Augusta Holmès et la femme compositeur/13


XIII

La lyre d’Augusta Holmès.
La Musique.
Son influence sur les Compositeurs.


Holmès avait trois cordes à sa lyre, estimant sans doute suffisant ce nombre favori des sorciers et de Cadet Roussel. C’étaient la corde passionnée, la corde patriotique, et la corde chrétienne, cette dernière moins développée que les deux autres. Certes, l’amour, le courage, la religion sont de puissants moteurs, ils sont loin de satisfaire à tout ce que la musique peut réaliser pour notre enchantement.

La Musique éveille des impressions si nombreuses, se confond avec tant de sentiments, s’identifie à tant de sensibilités, évoque tant de pensées, de souvenirs, d’aspirations, d’émotions, que les adjectifs et noms au complet du vocabulaire ne réussiraient pas à l’étiqueter clairement. Non seulement elle répond à tous les états de l’âme, mais elle crée des états précieux pour l’âme, que dis-je ! elle crée une âme, âme d’élite ou âme d’élu chez qui la goûte pleinement et s’y voue.

Shakespeare a écrit : « L’homme qui n’a pas de musique en lui-même est capable d’intrigue, de brigandage et de trahison ! ne vous fiez pas à cet « homme[1] ! ». Cette opinion peut passer pour une boutade vis-à-vis de qui n’aime pas la musique ; ses fervents en jugent autrement, et sans charger de tous les péchés du monde le barbare philistin impénétrable au plus captivant, au plus répandu des Arts, il faut bien reconnaître que cet homme-là est un inférieur, soit par l’intelligence, soit par le cœur, à coup sûr par les satisfactions qui lui sont permises puisque celles que procure la musique n’existent pas pour lui.

Dans le camp opposé je ne prétends pas attribuer l’absolue perfection à la totalité des musiciens. Mais d’abord ce titre est fréquemment usurpé sans justification. Il existe une foule de gens nuls, en quête d’une apparence de raison d’être. « Amateur de musique » ne se met pas encore sur les cartes de visite, mais ça tient lieu de nom et de profession. « Musicien » atteint à une allure noble dans la simplicité, « Artiste » a du prestige, « Dilettante » est excessivement select, et la qualité de Mécène confère à qui peut s’en prévaloir des mérites surnaturels !!

En faisant servir un culte à de mesquines prétentions on le diminue forcément aux regards superficiels et on déplaît aux plus perspicaces ; cependant si on le tire un peu à soi, on se hausse aussi un peu à lui et, en somme, pour déplaisants qu’apparaissent ceux qui se posent en dignitaires de l’art sonore, ils eussent, sans musique, été pires. Ce qui les aggrave, c’est l’importance que, par intérêt ou par sottise et snobisme, on accorde à tous ceux qui portent le nom d’artiste ; le jour où public, et surtout journalistes, ne flatteront plus à outrance de ternes représentants de notre grand art, les « imitations » disparaîtront comme des mouches à qui on enlève toute pâture, et les « vrais » bénéficieront d’une sympathie sans arrière-pensée et de la franche admiration dont ils sont dignes entre tous. Oh ! je sais que la culture d’un art, quel qu’il soit, et les dispositions y correspondant, dénotent quelque supériorité dont la musique n’a pas le monopole. La science recrute aussi des adeptes. Comparez pourtant l’ensemble des artistes musiciens avec la généralité d’écrivains, de comédiens, de peintres ; à moins d’exception ou de raisons partiales opposées à ma thèse, vous reconnaîtrez que les musiciens l’emportent en tenue, en dignité, en valeur morale, parce que l’art qui les guide est l’art le plus pur.

Tandis que la littérature recèle si souvent un foyer de corruption pour l’écrivain et pour le lecteur ou l’auditeur, quelle que soit la valeur de l’œuvre, souvent même à cause de sa valeur ; tandis qu’avec une excuse analogue mais plus sincère, la peinture ne tient aucun compte de la décence ou, pour échapper à la banalité, tombe facilement dans un réalisme brutal laissant une impression toute contraire de réconfortante, la musique prédispose uniquement aux aspirations élevées et nous charme sans servir aucun mauvais penchant. Je ne sais comment on l’a parfois traitée d’art « sensuel », c’est le plus chaste, c’est le plus sain, s’il n’est pas déformé par l’adjonction de paroles, de situations scéniques, de mimiques d’une suggestion trop recherchée, malheureusement, d’un certain public. Prenez le morceau le plus évocateur, semble-t-il, dans cet ordre d’idée, mais sans rien savoir du sujet qu’il illustre, et ce morceau, réduit strictement à sa forme symphonique, n’offrira à l’esprit rien de grossier ou de dangereusement démoralisant.

Que la musique éveille, stimule l’enthousiasme, la tendresse, la poésie latentes en nous, je ne songe pas à le nier, mais qu’y a-t-il de répréhensible à cela ! Ce ne sont pas ces sortes de sentiments qui amènent la déchéance et qu’il faut prohiber ; on peut en revenir déçu, on ne s’en trouve pas diminué ; on peut en souffrir, ce sont des souffrances que l’on ne voudrait immoler à aucune joie ; on peut en abréger ses jours, on en a vécu plus que par un siècle d’apathie, et Berlioz a dit justement : « La musique et l’amour sont les deux ailes de l’âme ! »

Si nous observons la mentalité, la conduite des musiciens célèbres, nous sommes frappés de leur supériorité. Beethoven était un saint, Schumann possédait la plus belle, la plus attachante nature, sa vie fut tout en labeur, en tendresse, en fière indépendance, vouée jusqu’à la plus complète abnégation à l’art qui devait le conduire à la folie, mais à la divinité, à la mort, mais à l’immortalité. Vaillance prodigieuse, courage, désintéressement, dignité, bonté, sont qualités communes aux Bach, aux Hændel, aux Weber, et à presque tous les maîtres de la musique. Plus près de nous, César Franck semble un apôtre ; Berlioz, malgré une irritation douloureuse provenant d’une extrême sensibilité exaspérée par de cruelles injustices, ne s’abaisse jamais et nous émeut comme un sympathique héros. Chopin, guetté par la mort et martyrisé par la vie, demeure une figure da tendresse, de charme et de poésie, qui, pas une fois, ne nous attriste par une faiblesse, ainsi que le fit notre adorable Musset. Il faudrait en nommer beaucoup d’autres ! Je cite encore Antoine Rubinstein, dont tout à l’heure j’évoquais le souvenir. Nul n’était plus joueur que lui, et l’argent, qu’il gagnait à profusion, s’évanouissait sur les tapis verts ; du jour où il se maria, il ne toucha les cartes qu’en partie d’amis sans un centime d’enjeu. Mais sa charité ne se dérobait jamais. Lors d’une série de concerts lui rapportant cinq cent mille francs, il laissait cent mille francs pour les pauvres ; un jour il fit cette réponse typique à son secrétaire lui signalant une foule de demandes d’aumônes en l’engageant à n’en point tenir compte : « Si, si, donnez à tous, et pas trop peu ».

Avec Wagner il faut un peu séparer l’homme de l’artiste, mais quelle admirable intelligence, quelle énergie, quelle organisation, quel véritable surhomme ! D’ailleurs, en général, les musiciens sont supérieurs, non seulement moralement mais intellectuellement, et leurs connaissances, leurs aptitudes, en dehors du don musical, s’affirment remarquables. Beaucoup écrivent à faire pâlir les meilleures pages de professionnels de la plume ; Berlioz se montre hors ligne, on a de lui des écrits plus émouvants, poignants, colorés que n’importe quel récit d’auteur célèbre[2] ; il fut aussi critique de grande valeur. Schumann également, dans une revue qu’il avait fondée[3], combattit toute sa vie pour la bonne cause artistique avec le style le plus expressif, l’esprit le plus aiguisé, le jugement le plus élevé. On a encore de lui des lettres qu’un littérateur ne désavouerait pas.

Liszt, à qui on peut reprocher sa vie trop accidentée et surtout un caractère enclin à une pose grandiose, écrivait avec un lyrisme et un éclat assorti à son jeu dont Berlioz a donné une frappante idée quand il s’exprime, en parlant du célèbre Hongrois, de la façon suivante : « Au piano il brille comme l’éclair, éclate comme la foudre et laisse après lui une odeur de soufre ! » Beethoven a laissé des lettres où la beauté des pensées, la délicatesse des sentiments, la noblesse du caractère se manifestent par les expressions les plus heureuses et une simplicité charmante. L’œuvre littéraire de Wagner est considérable, de ses sujets mythiques se dégage une philosophie très profonde et souvent très humaine.

De nos jours, Saint-Saëns manie le vers et la prose avec autant d’élégance et de clarté qu’il traite un poème symphonique ou qu’il varie un thème de Gluck ; les articles de Xavier Leroux ne prouvent pas moins de netteté dans le jugement et dans l’expression que de zèle pour la bonne cause musicale, et on ne compte plus les musiciens dont la signature suit les critiques les plus appréciées, ni les compositeurs s’acquittant remarquablement de leurs libretti.

Holmès fut parmi les premiers à se passer d’un librettiste ; elle suivait l’exemple de Wagner, ne se montrant pas maladroite, et ses poèmes, ses vers ne sont pas sans mérite.

Quels sont les poètes qui mettent leurs poésies en musique, Opéra ou Romance ? Jean-Jacques Rousseau se présente peut-être, lesté du Devin du Village ! Ah ! le beau bagage à placer dans la balance en contrepoids de l’œuvre littéraire de Wagner ou de Schumann, des admirables lettres de Beethoven ou des sublimes pages de Berlioz ! Non, monsieur Jean-Jacques ! à aucun titre vous n’êtes digne d’approcher de ces hommes d’honneur et de génie ! vous êtes l’auteur de la Nouvelle Héloïse et d’Émile, votre influence fut pernicieuse, votre exemple honteux, vous n’honorez ni les littérateurs, ni la musique, comment oseriez-vous frayer avec nos loyaux défenseurs d’idéal et de beautés[4] ?

En résumé l’écrivain semble incapable de se doubler d’un véritable musicien ; chez le musicien on trouve presque toujours une surabondance de facultés, développées, sans doute, par la musique et qui se déversent sur la littérature, prose, vers, philosophie, critique.



  1. « The man that hath no music in himself is fit for treason, stratagems and spoils. No such man be trusted. »
    (Shakespeare.)
  2. Entre autres récits pathétiques Berlioz raconte qu’une nuit le plan, les motifs principaux d’une symphonie se présentèrent à son esprit, avec une précision, une vivacité exceptionnelles. Il se leva et allait noter son inspiration, quand il songea que, s’il entreprenait une œuvre de cette importance, elle l’absorberait pendant des mois et que, pour s’y consacrer comme il le fallait, il négligerait, abandonnerait un travail payé, grâce auquel il possédait l’argent nécessaire à l’existence. Pour lui, il s’en fût passé, n’importe comment, mais sa femme était malade, des soins onéreux s’imposaient pour, au moins, adoucir ses souffrances… Alors il se passa cette chose sublime et monstrueuse : Toute la nuit Berlioz lutta contre l’idée obsédante, la repoussant, s’obstinant dans les ténèbres à ne pas l’écrire, à faire taire, à tuer la voix merveilleuse qui chantait dans son âme ! Vers le matin, brisé par une résistance surhumaine, il tomba dans un sommeil pareil à la mort… et quand il reprit conscience, la divine inspiration s’était envolée…

    On se demande quelle énergie put permettre un pareil sacrifice, on en demeure plus bouleversé que par l’aspect d’un tragique suicide !

  3. Neue Zeitschrift für Musik (Nouvelle Revue Musicale) dont le premier numéro parut le 3 avril 1834.
  4. Pauvre Rousseau ! écrit Berlioz dans ses Mémoires, qui attachait autant d’importance à sa partition du Devin du Village qu’aux chefs-d’œuvre d’éloquence qui ont immortalisé son nom, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le trio des Parques avec les petites chansons, les petits flons-flons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède !