Anaïs Ségalas. Mme Tastu a donné déjà ses Oiseaux du Sacre Mélanie Waldor publie son premier roman : l’Écuyer d’Auberon. Mme Desbordes-Valmore et Delphine Gay sont en pleine réputation. Julie de Quérangal brûlait de marcher sur leurs traces.

L’arrivée d’Augustin Thierry, bientôt connue dans la petite ville, éveilla son plus vif intérêt. Elle professait pour l’historien une enthousiaste admiration Dans une lettre à sa cousine Laurence, plus tard Mme de Tréveret, elle s’avoue « transportée» par la lecture de la Conquête.

Comment arriver jusqu’à lui ; s’en faire apprécier et distinguer? Julie de Quérangal s’ouvrit de son désir à Mlle Désirée. Au nombre de ses parents, l’obligeante vieille fille comptait un cousin, M. Galmiche, conseiller de préfecture de la Haute-Saône, qui, par fortune, se trouvait à Luxeuil. Il connaissait naturellement son préfet et se chargea des présentations.

Tous ceux qui l’approchèrent : Nisard, Loménie de Brienne, Renan, l’abbé Perraud, le Père Gratry, l’ont constaté, Augustin Thierry possédait un charme de séduction incomparable. Causeur éblouissant, il s’exprimait avec une étonnante poésie de pensées et de mots Science, histoire, musique, anecdotes, souvenirs de jeunesse, il abordait tous les sujets avec un enchantement égal, d’une parole souple, élégante, colorée, nerveuse et noble. « Cet aveugle connaît tout, sait tout, se souvient de tout, écrira Loménie de Brienne ; ce qu’il n’a pas vu avec les yeux du corps, il l’a vu avec les yeux de l’esprit, » et si l’on veut des témoignages féminins, la comtesse de Circourt, Mmes de Tracy, de Corcelle, après lady Holland et la princesse Belgiojoso, ont loué « sa conversation sans pareille, toujours lumineuse, éloquente, sans apprêt, éveillée à la plus sérieuse intimité. »

Dès leur première rencontre, Mlle de Quérangal fut conquise et l’écrivain, de son côté, insensiblement gagné par une sympathie grandissante commença de fréquenter chez Mlle Fressigne.

Que se passait-il en Julie? Il n’est point téméraire de le présumer d’après ce que nous connaissons d’elle.

Idéaliste et romanesque, le rôle d’ange gardien, de providence d’une âme d’élite, exalte son imagination, comme la pensée flatte son orgueil d’associer son nom à un grand nom, sa vie à une vie de douleur et de gloire.

Pour Augustin Thierry, voici longtemps déjà que lui pèse une solitude d’autant plus cruelle à ses infirmités. De nature infiniment affective et tendre, il a toujours recherché la société des femmes, subi profondément leur influence ; le souvenir de Mlle Allègre s’est estompé dans sa mémoire, mais, s’il a dû renoncer à l’amour, il continue de rêver ardemment à ce qui serait une amitié conjugale fondée sur l’étroite communion des esprits et des cœurs. La présence de Mlle de Quérangal, ses longues causeries avec elle, l’intimité intellectuelle établie entre eux, accroissaient encore ce désir de toute la puissance d’un bonheur entrevu. Par pudeur d’infirme, il se taisait pourtant, trop fier pour avouer le sentiment, à ses yeux, sans espoir, qui l’avait envahi. Amédée Thierry était retourné à Vesoul, le séjour de l’amiral à Luxeuil touchait à sa fin : ce fut Mlle Fressigne qui hâta le dénouement souhaité de part et d’autre.

Avait-elle, comme il est probable, reçu confidence de Julie, ou bien obéit-elle à quelque mystérieuse suggestion d’intuition féminine? Quoi qu’il en soit, elle avertit Augustin Thierry que sa demande, s’il la formulait, serait certainement agréée. A la fin d’août, les fiançailles furent officiellement annoncées et le mariage célébré le 7 novembre, en l’église Saint-Georges de Vesoul.

Pendant treize années d’une union sans nuages, Mme Augustin Thierry allait être pour son mari la meilleure et la plus dévouée des compagnes, et, comme il le répétera bien souvent lui-même, « toute sa raison d’être et tout son intérêt de vivre. »


TROIS ANNÉES D’EXIL

Les nouveaux mariés s’étaient provisoirement installés à la préfecture, en attendant, comme il s’en croyait assuré, que l’historien de la Conquête normande fût bientôt pourvu à Paris de quelque emploi dans l’Université reconstituée.

Lors des réceptions officielles, Mme Augustin Thierry aidait à faire les honneurs son beau-frère demeuré garçon[4].

Augustin Thierry n’y paraissait que rarement, retenu à la chambre par son misérable état de souffrance. Elles aussi, les eaux de Luxeuil s’étaient montrées inefficaces. Pour cette année 1832, je lis en effet dans son Journal de Santé[5] : « Il ne peut marcher sans être soutenu sous les deux bras. Après quelques minutes de marche, il est averti de s’arrêter par un battement de cœur. Cette disposition est surtout remarquable dans les promenades qu’il essaie après les repas. Il éprouve des symptômes de suffocation durant les grandes chaleurs et de temps en temps, lorsque sa chambre est trop chaude ou qu’il s’imagine qu’elle doit être telle. L’imagination et la préoccupation sont pour beaucoup dans ces accidents. »

De graves préoccupations, en effet, matérielles et morales, achevaient d’épuiser ce corps miné par la maladie, troublaient la sérénité consentie de ce puissant cerveau. Il était arrivé dans la Haute-Saône, hanté du grand dessein entrevu naguère, rêvant toujours d’écrire l’Histoire des Invasions Germaniques, introduction et complément, dans sa pensée, de ses ouvrages précédents. Sur sa demande, Amédée Thierry avait fait fouiller les archives, les bibliothèques publiques de Vesoul et de Besançon. Recherches vaines qui n’avaient donné aucun résultat, mis à jour nul document utile. L’historien désabusé, s’était rendu compte qu’un si grand monument ne pouvait, faute de ressources, s’édifier en province. Il lui fallait retourner à Paris et les moyens lui manquaient pour s’y établir, si modestement que ce fût.

Sans fortune, l’amiral de Quérangal n’avait pu donner aucune dot à sa fille et ses droits d’auteur aux revenus aléatoires constituaient les seules ressources de l’écrivain. Sa pension sur la liste civile avait disparu dans la tourmente de Juillet et, pour comble d’infortune, l’indemnité annuelle de 2 000 francs accordée par Guizot avait cessé d’être payée après son départ du ministère.

L’arrivée aux affaires du cabinet Soult lui rendit un moment toutes ses illusions. Parmi les nouveaux ministres, et les plus influents, il ne comptait que des amis. Il avait connu Barthe au Globe, Thiers, en même temps que Mignet, à l’Arsenal, fréquenté chez le duc de Broglie au temps de sa jeunesse. Guizot enfin, devenu grand maître de l’Université, allait pouvoir, sans plus tarder, réaliser ses projets grandioses et l’un des premiers qu’il voudrait s’associer serait certainement celui auquel il multipliait naguère les assurances du plus affectueux dévouement :


« Paris, 25 octobre 1831[6].

« J’ai l’air d’avoir bien des torts envers vous, mon cher Amédée, et je m’en désole. Vingt fois j’ai voulu vous écrire et n’en suis pas venu à bout. Vous pouvez savoir que je suis fort occupé ; je suis encore bien plus dérangé et je perds bien plus de temps que je n’en emploie. Aujourd’hui, je vous écris de la Chambre, aux bruits des murmures de l’extrême gauche, que Charles Dupin impatiente. Pardonnez-moi donc tous mes retards et croyez que votre frère et vous, vous n’en avez pas moins occupé très souvent ma pensée. Je prends peu d’amis et ne les quitte jamais. Je ne connais pas Mlle de Quérangal, mais ce qu’elle fait m’apprend ce qu’elle est, et je félicite notre pauvre Augustin de son excellente fortune. Il a raison de s’y confier et vous de le lui conseiller. Qu’il prenne au vol un peu de bonheur en ce monde. J’aurai un vrai plaisir à le voir, car j’espère bien que nous le reverrons ici. Vous faites merveille de le prendre avec vous et de ne plus vous en séparer. Vous aurez vous-même un intérieur qui vous manque. Je voudrais bien que nous réussissions à arranger enfin à votre frère une situation passable. J’en ai parlé, j’en parle, j’en parlerai. Nous viendrons à bout de quelque chose. Par malheur, le temps s’écoule et je m’en impatiente comme vous. Dites-lui que nous l’aimons toujours, que nous lui demandons de parler de nous à M, le de Quérangal et comptez sur mon amitié, comme je compte sur la vôtre.

« Tout à vous,

« GUIZOT. »

Augustin Thierry pouvait d’autant mieux croire au rapide accomplissement de ces promesses qu’à peine installé, le ministre chargeait sa femme de les renouveler en son nom.

« C’est moi, monsieur, écrit Mme Guizot, le 18 octobre 1832, qui suis priée de vous répondre, car mon mari est, vous pouvez le penser, bien occupé en ce moment. Au reste, ces occupations lui sont agréables et chères ; il aime à se retrouver au milieu de ses anciens collègues, de ses vieilles habitudes universitaires, à se sentir appelé à réaliser tant de projets, tant de désirs qui ont depuis longtemps fermenté dans toutes les têtes scientifiques. Il est aussi heureux de penser qu’il pourra, dans sa nouvelle position, rendre quelques services à des personnes dont la carrière fut longtemps la sienne et dont l’amitié est encore un de ses biens les plus précieux. Cherchez, monsieur, ingéniez-vous à voir comment il pourrait vous être utile ; il pense beaucoup à vous et vous prie d’y penser vous-même ; mandez-nous toutes vos idées sur votre position et sur les améliorations qu’elle pourrait recevoir. Ce serait un beau jour pour M. Guizot que celui où il vous tirerait de peine pour le présent, d’inquiétude pour l’avenir. »

Ce n’est pas seulement du premier trône restauré que datent les grandes ingratitudes, et l’initiateur de la renaissance historique en France va connaître à son tour l’indifférence et l’oubli. Successivement, il verra élever aux plus hautes charges de l’Etat ses émules ou ses amis : Garante, ambassadeur en Russie ; Mignet, directeur des Archives aux Affaires étrangères ; Villemain, vice-président du Conseil royal, de l’Université, désigné pour la pairie.

Et pendant qu’ils grandissent ainsi, lui, trois années encore, restera dédaigné à Vesoul, en posture humiliée de quémandeur qu’on promène et qu’on lanterne. Il en souffre dans son orgueil justement blessé, plus encore dans sa confiance trahie et ses affections déçues. Alors commence l’un des plus douloureux épisodes de cette vie douloureuse : véritable crise morale, dont on suit les progrès attristants, dans la correspondance qu’on va lire.

Sa première pensée a été de rentrer dans l’Université. Sur la foi des assurances de Guizot, il a demandé, certain de l’obtenir, un poste d’inspecteur d’Académie vacant à Paris, et prié Villemain de suivre l’affaire et d’intervenir au besoin,

Celui-ci lui adresse, le 31 octobre, cette réponse bien hésitante sous les formules et les protestations :


« Mon cher ami,

« Je n’envoie pas une lettre que je t’avais écrite parce que j’ai vu depuis ton excellent frère, qui n’est pas moins excellent préfet. Ne m’accuse pas, je n’oublie pas plus tes intérêts que tes beaux récits. Je viens encore d’en causer avec M. Guizot, qui est toute estime et toute amitié pour toi. Voici les faits. Mon cher ami, tu pourrais être nommé inspecteur à Paris ; mais il parait bien difficile que cela n’exige pas quelque résidence. J’en serais charmé, moi ; mais avec quatre mille francs et ta pension, vivrais-tu à Paris aussi commodément qu’à Vesoul ? Aurais-tu jardin, repos, domestique suffisant? Le mieux serait de te donner un titre qui entraînât seulement quelques rapports par écrit, quelque programme, quelque instruction que tu dicterais à loisir et que nous exécuterions religieusement. Voilà, mon cher ami, ce que M. Guizot fera, j’espère, si tu ne me donnes pas quelque autre idée.

« J’ai appris avec joie que tu travaillais et que bientôt un volume serait achevé. Rome et ses destructeurs goths, c’est un admirable sujet que Buat, Gibbon, etc. ont manqué. Le règne de Théodoric te fournira des choses bien neuves. As-tu lu le Panégyrique d’Ennodius, sur lequel j’ai demandé un travail aux candidats de l’agrégation d’histoire? Mais que dis-je là? Tu aurais tiré des trésors de Symmaque, de Boèce, de Cassiodore.

« Je te remercie, mon cher ami, de ton compliment ; je l’accepte surtout pour mon mariage[7]. Je t’ai déjà parlé du tien ; l’honneur que j’ai eu d’entrevoir Mme Thierry a augmenté mon vif et respectueux intérêt pour elle. Tu la récompenses en gloire et en affection d’un choix qui l’honore et qui vous rend heureux. Quand tu viendras à Paris, mon cher ami, je serai bien empressé de te recevoir et de te faire connaître une personne qui jouit de tes livres autant que moi. Ma mère te garde un souvenir très tendre et a bien questionné sur toi ton frère, qui lui a fait une visite aimable. Ecris-moi, mon cher ami, et sois sûr de mes réponses très promptes et de mon zèle invariable.

« Ton bien dévoué,

« VILLEMAIN. »

Les semaines, puis les mois s’écoulent. Rien et toujours rien. La place espérée a été donnée à un autre. On ne répond même plus à ses lettres. Le découragement et la colère commencent à gagner l’historien.

« Trois mois passés dans l’attente et trois lettres sans réponse : voilà où j’en suis ; mets-toi un seul moment à ma place. J’avais espéré que l’inspection vacante ne serait pas donnée, elle vient de l’être et à qui ? Frange, miser, calamos! Puisque le précaire et l’éventuel continuent à peser sur moi, il faut que je songe sérieusement à mettre mes instants à profit. Adieu, les longues études ! Elles sont trop ingrates, elles m’ont fait perdre la vue et ne m’ont pas donné de quoi inspirer à mes amis un peu de résolution en ma faveur[8]. »

L’amitié de Villemain, sincère autant que nonchalante, s’émeut à cet appel de détresse. Il lâche de son mieux à réconforter le désespéré, plaide les circonstances atténuantes.


« Paris, 31 janvier 1833.

« Mon cher ami,

« Je te réponds tout de suite, ne pouvant faire mieux. Je veux au moins que tu ne doutes pas de mon zèle et de mes vœux. La bienveillance, l’estime de M. Guizot sont toujours les mêmes ; il souhaite vivement te faire une position meilleure, mais il ne l’a pas cru possible pour l’inspection, qui exige un service de voyage et d’activité. Ajoutons, mon cher ami, que sa longue indisposition, l’accablement d’affaires qui a suivi, et, depuis quelques jours, une maladie grave de Mme Guizot, tout cela le préoccupait et rendait plus difficile l’accomplissement d’une chose qui n’est pas dans le courant de chaque jour. Que cela ne te fâche pas. Mon cher ami, ne le crois ni oublié, ni méconnu ; mais je te dis les causes de retards. Je vais, au premier moment calme, lui proposer un arrangement qui ne te satisfera qu’à demi, qui est insuffisant, médiocre, mais qui enfin vaut mieux qu’une attente sans résultat. Au reste, mon cher ami, quand tu parles de tes amis au pouvoir, ne songe pas à moi. Je n’y suis pas, Dieu merci J’ai le travail fatigant et peu distrayant d’une place administrative[9] ; je parle quelquefois à la Chambre des Pairs, où je te remercie de m’avoir remarqué, mais je n’ai aucun crédit, aucune puissance pour obliger un peu en grand mes amis.

« Mon cher ami, ta mélancolie m’afflige, ne renonce pas à tes travaux, tourne un peu tes pensées vers l’avenir. Tu as fait un ouvrage admirable et tu peux encore travailler. Entreprends quelque chose qui ne soit pas trop étendu, pas de haute mer, suis la côte, décris ce que tu voudras, mais avec cette expression vive et profonde, ce vrai passionné qui t’appartient. Ecris la vie d’Attila, d’Alaric, le christianisme des Gaules, la chute de l’Empire d’Occident, tout ce qu’il te plaira. Sois sûr d’être intéressant et lu. Si tu ne t’ennuies pas de dicter pour moi, réponds-moi, excite mon zèle, fais-moi honte de n’avoir encore rien obtenu et crois-moi ton bien dévoué, par invariable amitié, comme par respect de ton rare[10] talent beaucoup plus inaccessible que la pairie.

« VILLEMAIN. »


Un semestre encore d’attente vaine, d’énervement croissant. L’ « arrangement » annoncé tout proche n’est pas encore intervenu. A force d’y réfléchir, Augustin Thierry croit avoir débrouillé l’énigme, trouvé la raison puérile pour laquelle les portes de l’Université restent closes devant lui. Il n’est pas agrégé et connaît l’esprit formaliste de Guizot, rigide observateur de tous les règlements. Qu’à cela ne tienne ! Non sans ironie, il se déclare prêt, s’il le faut, à subir les épreuves du concours et précise en même temps les raisons qui font une nécessité de son retour à Paris.

« S’il est devenu impossible de faire pour moi ce qui était formellement projeté, il y a un an, dis-moi quelle est la cause de cette impossibilité[11]. Mon frère croit que tous les obstacles viennent de ce que je ne suis pas agrégé, mais, lorsqu’il m’en parle, je lui dis qu’il plaisante, et, à mon avis, un pareil prétexte ne serait qu’une plaisanterie. Fauriel n’était pas agrégé, il n’était même pas bachelier ès lettres, lorsque M. de Broglie, bien autrement à cheval que M. Guizot sur les règlements universitaires, l’a nommé professeur de Faculté. Ce qui a été possible pour l’un ne l’est-il pas pour l’autre? Et du reste, si l’on y tenait absolument, je pourrais me présenter aux épreuves de l’agrégation. Il serait curieux de voir siéger là un membre de l’Institut !

« Sérieusement, mon cher ami, je te prie de rappeler à M. Guizot, et avec toute la chaleur de cœur dont tu es capable, les promesses réitérées et l’état d’angoisse continuelle où me met cette longue incertitude. Rien n’est plus précaire que ma situation. Si mon frère changeait de résidence, je ne le suivrais pas, et faute de pouvoir habiter Paris, je serais forcé de m’enterrer dans le village de Luxeuil, où je suis maintenant à prendre les eaux. Voilà, si vous m’oubliez, quelle est ma seule perspective, voilà le brillant avenir qui me récompensera de mes travaux. A part toutes les considérations d’amitié, en ne regardant que les intérêts de la science que, comme chefs de l’Instruction publique, vous devez avoir en vue, crois-tu que ma présence à Paris serait inutile aux études historiques. Elles sont tombées au plus bas par votre retraite à tous, et, si vous avez un reste d’amour pour elle, vous me ferez une position telle que je puisse employer ce qui me reste de forces à conserver nos traditions qui se perdent, à sauvegarder la méthode et le style en histoire. Tu verras ce que je puis faire encore par l’article que j’ai envoyé à la Revue des Deux Mondes[12]. J’avais entrepris bien autre chose que cette série de morceaux détachés. Mais après deux ans de recherches, j’ai senti qu’un grand ouvrage ne pouvait se rédiger en province, j’ai renoncé à ma grande histoire des Invasions germaniques, et je me suis mis à écrire de nouvelles Lettres sur l’histoire de France. C’est un travail de désespoir, et mon éloignement de Paris me condamne à ne rien faire de mieux : le public saura pourquoi.

« Si, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, l’Université me repousse, M. Guizot a le pouvoir de me ramener à Paris, en m’accordant le maximum des pensions littéraires[13] ; pour cela, il n’a qu’à prendre conseil de lui-même et de la justice. »

Villemain répond à son ami quelques jours plus tard pour lui apprendre le projet inattendu auquel s’est arrêté le ministre. Sa lettre embarrassée abonde en réticences. On le sent contraint, mal contant de soi, assez honteux de plaider le pire.

« M. Guizot t’a écrit ou va t’écrire son projet. Ce n’est pas une place ni une faveur, mais un travail, je le sais. Ce travail, s’il ne t’ennuie pas, peut être d’une véritable originalité et serait pour toi un grand moyen d’aisance. Mon cher ami, je conçois ton désir, ton besoin, ta passion de revenir à Paris ; il faut seulement pour toi Paris avec assez de fortune et pour cela il te faut le produit d’un travail extrêmement populaire, comme l’abrégé d’histoire que te propose M. Guizot. Quant à ton projet d’agrégation, c’est une plaisanterie, tu es agrégé à la corporation de Tacite, Commines, Machiavel, de Thou, Voltaire, etc. corporation fort diverse et fort libre.

« Je regrette bien que tu abandonnes ton grand livre. S’il te faut Paris pour le faire, je voudrais avoir la puissance de t’y installer avec dix mille livres de rentes. Quoi qu’il en soit, mon cher ami, dicte quelques mots pour m’apprendre si l’idée du ministre t’agrée ou du moins ne te répugne pas. Je te prie de croire à mon invariable affection. »

Un grand malheur avait empêché Guizot d’écrire. Il venait de perdre sa seconde femme si tendrement aimée. L’orgueil lui fléchit sous le coup qui le broie. Dans sa douleur profonde, il se penche vers une autre affliction, trace alors pour Augustin Thierry cette lettre où perce à chaque ligne son mortel chagrin, si différente par l’émotion qu’elle dégage du ton de sécheresse hautaine habituel à sa correspondance.

« Paris, 17 septembre 1833.
« Mon cher ami,

« Ne me reprochez pas de ne pas vous avoir écrit ; ne me reprochez rien. Je fais chaque jour ce que commande la nécessité, la nécessité absolue ; et quand j’y ai suffi, je rentre dans ma chambre, pour dormir, si je peux, pour rêver en liberté, si je ne dors pas. Vous avez beaucoup souffert, vous avez vu s’évanouir de bonne heure de belles espérances ; vous êtes malade, aveugle ; vous devez comprendre aisément ce qu’il peut y avoir de tristesse et de douleur dans une âme ; n’essayez pas de vous faire une idée de l’état de la mienne ; vous n’y réussiriez pas. J’ai perdu non seulement le bonheur, un bonheur que j’avais ressaisi comme par miracle, mais un bonheur jeune, beau, brillant et doux, serein et animé, un bonheur toujours le même dans toutes les situations, dans la retraite la plus profonde, comme dans l’activité la plus éclatante et qui toujours, partout, donnait pleine et constante satisfaction à ma raison et à mon imagination, à mes sentiments les plus intimes et à mes moindres goûts, à ma nature tout entière. Voilà ce que j’ai perdu : quoi qu’il puisse me rester, ce qui me reste n’est rien pour moi. Vous rappelez-vous une canzone de Dante, peu connue, où il dit en parlant de la mort de Béatrice :

Io non mori e non rimasi vivo.

« C’est ma condition et une condition qui ne peut changer, car je travaille, j’agis, je vis extérieurement comme par le passé, avec la même activité et la même énergie, j’espère : c’est au fond de mon âme que la vie a cessé et ne peut revenir.

« Laissons-moi là ; je ne vous aurais pas parlé de moi, si involontairement, malgré moi, votre nom ne m’avait reporté tout à coup dans ce passé qui est toujours ma vie. Elle avait pour vous une amitié véritable ; vos intérêts, votre destinée l’occupaient habituellement. Je ne manquerai pas à ce qu’elle eût désiré. Depuis longtemps, je cherche une manière de vous caser dans l’Instruction publique. J’avais pensé à vous faire inspecteur de l’Académie de Paris pour les études historiques ; à cela il faut deux choses ; 1° une vacance que j’espère amener d’ici au 1er janvier ; 2° que vous puissiez aller faire des examens dans les collèges, et à l’École normale. Le pourriez-vous ? Sondez bien vos forces.

« En attendant que cela s’arrange, voici ce que je vous propose. Voulez-vous vous charger de me faire une petite histoire de France en un bon volume in-8o ou deux forts in-12, à l’usage des écoles normales primaires et des écoles primaires supérieures ? Il faut que ce soit une histoire complète, un grand résumé riche de faits et vrai de couleur. Je ne connais, entre nous, que vous ou moi qui puissions le bien faire. Le voulez-vous ? Ce serait un travail assez profitable. Répondez-moi sans trop tarder. Certainement, je vous voudrais à Paris ; je voudrais que vous y redevinssiez centre d’études et de conversations. Nous en avons grand besoin et peut-être le moment approche-t-il où le mouvement intellectuel et scientifique pourra recommencer. Quatre mille francs ajoutés à ce que vous avez, suffiraient-ils à vous faire vivre tolérablement à Paris ? Pensez-y bien avant de vous décider à vous séparer de votre frère ?

« Adieu, mon cher ami, je vous le répète, ne me reprochez rien. Mettez sur votre lettre, pour moi seul, et croyez bien que je n’ai jamais été plus à vous.

« Guizot. »

La lettre du ministre contenait cette fois un engagement formel. En attendant qu’il se réalisât, pour montrer son bon vouloir, malgré ses répugnances, devinées par Villemain, pour une besogne ingrate, Augustin Thierry se mit au travail, afin de composer l’abrégé qui lui était demandé.

J’ai retrouvé dans la masse des documents, — quelques-uns fort importants, — laissés après sa mort, le plan qu’il arrêta, dicté par lui à sa femme. Il est divisé en sept livres :

Livre I : Histoire de la Gaule avant les Romains, sous les Romains et sous les rois franks, jusqu’à la fixation des limites du royaume de France (888). — Livre II : Histoire du royaume de France, borné par la Meuse, la Loire, la Somme, l’Epte et la Vilaine, jusqu’à l’époque des conquêtes vers l’Ouest et vers le Sud (1180). — Livre III : Histoire des conquêtes jusqu’à leur accomplissement (1270). — Livre IV : Histoire de la monarchie française étendue au Sud et à l’Ouest, jusqu’aux limites de l’ancienne Gaule, depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’aux guerres de religion (1550). — Livre V : Histoire des guerres politiques et religieuses, terminées par l’établissement de la monarchie administrative, depuis le commencement du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle (1643). — Livre VI : Histoire de la monarchie administrative jusqu’en 1780. — Livre VII : Histoire de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration[14].

Cependant le temps s’écoule. Encore une fois, Guizot paraît avoir oublié ses promesses. Bien plus, Augustin Thierry apprend que le poste universitaire sur lequel il compte, vient d’être attribué à un autre. Sa juste indignation éclate dans une lettre véhémente adressée à Villemain :

« Lorsque j’ai reçu ta dernière lettre si aimable pour moi, je venais de voir dans les journaux l’annonce de cette vacance qui devait être amenée en ma faveur. Tu disais que tu allais poser la question de mon entrée dans l’Université. Je croyais, pour cette fois, être au bout de ma longue attente, et, huit jours après, les journaux m’apprennent que la place est donnée à un autre. Il n’y a pas, non, il n’y a pas de solliciteur importun qui ait été promené d’espérances en désappointements, plus que je ne le suis depuis quinze mois. Est-ce là mon rôle? Si M. Guizot n’ose plus ce qu’il voulait encore au mois de décembre, rappelle-lui qu’il y a une chose qu’on me doit et qu’on peut me donner, le maximum des pensions littéraires. Je le demande et je ne cesserai de le demander. Reste à savoir si ce sont des amis ou des étrangers qui me l’accorderont !... Assez sur ce triste sujet ! J’ai bien de l’amertume dans le cœur, et je crains qu’elle ne déborde[15]. »

Un mois après, la discussion du projet de loi sur l’ancienne liste civile le plonge en des alarmes nouvelles. Il est question de supprimer les pensions littéraires qui figurent sur cette liste et la sienne par conséquent. Le projet adopté, c’est pour lui la misère toute nue. Il lance à Villemain un suprême appel :

« Est-ce que mes amis regardent le titre d’inspecteur de l’Académie comme trop éminent pour moi? Si j’avais prévu un pareil avenir, j’aurais un peu plus ménagé mes yeux. J’avais espéré jusqu’à ce moment conserver au moins un lambeau de ma pension sur la liste civile. Ces cinq cents francs sont peu de chose, mais c’est le salaire du domestique sans lequel je ne puis me transporter d’une chambre à l’autre.

« En serai-je donc réduit à me faire délivrer par mon frère un certificat d’indigence ? Ce serait une dérision et une honte pour nous deux... Je suis bien découragé. J’ai beau montrer ce que je sais faire en histoire, le zèle pour moi n’en devient pas plus chaud. C’est une barque pourrie qui a noyé son maître. Si cet abandon continue, je la laisserai là et je ferai avec ma femme des livres pour les enfants[16]. »

Pour l’honneur des lettres françaises, Augustin Thierry n’en fut pas réduit à cette extrémité. Il n’eut point à réclamer une attestation qui, répondait Villemain, « serait la honte du pays. »

L’instant qu’il désespérait davantage, allait au contraire lui apporter le salut, le ramener à Paris en l’arrachant à son exil forcé. La Société de l’Histoire de France venait de se fonder sous l’égide et par les soins de Gu²zot. Son but, défini dans le rapport au Roi, du 31 décembre 1833, était de « choisir dans les archives locales et dans celles de l’Etat les documents importants de l’histoire nationale et de les publier successivement, sans blesser aucun intérêt, ni convenance publique, mais aussi sans puérile pusillanimité. » Admirable et féconde idée qui devait donner naissance au grand Recueil des Documents inédits de l’Histoire de France, « élever chez nous l’étude des souvenirs et des monuments du pays au rang d’institution nationale. »

Des difficultés d’ordre budgétaire, l’opposition entêtée de Garnier-Pagès retardèrent quelque temps l’accomplissement de ce noble projet. Approuvé par la Chambre, soutenu par le Roi, Guizot enfin put se mettre à l’œuvre.

Avec Mignet, Fauriel, Guérard, Cousin, le général Pelet, Augustin Thierry fut l’un des premiers collaborateurs auxquels il s’adressa. Par lettre officielle du 10 novembre 1834, il le chargeait de surveiller et diriger « la collection des chartes Concédées aux villes et aux communes par les rois et les seigneurs du XIIe au XVe siècle et celle des ordonnances et constitutions des diverses corporations, maîtrises, etc. établies en France aux diverses époques. » Le but précis de ce grand travail était en outre indiqué clairement. Il s’agissait « de trouver, autant que possible, dans l’histoire des communes et des différentes sociétés particulières qui se sont formées dans leur sein, une sorte d’histoire générale des origines de la bourgeoisie et du Tiers-Etat. »

Une somme annuelle de trois mille francs, portée bientôt à quatre mille cinq cents, était allouée à l’historien. En outre, « plusieurs jeunes gens instruits et laborieux » étaient mis à sa disposition pour l’assister dans une entreprise « longue et délicate. »

Aucun labeur de science ne pouvait davantage enchanter l’«apôtre des communes, » ni s’accorder mieux à ses recherches de prédilection. Pour l’avoir déblayé déjà, il connaît le terrain sur lequel il est appelé à construire. Son cœur s’associe à sa pensée pour conduire à ses fins une œuvre colossale qui les partage l’un et l’autre. Il l’accepta comme l’accomplissement de sa destinée, et la poursuivra quinze ans avec une inlassable énergie. Un grand livre en sortira, tout d’apaisement scientifique et d’abstraction sereine: l’Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État.

Presque en même temps que lui parvenait cette heureuse nouvelle, une autre, non moins agréable, arrivait à Augustin Thierry, qui le tirait définitivement d’inquiétude. Le Duc d’Orléans achevait de constituer sa maison. Il restait à pourvoir un poste de bibliothécaire, et comme autrefois son père à Casimir Delavigne, ses aïeux à Fontenelle et à Laujon, le prince, continuant une tradition de famille, désirait l’accorder à quelque littérateur en renom. Des amis moins proches du pouvoir que Villemain, Thiers ou Guizot, mais familiers de Ferdinand-Philippe et de dévouement plus empressé: Ary Scheffer, Auguste Trognon, M. de Boismilon, s’employèrent activement en faveur de l’historien aveugle, auquel la reine Marie-Amélie vint elle-même prêter son généreux appui.

Au commencement de décembre, après quelques retards dus au mauvais vouloir de Thiers qui défendait un autre candidat, Trognon avait enfin la joie d’annoncer à son ami qu’il était agréé et le tranquillisait en même temps sur ses attributions :

« M. le Duc d’Orléans connaît parfaitement votre état et la connaissance qu’il en a, n’a fait que le décider davantage en votre faveur. Il y aura sous vous un homme chargé de ranger et surveiller la bibliothèque, où vous viendrez vous asseoir et travailler quand il vous plaira et dont vous réglerez les achats sur un fonds déterminé. Votre place est une de celles que les princes s’honorent de donner en les donnant à des hommes tels que vous : voilà ce que M. le Duc d’Orléans a senti et vous comprenez ce que je vous disais tout à l’heure, comment votre situation vous a assuré la préférence sur tout autre homme de lettres à qui il eût eu l’idée de proposer ce poste dans sa maison. Il n’est jamais entré dans sa pensée d’attendre de celui qu’il choisirait le service d’un commis de bibliothèque. Bien entendu, vous prendrez possession quand il vous plaira ; je souhaite que les chartes de M. Guizot vous attendent aussi tranquillement que les livres de M. le Duc d’Orléans. »

Une indemnité de 2 800 francs sur la Direction des Beaux-Arts était allouée à l’emploi.

Rien ne s’opposait plus au retour d’Augustin Thierry à Paris. Sur le conseil des médecins, il passa cependant l’hiver à Vesoul. Au printemps, de persistants accès de fièvre vinrent encore reculer son départ. Enfin soulagé, il l’arrêta définitivement pour l’automne de 1835.


LES RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

Ces trois années d’angoisse morale, d’espoirs toujours trompés, de désillusions successives, n’avaient pas été sans exercer sur la santé de l’infirme la plus fâcheuse répercussion. Son confiant optimisme, sa foi idéaliste, sa croyance robuste en l’amitié avaient disparu, remplacés par le doute et la misanthropie. La génération montante lui apparaissait forgée d’un métal suspect, la proie d’une sorte d’affaissement intérieur, incapable de s’enflammer, comme la précédente, pour les grandes idées et pour les nobles causes. Ses anciens compagnons de lutte ont émigré « vers ces régions de la politique d’où l’on ne revient guère. » Il se sent isolé, se croit abandonné et, pour amertume suprême, de nouvelles méthodes semblent s’établir en histoire, l’égarant à ses yeux hors de sa vraie route. Aux tristesses de l’homme viennent s’ajouter les alarmes du savant.

L’agitation tumultueuse, les émeutes sanglantes qui marquèrent le début du nouvel ordre de choses, lui inspiraient des sentiments mêlés de tristesse et d’inquiétude, dont on peut retrouver la trace dans les lettres qu’il adressait à Guizot et dont celui-ci, dans ses Mémoires, a publié de longs extraits.

Il condamnait résolument la propagande des journaux avancés et s’insurgeait contre leurs doctrines, la République se confondant à ses yeux avec la démagogie. Pourtant, il conservait son estime et son amitié au plus turbulent des agitateurs, son ancien secrétaire, Armand Carrel, dont il savait apprécier le courage, le caractère et le talent. Lorsque le rédacteur en chef du National fut grièvement blessé en duel par le fils de Roux-Laborie, au mois de février 1833, il s’empressa d’écrire à leur ami commun, l’éditeur Paulin, pour s’informer de ses nouvelles. Le polémiste se montra des plus sensibles à ce témoignage. « Je puis vous dire, mon cher ami, répond Paulin, que de toutes les marques d’intérêt reçues par Armand et dont je lui ai fait part, aucune ne l’a plus touché que la vôtre. » A peine convalescent, en effet, Carrel adressa, pour le remercier, au patron de ses premiers débuts, cette intéressante lettre qui contient de curieuses appréciations sur ses collaborateurs et semble répondre par avance aux imputations erronées que lancera bientôt Désiré Nisard, dans un excès de zèle amical et maladroit.


« Paris, 8 mars 1833.

« Paulin m’a communiqué la lettre dans laquelle vous lui demandez des nouvelles de moi, mon cher Thierry. Je n’ai plus à vous apprendre que je suis parfaitement rétabli et depuis assez longtemps, puisqu’on a cru ma santé chose assez intéressante pour en donner le bulletin au public, jusqu’à cessation complète du danger. Cela doit vous paraître bien étonnant et à moi aussi, je vous le jure. Comme on devient un personnage sans s’en douter! Voilà qu’il ne m’est plus permis maintenant de me fâcher, ni de tirer l’épée contre qui que ce soit. La France ne le veut pas. C’est ce qu’on m’écrit de tous les côtés à la fois et il y a des lettres qui ne portent pas moins de huit cents signatures. Je suis bien forcé d’en croire tant de gens ; aussi vais-je devenir d’une extrême amabilité dans la discussion.

« Vous me reprochez de vous avoir négligé dans le National depuis que j’y suis seul ; mais c’est précisément parce que je m’y suis trouvé seul, absolument seul, que j’ai été distrait de tous les sujets historiques et littéraires qui m’eussent rapproché de vous. Je n’ai fait que de la politique depuis trois ans et pas toujours pour mon plaisir. J’ai beaucoup cherché et je cherche encore un second, un alter ego qui veuille partager avec moi la solidarité de l’opposition anti-monarchique du National, et, soit par ma faute ou autrement, je n’ai rencontré personne qui voulût de cette position, ni comme dévouement d’amitié pour moi, ni comme affaire. Tout ce que j’ai essayé de talents naissants avorte au bout de quelques jours. Il n’y avait d’études politiques que parmi nos anciens amis qui sont devenus mes ennemis, c’est-à-dire les soutiens et les favoris du gouvernement actuel. Partout ailleurs, je ne trouve aucun fonds et même presque pas d’esprit politique. Votre gouvernement du 7 août a fait dans les deux ou trois générations qui avaient mûri sous l’Empire et la Restauration une moisson si complète qu’il ne reste plus rien à ramasser après lui. Il faut attendre un autre printemps. J’ai cependant encore d’excellents collaborateurs, mais pour la littérature exclusivement. Le bon et solide Ampère qui fait, comme vous savez, un cours très savant ; Peysse, que je promène mourant en Italie et qui est pour moi le meilleur prosateur de ce temps-ci après vous ; Nisard, transfuge du Journal des Débats, qui fait notre Salon cette année et a qui vous avez dû trouver beaucoup d’esprit et d’élégance de langage, si vous vous êtes fait lire ses articles littéraires, signés de l’initiale N ; Sainte-Beuve, qui nous a donné récemment sur les Mémoires de Jefferson deux articles dans l’ancienne manière ou plutôt manie des élèves de Dubois, et pourtant pleins de très belles choses, surtout d’appréciations morales du caractère politique américain, toutes d’une vérité, suivant moi, profonde et très difficile à exprimer. Voilà mon personnel littéraire ; je serais bien riche si tous ces hommes-là voulaient faire de la politique. J’oublie Magnien qui malheureusement est très occupé aujourd’hui à la Bibliothèque Royale et qui me donnait l’an dernier de bien bons articles semi-politiques, semi-historiques. Après cela, mon meilleur collaborateur est mon financier Péreire dont peut-être on vous aura lu les articles sur l’amortissement, articles qui ont eu la plus grande influence sur les discussions de cette année. Je suis seul à peu près pour le reste et je n’ai pas encore repris la plume depuis mon accident.

« J’attends de Paulin une note sur vos titres à l’Académie et j’espère vous prouver que je ne vous oublie pas. Je sais, mon cher Thierry, tout ce que je dois, dans le peu de succès que j’ai obtenu, à la fraternelle et sérieuse initiation que j’ai reçue de vous. J’espère que vous avez oublié les petites susceptibilités d’amour-propre avec lesquelles je me présentai dans la carrière et qui tenaient aux habitudes de la vie bruyante et aventureuse que j’avais menée jusque-là. Je sentais déjà cependant tout le prix de la communication journalière et intime avec vous. Ce qui me manquait peut-être, c’était l’espoir de profiter de vos précieuses indications aussi heureusement que je l’ai fait. J’ose m’en vanter devant vous et devant vous seul. Comptez donc toujours, mon cher Thierry, sur mon attachement : il est tout de respect pour la supériorité de vos facultés et de reconnaissance pour les bons conseils et les grands exemples que j’ai reçus de vous.

« A. CARREL. »


Dans cette lettre, Carrel promettait à Augustin Thierry d’appuyer sa candidature à l’Académie. C’est de l’Académie des Sciences morales et politiques qu’il s’agit. Celle-ci venait d’être rétablie par ordonnance du Roi[17], et, comme elle comprenait dans son organisation nouvelle une section d’histoire générale et philosophique, l’auteur des Lettres sur l’Histoire de France songea quelque temps à se présenter au fauteuil du baron Dacier. J’ai sous les yeux le brouillon de la lettre qu’il balança d’envoyer au secrétaire perpétuel, Charles Comte, et dans laquelle il évoquait ses titres : « Les sciences morales et politiques sont depuis vingt ans le principal objet de mes études ; je l’ai prouvé au plus fort de la lutte constitutionnelle, et c’est dans un but politique que plus tard je me suis livré tout entier à l’histoire. Je ne crois pas m’abuser sur le caractère de mes travaux littéraires, en pensant qu’ils ont assez de généralité pour convenir au but de l’Académie. J’ai le premier, dans mon Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, décrit sous toutes ses faces le grand fait politique de la conquête et suivi ses conséquences à travers une longue suite de siècles. J’ai soulevé en même temps la question de la diversité des races au sein du même pays, question qui depuis a fait son chemin dans la science et dont l’Académie elle-même semble avoir reconnu l’importance en élisant M. le docteur Edwards. »

Il réfléchit toutefois que l’absence et la maladie pourraient bien créer des obstacles à sa candidature et résolut de consulter ses amis avant toute démarche officielle. Villemain se montra indécis à sa coutume ; Mignet, au contraire, le déconseilla formellement : « On désire nommer quelqu’un qui réside à Paris et prenne une part active aux travaux de l’Académie. » Quant à Destutt de Tracy, abattu par la vieillesse et les infirmités, il se déroba sur les misères physiques qui, l’empêchant de se montrer nulle part, lui interdisaient de faire campagne à l’Institut.

La lettre dictée par le philosophe octogénaire est navrante par les détails qu’elle donne sur ses derniers jours :


« Paris, 18 février 1833.

« Mon cher Augustin,

« J’ai reçu votre aimable lettre. Elle m’a fait un très grand plaisir en me donnant de vos nouvelles dont je n’avais pas eu depuis longtemps, mais elle m’a fait bien de la peine en me prouvant que vous ne saviez rien du tout des miennes. Vous me parlez, mon cher ami, comme si j’étais tel que vous m’avez connu. Vous ignorez donc que je suis complètement abattu par l’âge et les infirmités. Mon mal est dans le cerveau ; il me cause un rhume perpétuel et le prurit des vieillards au plus haut degré. J’ai perdu tous mes sens ; je ne sens plus du tout ni les saveurs, ni les odeurs ; je suis à moitié sourd et presque aveugle, et, ce qui est pis que tout cela, j’ai perdu absolument et complètement la mémoire, en sorte que je ne me souviens ni des hommes, ni des choses, ni de ce que j’ai su, ni de ce que j’ai lu, ni même de ce que j’ai écrit ou éprouvé. La conséquence est que je suis hors d’état de me montrer nulle part, et il y a deux ans que je n’ai paru ni à l’Académie française, ni à la Chambre des Pairs. Je l’ai écrit à M. Rœderer quand il m’a mandé qu’on m’avait mis sur la liste de la nouvelle Académie des Sciences morales, et je lui ai dit que je ne voulais, ni ne pouvais en être. Il m’a répliqué qu’il ne fallait pas donner ma démission. Je lui ai répondu que je persistais à la donner et qu’il devait bien voir que je ne pouvais pas faire autrement. Il n’en a pas tenu compte et m’a laissé sur la liste ; mais je n’irai certainement pas plus à cette Académie qu’à l’autre et qu’y ferais-je?... Je suis bien fâché, mon cher ami, de ne pouvoir vous être bon à rien, mais vous voyez que je suis réellement mort au monde. J’espère que, bientôt, je le serai tout à fait ; jusque là, je vous aimerai toujours, comme je vous prie d’en agréer l’assurance sincère.

« TRACY. »

Toute insistance, au surplus, devint inutile, lorsqu’il eut été décidé que la vacance appartiendrait à la section de morale, et ce fut une déception nouvelle pour l’historien ainsi évincé.

Suivant la règle immuable de sa vie, c’est au travail qu’il demandait la consolation de ses chagrins. Nous savons qu’après deux ans d’inutiles recherches, il avait dû abandonner son grand dessein : tracer le récit des invasions germaniques. C’était une « résolution de désespoir » et qui le désolait d’autant plus qu’à son avis l’histoire glissait alors sur une pente funeste.

Les tendances manifestées par Michelet, dans l’Histoire romaine d’abord, puis dans les deux premiers volumes de l’Histoire de France, ces théories renouvelées de Herder, Grimm et Vico, demandant à l’histoire non plus le récit d’un drame ou la connaissance d’une époque, mais de « retrouver, à travers les faits, la lutte éternelle des idées et des principes, » substituant au « fatalisme des races » l’énergie autogène de la nation et l’influence du sol, inquiétaient sa certitude et lui semblaient menacer son œuvre. Il s’indigna de voir transformer en luttes de symboles ses beaux récits concrets et humains de la Conquête. Sa clairvoyance aperçut le danger : l’histoire jetée hors de ses voies, passant du domaine de l’analyse et de l’observation exacte dans celui des exagérations synthétiques, et bientôt il condamnera «cette méthode venue d’Allemagne, qui voit dans chaque fait le signe d’une idée et dans le cours des événements humains une perpétuelle psychomachie[18]. »

Se repliant encore une fois sur ses souvenirs, utilisant les livres à sa portée, compulsant Grégoire de Tours, Venantius Fortunatus et Adrien de Valois, il résolut de raconter dans une série de tableaux enchaînés les uns aux autres, avec tous les détails de mœurs et de caractères qu’il y pourrait enfermer, la fin tragique du VIe siècle, ensanglantée par la lutte de Frédégonde et de Brunehaut. « Je ne puis employer un autre moyen, confessait-il à Aug. Trognon, pour retracer un temps comme celui-là, où l’histoire n’a aucun caractère de généralité et se disperse dans les faits privés. »

Dans sa pensée, ce travail devait être une riposte à la fois de doctrine et de méthode à la nouvelle école : de doctrine, car il va surtout s’attacher à mettre en relief l’antagonisme des races dans la Gaule du VIe siècle ; de méthode, car il prétend montrer que la narration seule ressuscite une époque et, par des procédés différents, n’aboutit pas moins à la « recherche intégrale du passé. »

A pareil manifeste, il fallait une tribune retentissante. Augustin Thierry vint la demander à la Revue. Le 20 mai 1833, il signait avec François Buloz un traité aux termes duquel il s’engageait à lui donner une suite de six articles intitulés : Nouvelles Lettres sur l’Histoire de France, au prix de deux cents francs la feuille. Le premier: Les Enfants de Chloter Ier, parut le 1er août[19].

Tout de suite, le succès s’affirma éclatant. L’attendrissement et la sympathie du public étaient acquis à l’historien aveugle, mais écrivains, savants et critiques n’admirèrent pas moins, sous les grâces émues du style, la vision puissante qui restituait si complètement une époque abolie, célébrèrent à l’envi « le grand érudit doublé d’un grand coloriste. » On remarqua qu’il s’abstenait cette fois de toute controverse, sans chercher à faire jaillir du passé aucune étincelle des ardeurs politiques qui continuaient d’enflammer le présent. Également, on nota qu’il s’arrêtait volontiers, en ces temps de barbarie sans frein, sur le rôle salutaire de l’Église, personnifiée en des évêques tels que Grégoire, Médard ou Prætextat.

De toutes parts, et des plus illustres, approbations et louanges ne furent pas ménagées à l’auteur. Chateaubriand d’abord : « C’est un véritable chef-d’œuvre de narration, du style le plus sain et le plus approprié au sujet ; c’est une haute leçon donné ; à tous les barbouilleurs de nos jours. J’ai été vivement frappé et touché par cette peinture des mœurs de quelques personnages d’un vieux monde qui finit dans un monde qui commence. Jamais on n’a mieux fait sentir une de ces époques historiques de la mort et du renouvellement d’une société[20]

Villemain se montra plus dithyrambique encore, mêlant curieusement les conseils aux éloges.

« Je viens de lire ton grand récit sur Hilpérik et Frédégonde. Que cela est vif, intéressant, plein d’émotion et de vérité! Quel talent de faire revivre les temps et les hommes! Frédégonde à Tournay, les deux jeunes Franks, l’assassinat d’Hilpérik, la dispersion de l’armée, ce sont des choses admirablement contées et l’épilogue, cette fatalité des Mérovingiens, ces rois qui suivent en aveugles et comme des barques emmenées à la dérive, le courant de leurs instincts brutaux, enfin la vision de Salvius et le glaive de la colère divine nu et pendant sur cette maison : voilà des traits que l’imagination ne peut oublier. Que tu es heureux, mon ami, de garder ce talent! Si j’étais à ta place, c’est-à-dire si j’étais toi, tout à fait toi, je me moquerais bien de mon cruel accident et de la difficulté qui en résulte pour les grandes recherches. Je prendrais des sujets bornés, biographiques ou autres, qu’un petit nombre de lectures originales peuvent éclaircir complètement. Je laisserais ces lectures faites et refaites fermenter dans mon excellente tête et puis, à mon aise, quand je sentirais cette pensée si vive échauffée en moi, je dicterais des compositions de médiocre étendue, tantôt sur une époque, tantôt sur un homme, tantôt sur un événement, toujours dans ce moyen âge qui serait mon univers miltonien dont Dieu m’aurait donné la seconde vue. Je serais lu comme Walter Scott l’était, dans la première nouveauté, et de plus, je serais lu de l’avenir, car j’aurais écrit ou j’écrirais les pages les plus vives, les plus vraies et les plus neuves de notre temps. Voilà, mon cher ami, comme je comprends les choses et ce que je te conseille de faire[21]

Quelques mois plus tard, félicitations nouvelles, accompagnées pour Michelet de blâmes fort exagérés :

« Surtout, reprends tes beaux récits et fais-en bientôt un volume qui ne peut manquer d’avoir le plus grand succès. Il y a dans ce mélange de passion profonde et de savants détails, dans ce tour si élégant avec un air inculte, quelque chose que personne n’atteint ni n’atteindra. Tu me demandes ce que je pense de l’ouvrage de Michelet[22]. Eh bien! il a beaucoup d’esprit, une imagination de style quelquefois très heureuse, des détails rendus avec force, comme par exemple les terreurs de l’an 1000 ; mais il n’a point d’ordre, pas de sens, pas de vérité. Il généralise à perte de vue un petit fait parfois inexact ; il crée des races, telle que la race celto-hellénique ; il exagère tout. Il jette dans l’histoire des lambeaux de métaphysique allemande, des rêvasseries mystiques qui sont l’antipathie de l’histoire ; il n’a aucune vue politique et il est fou en architecture et cependant il a beaucoup de talent, il colore vivement, il a de la grâce et du feu. Mais tout cela ne suffit pas pour l’œuvre historique, et voilà pourquoi j’admire tant la Conquête des Normands, les Lettres sur l’Histoire de France et tout ce que tu fais. »

De si hauts témoignages auxquels s’ajoutent ceux de Mignet, de Guizot, de Patin, de Sainte-Beuve[23], raffermissaient la décision d’Augustin Thierry et le sauvaient du découragement. Par malheur, le livre qu’on lui réclamait n’était pas prêt et de longs mois s’écouleraient sans doute avant qu’il le fût. Alors, toujours dans cette même pensée de protestation contre la méthode et les procédés de la nouvelle école symbolique, il résolut de réunir et publier ses écrits de jeunesse, jusque-là dispersés en différents recueils.

A les donner dans leur intégralité, ils excédaient la matière d’un seul volume, et l’intention primitive de l’écrivain fut en effet de les séparer en deux tomes : le premier intitulé Mélanges historiques ; le second Mélanges politiques et littéraires. Ce dernier devait comprendre la succession des articles envoyés de 1817 à 1820 au Censeur européen et au Courrier français sur les sujets les plus divers : toute son œuvre journalistique, en un mot, étrangère à l’histoire. Il devait être précédé d’un avant-propos : « Mes relations avec M. de Saint-Simon, » qu’il est a jamais regrettable qu’Augustin Thierry ait malheureusement abandonné d’écrire.

Pris de scrupule, à la réflexion, l’historien appréhenda que cette seconde partie ne répondit pas aux fins didactiques qu’il se proposait. Les sujets qui s’y trouvaient traités, d’un intérêt disparu pour la plupart, risquaient, par surcroit, de rebuter l’attention. Estimant donc nécessaire de laisser « une part à l’oubli, » il résolut d’écarter tout ce qui ne s’adapterait pas rigoureusement au cadre qu’il s’était fixé.

De cette révision minutieuse et sévère sont sortis Dix ans d’Etudes Historiques. Mais avant de les envoyer à l’impression puisqu’on paraissait un peu trop l’oublier, l’initiateur de la renaissance historique au XIXe siècle voulut rappeler ce que lui devait la science. Il écrivit alors la préface célèbre, histoire de sa pensée et de ses livres, si pleine d’émotion et de noble fierté qui est peut-être son chef-d’œuvre et sûrement un chef-d’œuvre tout court.

Ces pages magistrales assurèrent la fortune de l’ouvrage. Des témoignages insignes d’admiration qu’elles provoquèrent alors, je ne retiendrai que celui de Michelet, le plus caractéristique, venant d’un rival de gloire, d’un adversaire d’école, et d’autant plus honorable pour lui.

« Tout ce qui sort de votre plume, monsieur, est pour moi un sujet d’étude non seulement historique, mais encore psychologique et morale. Cela porte toujours un caractère de vérité, de simplicité grave et de mesure dans la force qui me semble éminemment viril. S’il y a unité d’esprit, qu’importe la différence de procédé et de méthode ! Vos derniers fragments ont montré que dans l’inaction de la critique et des recherches érudites, vous avez acquis un nouveau mérite de style : la grâce. Cette grâce, cette douceur, cet abandon de tout sentiment amer sont une chose bien touchante et, permettez-moi de le dire, bien glorieuse pour vous. C’est l’indice d’une grande force d’âme d’avoir ainsi pardonné.

« Il eût été bien à souhaiter que tous les hommes de génie nous fissent ainsi connaître le progrès de leurs idées et nous initiassent à leur méthode. La plupart n’en ont rien dit, je leur en veux de ce silence.

» Croyez à ma reconnaissance, à ma vive sympathie et malgré le peu de différence d’âge, à ma profonde vénération.

« MICHELET. »


2 décembre 1834. »

Cette préface et le quatrième des Récits des Temps Mérovingiens : l’histoire de Prætextat, furent les derniers morceaux composés à Vesoul par Augustin Thierry. Il avait alors retrouvé sa vaillance et sa tranquillité d’esprit ; mais il existe dans ses brouillons des notes embryonnaires qui montrent qu’il n’exagérait pas, en disant à Villemain, dans une heure de lassitude, qu’il voulait renoncer à l’histoire. Elles se rapportent, non pas à des « contes pour les enfants, » mais à un roman qu’il eut un moment l’intention d’écrire avec sa femme. L’admirateur de Walter Scott se retrouvait dans le choix d’un sujet historique ; l’action était située à la fin du XVIIIe siècle et l’épisode principal se déroulait dans le salon de Mme Necker. L’œuvre ne demeura jamais qu’à l’état d’ébauche, et Mme Augustin Thierry en utilisa des fragments dans Philippe de Morville publié par la Revue en octobre 1833[24].

On a parfois reproché au peintre de la vie franque d’avoir atteint dans ses tableaux les limites du roman et de l’histoire, de s’être montré plus brillant poète que rigoureux observateur. Il n’est donc point inutile de préciser qu’à l’instant où il les méditait, son esprit hésitait vers une voie nouvelle et qu’il eût peut-être choisie, si l’appel de Guizot n’était venu le ramener à de plus austères travaux.


A. AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er novembre.
  2. Guizot.
  3. L’attribution est du 7 septembre, sur les fonds du ministère de l’Intérieur.
  4. Il épousera quelques années plus tard, en 1839, Mlle Gabrielle Breschet, fille du chirurgien, professeur a la Faculté, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine (1784-1845).
  5. Ce Journal de santé, rédigé avec le plus grand soin, à partir de 1844, par le secrétaire et médecin d’Augustin Thierry, le docteur Gabriel Graugnard, fournit également, pour les années qui précèdent, de précieuses indications auxquelles il a déjà été recouru dans ce récit.
  6. A Amédée Thierry.
  7. Villemain avait épousé, quelques mois auparavant, à Dreux, Mlle Desmousseaux de Givré.
  8. Lettre à Villemain : Vesoul, 27 janvier 1833.
  9. La vice-présidence du Conseil royal de l’Université à laquelle il avait été appelé dès le 14 août 1830.
  10. Souligné dans le texte.
  11. A Villemain : Luxeuil, 31 août 1833.
  12. Les Enfants de Clother Ier, publié dans cette Revue le 1er août 1833.
  13. Par arrêté en date du 18 mai 1833, l’indemnité annuelle primitivement accordée le 7 septembre 1830 à Augustin Thierry avait été portée de 2 000 à 3 200 francs. Toutefois, Guizot n’était pour rien dans cette augmentation due aux amicales instances de Mignet. Les douze cents francs supplémentaires furent en effet prélevés d’abord sur les fonds du Ministère des Affaires étrangères.
  14. On a parfois reproché à Thierry, pour en reporter tout l’honneur sur Michelet, de n’avoir pas donné place à la géographie dans son œuvre. Or, le projet qu’on vient de lire s’accompagnait d’un atlas historique et ethnographique de 58 cartes, minutieusement établi pour la France et l’Europe, malheureusement de détails trop étendus pour être reproduit à cette place.
  15. Vesoul, 19 janvier 1831.
  16. Vesoul, 27 février 1834.
  17. Sur la proposition de Guizot : 26 octobre 1832.
  18. Considérations sur l’Histoire de France, chap. V.
  19. Les autres s’échelonnent aux dates suivantes : II. Suites du meurtre de Galeswinthe, Mort de Sigebert, 15 décembre ; III. Histoire de Mérowig, les Asiles religieux, Gonthramn Bose, 15 juillet 1834 ; IV. Praetextatus, 15 mai 1835 ; V. Histoire de Leudaste, comte de Tours ; le monastère de Sainte-Radegonde, 1er mai 1836 ; VI. Le juif Priscus, fin de l’histoire de Leudaste, 1er décembre 1836.
    Les Récits des Temps mérovingiens ont été en majeure partie composés à Luxeuil, dans cette maison du cardinal Jouffroy qu’habitait Mlle Fressigne, où l’historien établissait sa résidence d’été et que visita Désiré Nisard. (Cf. Souvenirs de voyage, p. 202 et sq.) Longtemps, une plaque sur la muraille rappela ce souvenir littéraire. La municipalité la fit enlever ces dernières années, jugeant Augustin Thierry « trop orléaniste. » La politique de clocher a des raisons...
  20. 20 juillet 1834.
  21. 18 octobre 1833.
  22. Le IIe volume de l’Histoire de France (La France féodale).
  23. Ce dernier écrit, à la date du 11 avril 1834 :
    « J’ai éprouvé bien des fois dans ces dernières années le regret de n’avoir pas fait et cultivé votre connaissance. Vos livres m’ont appris tant de choses et ont ouvert à moi et à tous les hommes de cet âge tant de perspectives nouvelles et inattendues qu’ils ont dû faire naître une grande reconnaissance pour l’auteur, augmentée encore de tout ce qui s’est ajouté de douloureux et d’attachant dans sa destinée.
    « Avec quel intérêt mêlé d’admiration, n’ai-je pas lu et n’avons-nous pas lu tous ces dernières Lettres sur la race mérovingienne, peintures si neuves et si fermes d’une réalité retrouvée et qu’anime un souffle contenu ! »
  24. Augustin Thierry ne cessa jamais de s’intéresser avec la plus vigilante sollicitude aux travaux littéraires de sa femme. Dans plusieurs lettres à François Buloz, il lui recommande en termes pressants : « Philippe de Morville, scènes de mœurs au XVIIIe siècle. » L’année suivante, en 1834, il adresse à Sainte-Beuve le manuscrit d’un nouvel essai, les Trois Sœurs et sollicite une opinion que le grand critique exprime en quatre longues pages plus nourries d’appréciations flatteuses pour son correspondant que pour l’œuvre soumise à son jugement.