Augustin Filon (André Beaunier)

Augustin Filon (André Beaunier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 678-696).
AUGUSTIN FILON [1]

Il y a six ans, vers la fin de l’hiver. Dans une salle qu’on avait laissée demi-obscure, à la Société des conférences. Sur l’estrade parut un vieillard presque aveugle, et qu’il fallait amener pas à pas ; un vieillard mince, discret, de manières douces, à la figure fine et pâle. Des lunettes noires lui cachaient les yeux et une visière d’étoffe noire lui voilait le front. Il parla ; et sa toute petite voix, nette, élégante, vive, dompta le silence : on l’entendit comme une confidence, et pathétique. L’ancien précepteur du Prince impérial, Augustin Filon, parlait de son élève et, comme il disait, de « son Prince, » qui eut inutilement l’âme d’un souverain. Ce ne fut pas une conférence analogue à une autre, un discours : ce fut, en quelque sorte, un souvenir qui s’éveilla, un étrange souvenir, mêlé de jeunesse et de mort ; ce fut, à certains momens. une incantation, tant se dessinait, se colorait et s’éclairait la réalité d’autrefois, anéantie, soudain ranimée. Des images passèrent, gaies d’abord, tout embellies d’espérance, puis tragiques, et qui allaient du pavillon de Flore ou du château de Saint-Cloud à Sarrebruck, et à l’exil anglais, et au pays des Zoulous. Cette histoire est bien connue. Augustin Filon ne s’efforçait pas de la renouveler par de saisissantes révélations, de la rendre plus poignante par l’effet de son art. L’histoire suffisait. Et, surtout, l’émoi que l’orateur, l’évocateur plutôt, contenait avec un soin délicat. Bref, à mesure que défilaient tant de promesses, tant de malheurs, les fatalités d’une existence précieuse et sur laquelle de bons Français avaient compté, l’angoisse augmentait. L’aveugle qui faisait voir avait à résister plus difficilement contre l’impatience de son cœur, de sa voix, de ses mains. Il arriva au bout de son récit, put dire adieu à son prince, l’ensevelir, le complimenter d’être mort en héros et le plaindre de n’être pas, malgré son vœu, mort pour la France. En 1911, la France n’était pas dans toute la tribulation ; mais, à des signes que personne n’aurait dû méconnaître, elle devinait confusément les lendemains. - Elle songeait avec inquiétude au cours que les événemens avaient pris ; et elle songeait aux éventualités qui n’avaient pas eu leur aubaine. C’était l’année que notre ambassadeur et M. de Kiderlen-Waechter échangeaient de mystérieux propos, et alarmans... L’aveugle raconta une histoire de jadis et qui, dans la pensée de tout son auditoire, se mêla aux craintes d’une histoire prochaine. Il y eut des sanglots ; des larmes ont coulé, sur la mémoire du petit Prince mort, à vingt-trois ans, comme un lion.


Augustin Filon était né en 1841. Son père était professeur ; et les derniers humanistes n’oublient pas un poème latin de lui sur le papillon, flores inter flos aliger ipse. Augustin Filon se destina pareillement à l’Université, fut normalien et, en 1867, il enseignait la rhétorique au lycée de Grenoble. Vers la fin d’août, pendant ses vacances, Duruy, qu’il avait eu pour maitre au lycée Napoléon, puis à l’Ecole normale et qui était maintenant grand maître de l’Université, le fit appeler et lui dit : « On cherche un précepteur pour le Prince impérial. Je vous présente. Allez trouver le général Frossard à Saint-Cloud ; il vous attend. » Deux heures après. Filon se présentait au général, très imposant et qui lui demandait tout de go : « Etes-vous fiancé ? » Non. C’est que d’abord il fallait ne pas être fiancé : les autres conditions. Filon les remplissait également bien. De sorte qu’on l’agréa sans retard. En peu de temps, il eut engagé, sans le savoir, toute sa destinée ; il eut joint sa fortune à celle de l’Empire. Sans le savoir alors : mais ce fut sa volonté fidèle qui prolongea le pacte et l’abnégation.

La guerre éclate. Le 28 juillet, dans la matinée, l’Empereur avec le Prince, accompagnés du prince Napoléon, partent pour Metz. Le Prince, petit sous-lieutenant de quatorze ans, est radieux. Il assiste au combat de Sarrebrück et bientôt écrit à son précepteur : « Nous entrons à l’heure qu’il est dans Sarrebrück... Toutes les musiques ont joué la Marseillaise et tout le monde la chantait : c’était très beau. Les Prussiens l’ont entendue : ça n’a pas dû les rassurer. » Après cela, Wissembourg, et puis Reichshoffen et Forbach. Alors, il faut s’en aller : Vardun, Châlons, deux premières étapes de chagrin ; remonter vers le Nord, quitter l’Empereur, gagner Sedan, Mézières, Avesnes, Landrecies, Maubeuge : et les étapes du chagrin sont rapides, nombreuses ; passer en Belgique, de là passer en Angleterre. Le 9 septembre, six semaines écoulées, le petit Prince, fatigué, taciturne, retrouve au port d’Hastings, à Marine Hôtel, son précepteur. L’Impératrice et l’enfant malheureux s’établissent à Chislehurst, dans le comté de Kent Camden House : « Lorsque, après tant d’années, j’évoque cette maison de l’exil, lorsque je la regarde à travers mes larmes, avec tant de souvenirs heureux et tristes qu’elle abrite, je ne sais plus si elle me sourit ou me repousse, si je dois la maudire ou l’aimer ! » Pour la maudire ou l’aimer, ce n’est pas à lui-même qu’il pense, mais à l’objet de son dévouement. Il accompagne son élève à Woolwich, quand le Prince est admis à l’Ecole militaire. Il passe avec lui tout le temps que lui laissent les exercices et les cours. Il demeure avec lui, cause avec lui, le gouverne doucement, devient son grand ami quotidien. Il est là, ce 9 janvier 1873, le matin, lorsque le Prince apprend la mort de l’Empereur. Mené à la chambre de son père, le Prince tombe à genoux et récite à haute voix le Notre Père : un enfant s’était agenouillé, un homme se releva. Celui qu’on appelait le petit Prince eut la soudaine conscience de son rôle et, non pas de ses droits, de ses devoirs. Deux ans plus tard mourut M. Filon le père ; et le Prince écrivit à son maître : « Lorsque j’ai perdu mon père, mon devoir m’est apparu clairement. A partir de ce jour, je n’ai plus eu qu’un but dans la vie et je marche toujours droit devant moi, sans regarder en arrière. » Le précepteur était là, dans la foule, le 16 mars 1874, jour que le Prince fut proclamé majeur et, devant une assemblée de fidèles, prononça ses jeunes volontés. Le discours est l’œuvre du Prince, et non pas de ses conseillers, l’œuvre de son intelligence et de son âme : « je l’ai affirmé alors à nos amis et je l’affirme de nouveau, » dit le précepteur, qui a vu les brouillons et qui a vu se développer, s’épanouir cette âme et cette intelligence. Le Prince commença de parler : » sa voix porterait-elle ? la mémoire ne lui ferait-elle pas défaut ? irait-il jusqu’au bout sans défaillance ?... » Il parle de Napoléon III ; et l’on crie : « Vive l’Empereur ! » C’est un hommage au défunt. Puis il parle du plébiscite : « C’est le salut, dit-il, et c’est le droit ! » Ces mots, il les prononce avec une « vigueur d’affirmation » qui marque bien son énergie et sa foi. Et l’on crie encore : « Vive l’Empereur ! » Cette fois, le cri s’adresse à l’enfant qui parle. Enfin, le Prince quitta l’école militaire de Woolwich. On décida qu’il n’avait plus besoin d’un précepteur : Augustin Filon se retira.

C’est la vie du Prince, que j’ai l’air de raconter. Mais, pendant sept ans et demi, la vie du maître et celle de l’élève se confondent. Plus exactement, la vie du maître est consacrée, soumise à l’autre, en apparence effacée par l’autre, sans cesse occupée de l’autre : ainsi le bon artisan n’existe que dans son ouvrage. Augustin Filon retourna en France. Il y séjourna un peu de temps, et puis sentit que les événemens avaient changé en définitive son sort et toutes ses conditions d’avenir. La fidélité l’avait conduit en Angleterre et l’y avait retenu. Ce qui bientôt l’y rappela, ce fut une fidélité différente, celle du chagrin. Dans la campagne anglaise, à quelque distance de Londres, il trouva son foyer, vécut très simplement ; c’est là qu’il est mort il y a peu de mois. Il a subi ses épreuves ; il a eu sa part de bonheur ; il a beaucoup travaillé ; il a usé son loisir, cherché le divertissement de l’esprit, méditant, s’efforçant d’être utile. Ce qu’il eut de plus gênant à endurer fut l’affaiblissement de sa vue et, lentement, la cécité. Il préparait une étude relative à la caricature anglaise et dut renoncer à sa besogne. Il ne la reprit que de longues années plus tard, quand il posséda ses nouvelles habitudes d’aveugle ou de presque aveugle et put, avec le secours de son entourage, avec les impressions que sa mémoire avait notées, compenser la tâche des yeux. C’est en 1879 que la maladie atteignit au point critique.

Au mois de juin, comme il venait d’être opéré sans qu’on sût encore s’il irait à la guérison, il était dans sa chambre, au lit, rue de Ponthieu. Des camelots, dehors, couraient et criaient leurs journaux : « La mort du Prince Impérial ! » Il crut entendre, il entendit, il se jeta hors de son lit. Eperdu, il commanda qu’on lui apportât le journal. Une femme qui le veillait descendit, épouvantée, et revint quelques momens après, affectant le calme et lui racontant qu’il avait mal entendu : non, c’était la mort du prince d’Orange que l’on criait dans les rues. Il crut qu’il avait eu le cauchemar. Sa faiblesse l’empêcha d’interroger personne sur la manière dont le prince d’Orange était mort, trop content de savoir ainsi que son Prince était vivant. « On me tint deux mois dans l’ignorance, a-t-il écrit beaucoup plus tard. Ma femme était en deuil et je n’en savais rien. Tout pleurait le Prince autour de moi et je parlais de la joie que j’aurais à le revoir quand je serais guéri. Ce n’est qu’au bout de deux mois que les médecins me jugèrent en état de supporter la nouvelle et une ingénieuse tendresse m’y prépara par mille précautions... » Les boutiquiers et les concierges de la rue de Ponthieu, mis au courant, guettaient le passage des camelots et les détournaient de passer sous les fenêtres du malade. S’il le dit, c’est afin de rendre hommage à de bonnes gens ; c’est, en outre, afin de montrer que la cause et la personne du petit Prince étaient populaires.


Tout jeune, encore élève à l’Ecole normale, Augustin Filon donna, aux Conférences du rez-de-chaussée, plusieurs causeries, sur « Le dernier livre de M. Taine, La Fontaine et ses fables, » sur « les Lettres Portugaises, » sur « Gui Patin, sa vie et sa correspondance. « Ces petites études sont fines et ont déjà le tour de son esprit délicat. Sans doute allait-il céder à la tentation d’être conférencier, littérateur. Et puis le soin de son enseignement d’abord et de son préceptorat le prit tout entier. Ce n’est qu’ensuite, et sous le pseudonyme de Pierre Sandrié qu’il publia ce recueil de nouvelles : Les mariages de Londres, Les Émotions de Sidney, Lilian, La Belle-sœur. Et vint la maladie. Son premier livre qui compte est son Histoire de la Littérature anglaise, qui ne parut qu’en 1883, — quand il avait passé la quarantaine, — et qui résume une très longue, patiente et intelligente enquête.

Fixé près de Londres, Filon résolut de connaître l’Angleterre, et non comme un voyageur, qui regarde, s’étonne et s’en va, ni comme un Anglais, qui, à force de voir toujours la même chose, ou peu s’en faut, ne la voit plus guère. Il lui sembla que sa qualité, premièrement défavorable, d’étranger tournerait à son avantage : à mesure qu’il serait un étranger qui s’acclimate, il garderait la fraîcheur d’observation libre, mais de mieux en mieux pénétrerait dans le secret d’une âme très différente de la nôtre. Homme de lettres, il commença par la littérature ; mais il porta son examen très attentif bien au delà, comme en témoignent son essai sur Le Théâtre anglais, puisque l’usage et souvent la raison permettent de distinguer ces deux choses qui ont des analogies et des différences, le théâtre et la littérature ; son essai sur La Caricature en Angleterre, tout plein de vues très pénétrantes sur l’art anglais ; ses Profils anglais, profils d’orateurs et d’hommes d’État, Randolph Churchill, Joseph Chamberlain, John Morley, Parnell ; enfin son Angleterre d’Édouard VII, où il a rassemblé ses remarques et, à la date de 1911, évalué le bilan de l’Angleterre contemporaine. Évidemment, beaucoup de nouveautés se sont produites, là-bas de même que chez nous, dans cet espace de six années, dont les trois dernières valent des siècles. Augustin Filon ne prétendait pas formuler un jugement définitif, ni seulement une appréciation très longtemps durable. Au contraire, il avait un sentiment très vif de la mobilité universelle, en particulier de la mobilité anglaise : un tel sentiment de la transformation, toujours plus rapide, que l’angoisse des lendemains fait, pour ainsi parler, frissonner toute son œuvre d’historien. Au sujet de l’Angleterre, après avoir examiné les tendances contraires et parfois contradictoires qui se disputaient l’âme de ce pays, il écrivait en 1911 : « Que sortira-t-il de ce chaos où bouillonnent ensemble tant d’élémens dont la fusion paraît impossible ? Peut-être, quelques-uns le croient et l’affirment, une foi nouvelle, un idéal nouveau, une nouvelle race d’hommes, trempée pour des luttes inconnues et pour des efforts auprès desquels les nôtres n’ont été que jeux d’enfans. Peut-être, d’autres le crient bien haut, la ruine, la conflagration universelle, l’abolition de ces grands principes sociaux que Napoléon appelait des blocs de granit, et la nécessité, pour la génération prochaine, de se construire un abri provisoire dans un désert de ruines. Peut-être rien ; rien que le passage d’un monde endormi à travers une queue de comète. » La dernière hypothèse est de précaution dans l’incertitude. Les autres, je ne veux pas dire qu’elles fussent prophétiques : l’erreur et la vérité s’y mêlent et y font ce désordre qui est l’aspect de l’avenir entr’aperçu, mais non pas vu. Filon ne pouvait pas deviner la guerre ; pas plus que Chateaubriand qui, en 1797, épiloguant sur les révolutions de l’humanité, traçait le plan de l’âge attendu, ne devina la survenue imminente de Napoléon, laquelle modifia tout l’avenir. Du moins, Filon fut comme averti d’une catastrophe menaçante, de luttes inconnues, où devait se manifester « une nouvelle race d’hommes. » Et, il n’a pas deviné la guerre ; mais, pour le cas de guerre, le rôle que l’Angleterre assumerait, ne l’a-t-il pas défini, quand il analysait et caractérisait « ce noble génie anglais dont le triomphe est le triomphe même de la conscience ? » Ses livres suffisaient à démentir l’idée sur laquelle l’Allemagne a fondé son abominable espoir, la vieille idée fausse d’une Angleterre égoïste, opulente et que paralysent l’égoïsme et l’opulence.

D’ailleurs, il n’a pas fait un panégyrique de l’Angleterre. Il en a montré les défauts, les travers. Il en a montré les périls. Comment aurait-il étudié Parnell et, à propos de ce personnage étonnant, la question d’Irlande, sans être alarmé, — trop véridique pour ne pas le dire, — des orages qui, de ce côté, se rassemblaient sur la tranquillité britannique ? Parnell est mort ; et « Parnell a trop de successeurs pour être remplacé : » mais, la question que Parnell a posée, la mort de Parnell ne l’a pas résolue. Puis, en Angleterre comme en d’autres pays et plus activement que dans certains pays, sévit « l’inévitable, l’implacable, l’insoluble question sociale, » dit Augustin Filon, « notre terreur à tous. » Elle embrouille encore une politique déjà compliquée, où la rivalité des Lords et des Communes apporte des élémens de trouble perpétuel. En 1911, après la mort d’Edouard VII, Filon se demandait, avec une tremblante amitié, comment cette Angleterre, forte et fébrile tout ensemble, se tirerait d’une crise dont il découvrait mieux les symptômes que les remèdes. Il avait confiance.

La confiance qu’il avait dans l’avenir de l’Angleterre tenait sans doute aux marques de santé qu’il observait en elle, et tenait aussi à son estime, d’une vertu anglaise qu’on pourrait appeler le sens et le goût de l’évolution. Dans la préface de ses Profils anglais, il écrit : « Le peuple anglais est un peuple grand et prospère parce que c’est un peuple évolutionniste... » Cette opinion, cette doctrine même, il la plus d’une fois indiquée, parfois développée, fût-ce à propos de menus problèmes. Le théâtre anglais souffre de la censure ? Il en souffrait, du moins, à la fin du siècle dernier. Patience ! la censure disparaîtra. Elle ne sera pas supprimée du jour au lendemain : ce n’est pas la manière anglaise. Supprimée du jour au lendemain, la censure ? Ce serait une révolution. La manière anglaise a les sages lenteurs de l’évolution. La censure disparaîtra peu à peu, comme l’uniforme si médiéval qui donnait aux gardiens de la Tour, à Londres, un air de mascarade. Un beau jour, les gardiens, sans rien dire à personne, remplacèrent le haut-de-chausses par le pantalon. Et, si l’on trouve que le pantalon si moderne, avec le chaperon, le doublet et la hallebarde, c’est drôle et ce n’est pas joli, patience ! le chaperon s’en ira, le doublet et la hallebarde s’en iront. Peut-être alors le pantalon sera-t-il, à son tour, démodé : le pantalon périra. La censure périra ; mais il y aura toujours une censure, un censeur, le public, c’est-à-dire les délicats, les rigides, voire les tracassiers. Les puritains veilleront, qui sont « l’une des forces de l’âme nationale, une des raisons qu’a l’Angleterre d’être au monde : » les puritains, ennemis du théâtre, ennemis nécessaires, qui ne Lâcheront pas le théâtre anglais. S’ils le lâchaient, « c’est que leur fin serait proche, ou la sienne ; et la fin de l’Angleterre ne serait pas loin. » Voilà ce que signifient les pantalons que promènent à petits pas vigilans les gardiens de la Tour.

Badinage ? Un symbole !... « Depuis vingt ou vingt-cinq ans, — cette préface des Profils anglais est de 1892, — l’Angleterre nous donne le spectacle d’une société qui passe de l’aristocratie à la démocratie sans souffrance, presque sans le savoir, par une lente et pacifique métamorphose des institutions et des mœurs... » En d’autres termes, l’Angleterre est un pays qui sait évoluer. « Là, en effet, est le secret du succès pour les nations. Qui n’est point le serviteur de l’évolution en sera la victime. » Augustin Filon tient à cette idée. Il y revient, quelque vingt ans plus tard, dans son Angleterre d’Edouard VII : « L’esprit anglais n’incline pas, comme le nôtre, à philosopher sur le présent ; il suit l’évolution sans avoir la prétention de la contrôler ou de la diriger : et il ne se trouve pas mal de ce système, autant que je puis voir. »

S’il faut l’avouer, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de principes plus dangereux au monde que celui de l’évolution. Mais, réplique-t-on, ce n’est pas un principe ; c’est une loi de la nature physique et morale. Non : c’est une hypothèse. Exactement, une hypothèse d’histoire naturelle, et de laquelle on a prétendu faire un principe moral et social. Et, surtout, c’est un mot. Rien de plus ravageur que certains mots vagues et qui se chargent de contresens : on ne compte plus les dégâts de ce mot, l’évolution. Filon n’est-il pas de mon avis ? Je le croirais, quand il écrit : « Un honnête savant, héritier de Buffon et de Cuvier, sortit de son laboratoire pour rajeunir et préciser la loi de l’éternelle transformation, pressentie par Epicure. En réalité, le darwinisme n’avait rien à faire avec les fluctuations journalières de notre vie politique et sociale, et c’est par un étrange abus des mots que nous usons, en ces matières, du mot d’évolution... » Et ailleurs, à propos du philosophe et historien Freeman, qui fut un des premiers à mettre en valeur la théorie évolutionniste de l’histoire, Filon se réserve : » Considérer le Witenagemot, — ancienne assemblée des Hommes libres et des Sages, — transformé en Curia Regis ou la Curia Regis transformée en Parlement comme l’histoire naturelle considère le ver à soie qui sort de son cocon, changé en papillon, ce serait confondre la méthode et les procédés de deux sciences fort différentes. » C’est la vérité même, et telle au surplus que Darwin l’a formulée : il a protesté bien des fois contre les imprudens qui étendaient, comme il disait, son hypothèse d’histoire naturelle à des domaines étrangers. Mais on n’enferme pas une doctrine ; et, malgré qu’on en ait, elle rayonne au delà des limites que son inventeur lui veut assigner. Que Darwin approuve ou qu’il blâme l’usage ou l’abus de son hypothèse, l’évolutionnisme lui échappe, se répand, devient une croyance... « N’importe ! dit Augustin Filon, qui tout à l’heure notait, après la découverte de l’honnête savant, l’intrusion de sa découverte dans les systèmes de la vie politique et sociale ; n’importe ! c’est depuis ce moment que nous sentons la terre rouler sous nos pieds et que nous sommes devenus consciens du mouvement continu qui emporte les individus et les sociétés... » Conséquences : une « perpétuelle inquiétude » dans l’esprit des penseurs ; pour les sociétés humaines, plus de repos ; et la recherche du bonheur humain n’est plus « un problème de statique, » mais une quête indéfinie. Bref, « il n’y a plus qu’à se laisser vivre. » Ou bien aurez-vous le souci d’ « aider à l’évolution ? « autant vaudrait vous charger » d’aider la mer à monter les marées ou la lune à tourner autour de la terre ! » En somme, il y a chez Filon, je ne dis pas toute la critique, au moins quelques élémens d’une critique au bout de laquelle la philosophie évolutionniste a grièvement pâti. Néanmoins, il affirme et il répète que la vertu anglaise par excellence est le don, l’art de l’évolution.

La contrariété se résout, il me semble, si l’on voit que, l’évolution, ce n’est pas à l’immobilité qu’il l’oppose, mais à la révolution. Il croit, — et ce ne peut être qu’un acte de foi, l’un de ceux qu’on fait le plus communément, l’un des plus arbitraires, — que l’aventure humaine se déroule suivant un cours normal ou régulier. L’on n’y change rien : et alors, deux sortes d’hommes lui paraissent également vains et nuisibles, ceux qui prétendent seconder et ceux qui prétendent retarder l’évolution, les révolutionnaires et les réactionnaires. L’Angleterre qu’il a examinée et qu’il a peinte n’est ni révolutionnaire ni réactionnaire. Il la compare à la France. Il écrit : « Pour détacher de la vieille France cette France nouvelle que nous sommes, il a fallu le forceps révolutionnaire : l’Angleterre aristocratique a enfanté l’Angleterre démocratique pendant le sommeil du chloroforme. » Après cela, laissons les formules et les métaphores. Il y a, dans un état social, et quel qu’il soit, deux forces : l’une de changement, — je préfère à ce mot si trompeur d’évolution le mot plus simple de changement, — et l’autre de maintien. L’une est le mouvement, l’autre la résistance. L’équilibre de ces deux forces fait la stabilité sociale. La suprématie accablante de l’une d’elles a les pires inconvéniens : elle fait le désordre ou la torpeur. Avant la Révolution française, les forces de résistance étaient, chez nous, réduites à l’extrême faiblesse : beaucoup des hommes qui avaient pour mission naturelle de résister n’eurent que l’entrain de céder, et d’aucuns avec un fol enthousiasme. Ce fut du désordre. Il en serait de même aujourd’hui : la torpeur n’est pas à craindre. Et, si l’Angleterre évolue, au lieu de se jeter en incessante révolution, ce n’est pas qu’elle change, c’est qu’elle change posément. Ce n’est point par l’œuvre de sa force mouvante, mais par l’œuvre de sa force résistante.

Mais cette force résistante, ne la confondons pas avec ce qu’on nomme un parti rétrograde. Certes, un tel parti peut, à l’occasion, doit aussi rendre des services, pour peu que l’autre parti aille trop vite et aille trop loin. Si je ne me trompe, c’est au cœur même de chacun des partis en lutte, — et, par suite, en lutte moins forcenée, — que Filon nous invite à observer le dosage heureux des deux forces. Les exemples qu’il emprunte à la littérature, aux arts, à la vie politique, sociale et quotidienne, montrent dans l’âme anglaise l’élan vers l’avenir et le respect du passé bien réunis et mieux qu’ailleurs. Il a choisi M. Balfour comme le type de « l’homme d’Etat-gentleman » et insiste sur le fait que ce modéré n’est pas un timide. Il a choisi M. Lloyd George, — « un nom nouveau, dit-il en 1910, et à retenir, car, dans dix ans, tout le monde le connaîtra, » — comme le personnage de la démocratie, il ajoute, de la démocratie puritaine. Puritanisme et démocratie en bonne intelligence dans une très solide et noble tête anglaise, précieuse garantie d’une allure sage vers le progrès, si renommé de nos jours, et sans pour cela rompre avec les anciens jours trop soudainement !

Filon, qui connaissait le peuple d’Angleterre à merveille, lui eût confié le soin de résoudre les plus difficiles problèmes. Vous ne savez que faire des Lords, de la pairie héréditaire ; vous n’avez point envie de conserver leur Chambre et de conserver ainsi la chamaillerie qu’elle entretient avec les Communes ; vous n’osez pas la supprimer ? Consultez le peuple ! Décidez qu’à l’avenir les conflits entre les deux Chambres seront tranchés par voie de référendum : « Un vote populaire, par oui ou par non, n’occuperait qu’une seule journée et terminerait la crise d’une façon honorable pour tous les amours-propres et laisserait toutes choses en l’état, sans mettre en jeu le prestige royal, sans rien détruire des institutions léguées par la sagesse ancestrale. » On retrouve ici trace des opinions plébiscitaires qu’un partisan du régime impérial considère comme le droit et le salut. Mais il ne s’agit point de politique, au sens malheureux qu’on donne à ce mot. Toujours est-il que le partisan du référendum ou du plébiscite croit au peuple. Filon croit-il au peuple ? Sans aucun doute. Or, lisons ces lignes de lui : « Je l’écris avec une infinie tristesse, obligé que je suis d’accepter un fait qui, hélas ! n’est pas nouveau dans l’histoire : un relâchement dans les mœurs accompagne toujours les revendications de la liberté de penser. » Il ajoute : « Ce n’est pas une conséquence, c’est une coïncidence ; mais cette coïncidence est fatale... » Avec une infinie tristesse ? Il a écrit : « La science, que nous avons l’habitude et le devoir de respecter... » Il a écrit : « » Le plus grand des Français, Voltaire... « Il estime à son prix la liberté de penser ; mais il en constate les coïncidences funestes. Alors, no va-t-il pas donner au peuple des initiatives redoutables ? Il n’est pas un doctrinaire et ne se flatte pas d’avoir supprimé toutes les difficultés de l’arrangement national et social. De toute manière, s’il croit au peuple et aussi le redoute, s’il croit à la liberté de penser sans dire qu’elle soit anodine, il a une confiance particulière dans le peuple anglais, dans la liberté de ce peuple qu’il juge capable d’innovations, et d’innovations qui ne détruisent pas le trésor légué par la sagesse des ancêtres. Ce peuple a, comme il le peint, le génie de l’évolution.


C’est une des bonnes raisons pour lesquelles il a voulu le révéler à ses compatriotes qui auraient plutôt la manie de la révolution. Il n’a pas vécu très longtemps en Angleterre avant de voir que les Français, — lui, par exemple, — ignoraient leurs voisins de l’île autant que les Anglais le continent. Toute une grande partie de son œuvre est consacrée à corriger ce défaut d’information. Après avoir publié dans cette Revue ses études sur le théâtre anglais, il donnait à la Fortnightly Review la série d’études qu’il a intitulées De Dumas à Rostand : c’est l’esquisse, et très finement tracée, du mouvement dramatique en France. D’ailleurs, il ne souhaitait pas qu’une influence directe et impérieuse vînt à s’exercer d’une littérature à l’autre. Il mettait en garde ses amis les Anglais contre le prestige de nos comédies. Pendant une période peu ancienne, les Anglais ont copié notre théâtre, et l’ont mal copié ; nos écrivains ne leur ont point enseigné leur secret : le résultat fut de supprimer, pour un temps, le véritable théâtre anglais. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, à part Dryden et Gray, trouvez un poète anglais : « le peuple qui avait enfanté Shakspeare s’épuisait à imiter Boileau. » Puis le charme si malfaisant se rompt : Burns, Wordsworth, Scott, Byron, Coleridge, Keats, Shelley éclatent magnifiquement. Les arts ? Il y avait un art anglais, — et qui peut-être n’était pas sublime, un art anglais du moins, — à l’époque de William Hogarth, de Rowlandson et de Gillray. Les Préraphaélites ont détruit cet art anglais, cet art insulaire et indigène, quand ils ont apporté d’Italie un art différent, que l’Angleterre n’attendait pas.

Filon préfère aux idées, aux littératures et aux arts cosmopolites les œuvres qui traduisent des sentimens nationaux : il n’a pas tort. Il n’a pas tort non plus d’agréer comme un phénomène incontestable cette généralisation de la pensée moderne, qui fait que les écrivains et les artistes d’un pays ne sont pas enfermés dans leur pays ; cette curiosité qui fait que le public aussi teinte son goût d’une extrême variété de prédilections souvent très hasardeuses ; enfin ce caprice de la mode qui fait que de subites contagions d’esthétiques et d’idées se répandent. On ne résiste pas à l’évolution : tel est notre temps ; et nous n’empêcherons pas la terre de tourner. Mais on peut diriger en quelque façon le mouvement qu’on n’arrête pas. Bref, tandis que Filon se liait de plus en plus intimement avec l’âme anglaise, la vogue était chez nous au roman slave : dont se désolait Filon. Les Slaves l’ennuyaient, pour leur mélancolie embrouillée. Il admirait qu’on pût s’obstiner à l’étude méticuleuse d’un si morne chagrin : « cette étude, remarquait-il, ne parait nous avoir ni égayés, ni fortifiés. » Or, « l’âme anglaise est aussi intéressante et plus saine. » Il eut alors l’intention, qu’il a réalisée très joliment, de réunir « le goût de chez nous à l’humour et à la moralité de nos voisins, » dans une série de contes, Amours anglais : et les personnages sont des Anglais ; anglais, leurs sentimens ; et anglaises, leurs anecdotes. Le conteur, un Parisien, mais qui, tout en préservant son art français, prête à nos voisins sa fine complaisance. Ce n’est pas un pastiche des romans anglais : non pas ! Ce serait plutôt un mariage de l’âme anglaise et de l’esprit français. Un essai de mariage : et, si le mariage réussit, vous voyez ce qu’ont à gagner l’un et l’autre de ces deux peuples, pour peu qu’ils veuillent ne pas se méconnaître. La réussite est concluante.

Le recueil des Amours anglais commence l’œuvre romanesque de Filon. Plusieurs volumes, nouvelles ot romans, l’ont suivi. Et Filon romancier n’est pas seulement un écrivain très délicat, très habile à raconter des histoires, mais un critique, — il est un critique dans ses romans, — qui eut de bonnes idées et résolument les mit en pratique.

L’une des bonnes idées de Filon, — mais on verra comment l’idée est bonne, — c’est de redouter, pour le roman, la philosophie. En d’autres termes, il adore le bon Topffer et lui dédie, ou dédie à sa mémoire, les Vacances d’artiste. Il se lance même à tutoyer cette aimable mémoire et la complimente ainsi : « Tu ne songeais guère à résoudre ni à poser les grands problèmes sociaux et philosophiques où patauge le roman moderne... » Filon ne veut pas que le roman moderne patauge ; et qui ne l’approuverait ? Il n’a pas l’air d’imaginer que le roman moderne puisse traiter les grands problèmes sociaux et philosophiques sans patauger. Alors, il aime mieux les Nouvelles genevoises et, preuve de son abnégation, se place énergiquement sous le patronage et comme à l’ombre du Vaudois qui « n’avait pas son pareil pour faire rire les honnêtes gens aux dépens de leurs petits travers. » Ne médisons pas de ce bon Topffer ; et aussi ne nous attardons pas à noter que, si Topffer était le maitre incontestable du roman, ce serait dommage. Mais Filon ne croit pas inopportun de rappeler que le roman n’a pas besoin d’être ennuyeux. Ses contemporains le fâchent par leur défaut de futilité. Il se moque, dans Violette Mérian, de cette « intensité lugubre, que la jeunesse d’à présent apporte aux incidens les plus frivoles de la vie. » Et, dans son Mérimée, il regrette « cette légèreté, cette insouciance qui ont été si longtemps un des élémens de notre caractère national et qui donnaient une teinte gaie à l’héroïsme des anciens Français ; nous, nous sommes tristes, nous prenons la vie et la mort au sérieux et nous imposons cette tristesse aux arts, à la littérature !... » Honneur à Filon, qui a bien vu, contre maints doctrinaires du philosophisme et du moralisme, cette excellente vérité, que la littérature est d’abord un jeu. Las des doctrinaires, il se réfugie auprès de Topffer l’anodin. Certes, il a de l’indulgence et de l’amitié pour la bonne humeur avisée des Nouvelles genevoises. Mais ce n’est pas tout ce qu’il aime. Il aime une rivière qui reflète « un ciel de printemps, léger, clair et gai comme une page d’Edmond About. » Il aime plus encore Mérimée, lequel florit à une époque où il y eut de beaux loisirs pour les « jeux brillans « de la littérature.

Il aime l’auteur de Colomba : c’est une bonne idée ; c’en est une autre, de savoir au juste, avec l’aide de Mérimée, ce qu’on entend au juste par le réalisme. En ce temps-là, quand Filon donna Mérimée et ses amis, en 1894, le réalisme sévissait, achevait peut-être de sévir, continuait. Ce n’étaient que lourdes ignominies, entassées lourdement, laideur des paysages, laideur des personnages, laideur des aventures. Dans son étude sur William Hogarth, Filon raconte qu’à huit ans le petit Charles Lamb fut mené au cimetière d’Islington. Il regardait les tombes, lisait les inscriptions élogieuses, toutes élogieuses. Il demanda : « Où donc enterre-t-on les méchans ? Car, ici, ils sont tous bons ! » Filon, pareillement, après avoir examine l’œuvre d’Hogarth, demande : » Ils sont tous méchans ici ; où sont les gens de bien ? Où sont les travailleurs qui nourrissent la société, les penseurs qui l’instruisent, les magistrats qui font prévaloir la justice, les médecins qui soignent les maux du corps, les pasteurs qui guérissent les plaies de l’âme ?... » La même interrogation, naïve et pressante, est le reproche que méritent nos réalistes, l’un des reproches qu’ils méritent. Filon cherche les honnêtes garçons et filles. En 1898, appréciant les auteurs dramatiques déjà célèbres, il annonce « de hautes destinées » à l’un d’eux, à M. Lavedan : « Qui sait si ce n’est pas lui qui nous ramènera les braves gens au théâtre ? » M. Lavedan fit jouer Catherine : la jolie pièce ! un père, « adorable type de vieux naïf ! » sa fille, sérieuse et douce ! une duchesse, « démocrate sans le savoir, et dans le meilleur sens du mot ! » ce Paul Mantel enfin, plus qu’un honnête homme et presque un héros ! « voilà les braves gens que je réclamais de M. Lavedan. »

C’est la condamnation du réalisme ? D’un certain réalisme ; de ce faux réalisme qui, dans la réalité, choisit la seule ordure ou qui, moins répugnant, refuse de voir la beauté. Quant à condamner le réalisme, jamais ! Filon ne le condamne pas ; il voudrait le sauver : « je crois qu’il faut le sauver, dit-il, à tout prix. » Comment le sauver ? « Il n’est pas inutile de remonter par la pensée jusqu’au moment où il venait au monde entre Beyle et Mérimée. Une heure après sa naissance, il n’avait pas encore fait de sottises ; le monde de l’art et de la vie s’ouvrait tout grand devant lui. Imaginons qu’il en est encore là et cherchons la voie... » Bref, le réalisme est la vérité de l’art et de la littérature : une évidente vérité. Seulement, les réalistes ont mai accompli leur besogne. Faute de talent ? Faute d’esprit. Nos réalistes ont été, — Filon, s’il ne le dit pas en toutes lettres, l’insinue, — énormément bêtes. Et, adoucissons la remarque, ils ont manqué terriblement d’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? Si vous n’en savez rien, tant pis. C’est ce qui manque à nos réalistes ; c’est ce qu’il faut qu’on ajoute à la réalité pour qu’elle devienne objet d’art ou de littérature. Mais l’esprit a passé de mode. Qu’est-ce qu’un homme d’esprit ? « une manière de bouffon qui florissait encore sous le second Empire ! « Prenez garde : les homme d’esprit servaient à quelque chose. Il y a de soties idées qui aujourd’hui font leur chemin de la façon la plus dangereuse et qu’une douzaine de railleurs, jadis, auraient arrêtées promptement, blessées, tuées : « on n’est pas tranquille à la pensée de ce qui arrivera lorsqu’il n’y aura plus personne pour se moquer du monde. » Respect à la maréchaussée indispensable des railleurs !


Voilà quelques-uns des principes littéraires de Filon. Ses nouvelles surtout sont charmantes. Et elles ne sont pas d’un imitateur de Mérimée ; ni, je l’avoue, d’un autre Mérimée ; du moins avait-il emprunté à ce grand écrivain, qu’il a connu, — qu’il entendit, un soir, à Saint-Cloud, lire Lokis devant l’impératrice, — l’art du récit rapide, bien en faits et qui met dans la vive réalité sa signification. Les nouvelles d’Amours anglais et de Vacances d’artiste peignent, en anecdotes, les mœurs d’Angleterre et de France. On y rencontre beaucoup de braves gens, et d’autres. Ne craignez pas les braves gens de Filon : car les braves gens qu’on a su voir avec esprit sont plus amusans que les coquins. Le coquin n’est pas compliqué : l’honnête homme l’est bien davantage ; et c’est chez lui que vous ferez les découvertes les plus dignes de vous étonner, de vous divertir et, s’il vous plaît, de vous choquer, mais agréablement. Les décentes nouvelles de Filon, souvent, sont des merveilles d’ironie. « Je suis d’une génération à qui la vie s’est montrée peu clémente et qui en a gardé quelque amertume, » dit-il un jour aux mânes de Topffer. Et il s’accuse de manquer de bonhomie. Il a de la bonté. Il se moque et il pardonne. Il taquine ses personnages, mais il a pitié d’eux : et une Violette Mérian, petite institutrice à qui sans doute il fait endurer toutes les misères d’une existence malheureuse et dérisoire, il la récompense au bout du compte ; elle sera duchesse, par un mariage d’amour et, confessons-le, improbable. Ce dénouement, c’est de l’optimisme ? Et l’auteur a voulu séduire nos bonnes volontés, en nous présentant la vertu récompensée ? L’auteur sourit, avec un peu plus de tristesse que de crédulité. Il vous invite à consentir que la vertu n’est pas toujours punie : les hasards n’ont pas tant de méthode.

Sauver à tout prix le réalisme, c’est constater que le réalisme ne va pas bien, c’est aussi faire profession de réaliste. Et Filon cherche la réalité, il la trouve. Il est réaliste dans ses romans d’histoire, L’Elève de Garrick et Renégat, tous deux empruntés à l’histoire d’Angleterre et composés avec le plus méticuleux souci de l’exactitude, — « miettes d’histoire que j’ai rapprochées à la manière des anciens mosaïstes ; » — et le second. Renégat, est un épisode du temps de Marie Stuart : il a écrit une vie de la reine d’Ecosse, où le détail des événemens est discuté sans paresse, et le roman contient la même vérité. Il est réaliste, à sa manière la meilleure, dans ses Contes du Centenaire, qui sont peut-être son chef-d’œuvre : lisez Sylvanie. Ces contes, qu’il a publiés en 1889, commémoraient le centenaire des temps qu’on appelle nouveaux. Il les a dédiés à un grand-père qu’il n’a point connu, né à la veille de la guerre de Sept ans, déjà un homme lorsque M. Linguet sortit de la Bastille, et horloger dans la rue Saint-Denis, confrère ainsi de M. Caron de Beaumarchais : seulement, M. Caron de Beaumarchais fit des pièces de théâtre, non des pièces d’horlogerie.

Claude-François Filon, le grand-père, épousa une fille noble : à cette union, le petit-fils doit « d’aimer passionnément les deux Frances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, d’évoquer le bon vieux temps avec autant de piété qu’il apporte de sincère ardeur à jouir du présent. » Mais, dans la maison de Claude-François Filon, l’ancien régime et le nouveau ne firent pas très bon ménage : « il en a été de même dans le pays tout entier. » L’on aperçoit les dispositions du conteur : il n’est point, au sens injurieux qu’on donne à ce mot, un réactionnaire ; et il n’est pas de ces tenans de l’improvisation qui se flattent de croire que la France naquit la nuit du 4 août peut-être ou bien, trois ans plus tard, le 10 août. Dans un petit ouvrage qu’il a destiné à la bibliothèque des écoles et des familles : Nos grands-pères, il parle aux enfans : « Surtout, vous qui êtes la France nouvelle, ne laissez jamais calomnier devant vous la vieille France, car elle est votre mère ! » Ce sentiment de la continuité, il l’ajoute au poétique et tendre sentiment du passé. Et c’est la grâce de ces contes, où l’anecdote et le décor, la fantaisie et la pensée forment une harmonie parfaite et ont tant de vérité attrayante et persuasive.

Du réalisme ? Ces deux romans, Babel et Sous la tyrannie, sont bien des romans réalistes, si l’on entend par là, non pas une gageure de trivialité assommante, mais un intelligent essai de peinture exacte. Babel, c’est, dans Londres et aux alentours, la vie des réfugiés de tous pays et notamment d’une famille de « victimes du Deux Décembre. » Le 2 décembre a eu d’heureuses victimes : celles-ci sont à plaindre, et sont absurdes, prises par toutes les folies et toutes les calamités. Sous la tyrannie, c’est, à Paris, le monde de l’opposition républicaine sous l’Empire ; c’est le mélange des nobles rêveries et des hâbleries les plus démoralisantes. Il y a là des types mémorables. Celui d’un pauvre pédagogue de lycée, que la philosophie tourmente, et qui meurt sans avoir accompli aucune de ses méditations. Découragé ? Non ; il garde la force d’affirmer, aux derniers jours, sa devise et de citer du grec : « Kindunos kinduneutos ; c’est l’espoir qui doit nous fasciner, c’est la chance qu’il est beau de courir ! » Il ne maudit pas sa découverte : « c’est que le dévouement n’est pas la fantaisie des belles âmes, mais le devoir strict, la loi universelle, la nécessité souveraine et absolue... » Le type du démagogue très habile et qui fait valoir la démagogie, la fait valoir à son profit. D’ailleurs, tout prêt à se rallier, si l’Empereur y met le prix. Mais, à l’instant de causer avec le « tyran » seul à seul, il s’intimide : « Je ne suis brave que quand il y a du monde. La solitude m’ôte mes moyens... » Le type d’un ancien émeutier devenu sous-préfet très volontiers : « Le premier jour que je suis sorti en voiture avec une escorte, pour aller à l’inauguration d’un abreuvoir, quand le portier est venu me dire : Les gendarmes sont là ! j’ai eu un mouvement pour me sauver... » L’habitude ! Il ne connaissait de gendarmes que pour l’arrêter.

Filon, l’ennemi du réalisme, est, dans ses romans, un peintre de la réalité. Filon, qui se méfie de l’idéologie et qui supplie le romancier de ne pas patauger dans les grands problèmes, ses romans sont tout pleins d’idées ; et l’une de ses nouvelles, La Malle du capucin, n’est-elle pas un conte philosophique où la valeur de la science est en cause ? Et Filon, qui déteste la politique, malfaisante et la « pire ennemie » de la littérature, son roman Sous la tyrannie ne la refuse pas et fait bien de ne pas la refuser, quand il s’agit de copier d’après nature certains gaillards, dont l’un se console et, mieux, se pourléche, durant l’autre guerre : « Bismarck pourrait nous consoler de Blücher ; les Prussiens nous ont apporté la monarchie en 1815, pourquoi ne nous apporteraient-ils pas la République en 1870 ? » Eh bien ! Filon se contredit ? Pas du tout ! La littérature a besoin de réalité ; elle a besoin d’idées, et d’idées pures ou philosophiques, et d’idées incarnées ou politiques. Mais elle doit dominer sa matière, non la subir, et imposer à cette matière qui est à sa disposition l’esprit. Cela, c’est précisément l’art. Et Filon prétendait que l’art, en dépit de toutes considérations de doctrine ou d’école, fût sauvegardé. Il a été un artiste ingénieux, attentif, et laisse, en témoignage de son effort qui l’amusait, une œuvre charmante.


Son dernier livre est une vie du Prince Impérial, écrite avec un soin religieux, avec une simplicité exquise et avec une émotion discrète. Il avait rassemblé tous les documens possibles, et il possédait principalement ses souvenirs, nets comme au premier jour et consacrés par le temps. Il n’apparaît, dans ce récit, que pour dire : « Voici ce que j’ai vu autrefois, ce que j’ai entendu, ce que j’affirme... » Son rôle, je ne dis pas qu’il le diminue ; je n’en sais rien : mais le scrupule avec lequel il s’efface est d’une qualité qu’on ne veut point gâter par des éloges. Ce n’est pas fausse modestie, de sa part, et ce n’est rien de telle sorte, quand il se demande s’il a été parfaitement le précepteur qu’il fallait au jeune Prince : ne fut-il pas « trop de la cour, » trop mêlé à la vie politique et mondaine de la famille impériale ?... Mais le Prince, par tant « le mérites qui le rendaient bien digne de régner, prouve qui lui. le maître, avait accompli sa tâche sans faute ? Non, réplique-t-il, « cette louange, qui me serait douce, je ne puis l’accepter. Je n’ai pas formé le Prince. Personne n’a formé le Prince. Le Prince s’est formé tout seul... » Et, en effet, le livre montre comment cette âme, d’abord un peu lente, s’épanouit, fleurit d’elle-même... « Ai-je fait tout mon devoir, rien que mon devoir ? Un autre n’eût-il pas mieux fait ?... Trente-six ans ont passé et cette question, — la plus grave qui se soit jamais posée devant ma conscience, — revient encore l’agiter... » Une telle incertitude répondrait à la question qui la provoque, si les plus fines délicatesses du cœur et de la pensée ne se savaient plus précieuses que le calme.

Et la tristesse de ce livre est celle que Filon n’eût pas toléré d’éconduire : la tristesse d’une espérance où il ne voulait compter pour rien, d’une espérance qu’il préférait à lui-même, et d’une espérance morte.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Les mariages de Londres (Lachaud, 1875) ; — Histoire de la littérature anglaise (1883) ; — Nos grands-pères (1887 : — Amours anglais (1888) ; — Contes du centenaire (1889), — Violette Mérian (1891, Hachette) ; — L’élève de Garwick (1891, Colin) ; — Le chemin qui monte (1893, Hachette) ; — Profils anglais (1893, Calmann-Lêvy) ; — Mérimée et ses amis 1894. Hachette) ; — Renégat (1894, Colin) ; — Le théâtre anglais (1896), — Babel (1898, Calmann-Lévy) ; — De Dumas à Rostand (1898, Colin) ; — Mérimée (1898, Hachette) ; — Sous la tyrannie (1899. Calmann-Lévy) ; — La caricature en Angleterre (1902), — Vacances d’artiste (1907, Hachette) ; — Marie Stuart (1910), — L’Angleterre d’Edouard VII (1911, Édition d’art et de littérature) ; — Le Prince impérial (1912, Hachette).