Au service de la Tradition française/Au général Pau

Bibliothèque de l’Action française (p. 241-248).

Au général Pau[1]



Général,


Il nous incombe d’accomplir une mission plus périlleuse que la vôtre : vous n’avez qu’à paraître, il nous faut parler.

Venu de France par l’Empire britannique, vous avez voulu donner quelques jours à notre province canadienne, point d’arrêt sur la route du souvenir français. L’élan que vous avez trouvé ailleurs se fait ici plus vif. Vous êtes chez vous dans les mots qui vous accueillent.

Votre visite nous est chère à tous vos titres. Votre modestie ne saurait espérer que nous n’évoquions pas, à vous regarder, le tableau dont vous êtes, pour nous, soudain détaché. Vous avez commandé. Il vous appartenait de jeter dans l’angoisse des premiers communiqués ces trois mots que l’avenir a tenus : « Les Français en Alsace ».

Ceux qui connaissent la France parce qu’ils l’aiment n’ont pas eu de peine à la retrouver dans l’union sacrée qui s’est faite en vous, par vous. Insoucieuse aux yeux de certains, elle s’est restée fidèle. Sa jeunesse était ardente et prête. Pour elle, le petit-fils de Renan avait écrit la Veillée des Armes où la pensée individualiste, germée de Hégel et un instant propagée depuis les traductions de Nietzsche, se renonçait dans la rude acceptation de la discipline militaire. La jeune France entrait dans la carrière où les aînés vivaient encore.

Au moment où la guerre éclata, que l’on croyait impossible, chacun de nous s’interrogea sur votre pays. Nous cherchions, — vous verrez peut-être là une sympathie naïve — à distinguer ceux d’entre vos guerriers qui avaient connu la mêlée. Nos pensées s’arrêtaient plus longuement sur les officiers de vos conquêtes coloniales et sur les anciens lieutenants de 1870. Leurs noms étaient notre confiance. Le vôtre en est toujours. Vous aviez, peu avant, refusé le commandement suprême ; et fait passer en Joffre l’âme de votre choix. Délégué de l’armée, vous aviez appuyé, auprès des représentants de la Nation, la loi de trois ans. Au seuil de la retraite, ne vous réclamant que de votre conscience et de l’affection de vos soldats, vous aviez refusé l’épée d’honneur que l’on vous offrait : vous aviez la vôtre. Vous gardiez la foi qui est la vie. « Le triomphe est certain, disiez-vous, mais il faut que l’on sache que la lutte sera rude et difficile. Refusons-nous donc à des joies trop promptes et sachons que la sérénité, l’endurance, le sang-froid dans l’épreuve sont nos plus hautes vertus. Le reste va de soi, c’est-à-dire la fureur au combat, le mépris de la mort ». Vos paroles ont une parenté de source avec celles qui ont immortalisé l’ordre du jour de la Marne. Comment la France ne se serait-elle pas abandonnée à ces directions ? Aussi bien, le Credo, que récitait Henri Lavedan dès le 25 août 1914, porte-t-il le souffle de ce premier article : « Je crois au courage de nos soldats, à la science et au dévouement de nos chefs ».

Le reste alla de soi, comme vous aviez pensé. Pour combattre, la France généreuse et hardie s’enveloppa d’un morceau d’horizon. Ce n’est pas à vous qu’il sied de rappeler la valeur du soldat français, que vous avez formé, que vous avez tenu libre sous vos ordres, que, depuis les débuts, dans les moindres actes, vous admiriez avant nous. Vous comprendrez tout notre sentiment, sachant que notre joie profonde fut de croire, au dire de ceux qui ont conduit les nôtres au feu, que quelque chose en eux les rapprochait des Poilus de France, vos enfants.

Mais ce qui nous retient dans vos paroles c’est que, négligeant le jugement hâtif du monde sur la savoureuse légèreté du Français, vous ayez renoué la tradition guerrière au moment décisif d’agir et posé votre regard de chef sur les qualités fondamentales de votre race : la sérénité, l’endurance et le sang-froid. Quelle vérité ! Ceux qui ont suivi la courbe de vos résistances se sont comme accolés à elle. Chaque minute, elle a vaincu le doute. Elle triomphe aujourd’hui, comme toutes les vérités doivent éclater : dans la réalité d’un fait. La France, au lendemain de la guerre franco-prussienne, avait songé à préparer, dès l’école, les forces nécessaires de l’avenir. Puis, les idées mêmes qu’elle répandait de très haut sur le monde avaient comme effrayé sa résolution. Par humanité, elle faisait le sacrifice de la revanche. Mais lorsque ceux de 1870, dont vous êtes, et leurs fils, eurent reconnu, à la lueur d’une agression qu’ils n’auraient pas voulu provoquer, que, cette fois encore, la France était d’accord avec l’humanité, ils les ont vengées toutes deux.

Endurance et sérénité, cela s’appelle en France : le sourire. C’est le sourire que le dessin de Forain fit courir sur la France et qu’une légende accentuait : « Pourvu qu’ils tiennent. — Qui ça ? — Les civils ! » Les civils ont tenu. Ce fut une des leçons de la guerre que cette harmonie de toutes les forces, rivées au combat. Au-delà du mur flexible des armées, la Nation s’organisa à leur exemple. Chacun comprit son devoir et s’y adapta. La victoire pouvait dépendre du plus humble, car la tâche était commune. Il fallait des armes, des munitions et des vivres ; des hôpitaux, des usines et des transports. Il fallait la pensée, la science et l’action ; et jusqu’aux sollicitations de l’art. Ce fut un faisceau. Ce travail plus obscur n’en fut pas moins admirable. Soldats, savants, penseurs, industriels, financiers, travailleurs et paysans, tous se firent le peuple ; et celle-là qu’il n’est pas permis de toucher d’un qualificatif de peur, comme on a déjà dit chez vous, « de peur de l’abîmer », qui assuma la tâche, dont la dualité paraît surhumaine, de souffrir et de consoler : la femme française. La France fut splendide. Elle a tenu pendant que les petits peuples avaient conscience de l’aider dans sa force en lui donnant leurs suprêmes résistances. Elle a tenu sitôt que la Belgique eut allumé sur les hauteurs de Liège les feux de son héroïque vigilance. Elle a tenu quand l’Angleterre, gagnée par les ressacs de cette formidable mêlée, forgeait par à-coups ses armées et gardait, presque seule, la liberté des mers. Elle a tenu jusqu’à ce que les Dominions habitués aux distances les franchissent et jusqu’à ce que l’un d’eux lui ramène ceux de son sang. Elle a tenu pour que l’Italie joignît à la justice de rester neutre le geste de ne pas demeurer impassible. Elle a tenu jusqu’au retour de Lafayette, jusqu’au jour où les États-Unis, cessant d’être un pays jeune, lui ouvrirent les ressources de leur impatiente énergie. Elle a barré la Marne, dressé Verdun, pavé les plaines du Nord. Elle a tenu : elle tiendrait encore. Et, Général, si l’on cherche une formule qui ramasse toutes les fibres de cette lutte, que votre expérience militaire me permette celle-ci : les alliés ont gagné vaillamment une victoire que la France a permise.

C’est fini. Vous avez posé les armes, ayant conquis la paix. Vous écriviez à votre mère, en 1870 : « Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis inquiet… et puis notre pauvre Lorraine et notre pauvre France ». Nous sentons toute la consolation que la victoire apporte à votre vie : soyez sûr que le peuple qui vous acclame aujourd’hui la partage et l’honore.

L’œuvre de la France se poursuit. Vous ne pouviez pas vous en désintéresser. Aussi bien vous retrouve-t-on, représentant militaire, en Russie, en Roumanie, en Serbie, en Italie. Vous étiez hier photographié en Suisse. Vous arrivez d’Australie et vous êtes au cœur du Canada français. Général, votre fortune est singulièrement celle de la France. Blessé et victorieux comme elle, voilà que vous faites, après elle, la conquête du monde. Ce journal de Rome, dont on nous a conservé le texte, l’avait déjà pressenti « Les foules, disait-il, avec la rapidité de l’éclair et la violence d’un instinct vraiment sain, ont deviné la France à travers le geste, le sourire et l’émotion du général Pau. » Nous pensons tous ainsi, quoique gens du Nord ; et peut-être d’un peu plus près encore, car nous fûmes de Bretagne et de Normandie, sinon même de l’Anjou et de la Saintonge.

On faisait allusion récemment, en France, à ces postes de télégraphie sans fil qui enregistrent la pensée lorsqu’ils sont accordés. Vous joignez Général, un poste dès longtemps accordé à la civilisation française. Votre œil habitué eût pu s’en convaincre, si même vous n’aviez eu pour compagnon de route celui qui a le mieux compris le Canada, M. André Siegfried. Pays français, et plus profondément encore qu’il ne paraît ; et par des manifestations dont nous-mêmes nous restons parfois étonnés ; par ses attitudes, son esprit, sa langue, ses lois, ses mœurs, et, plus intimement, ses coutumes et son cœur ; et même par ses défauts qui sont, sans doute comme chez vous, ceux de ses qualités, en sorte qu’il est bien humain qu’il les chérisse également. Bien des fois, cette âme s’est exprimée. Pourquoi faut-il que vous n’ayez pas pu entendre celui qui symbolise notre race, que la mort a vainement touché, qui demeure dans tout le rayonnement de sa vie parce qu’il fut, aussi lui, de la lignée des chefs, Sir Wilfrid Laurier.

On prétend que la science songe à rapprocher du sol les longues antennes de ces postes et que bientôt nos appareils nous sembleront aussi bizarres que celui de l’ancêtre Claude Chappe. C’est le progrès. Pour une fois, sachons nous y refuser. Gardons très hautes les antennes, tournées vers l’infini, dans l’attente et la quiétude de la vérité. Au-dessus des personnalités, des circonstances immédiates, des nécessités passagères, des querelles faciles, nous nous rencontrerons plus sûrement, nous serons mieux accordés dans le pur domaine de l’idée, réalité affinée ; de l’idée issue des choses et principe des choses, en qui se perpétue le monde que votre épée a défendu.

Ainsi nous vous retrouverons. Permettez-nous Général, de lever nos verres à votre carrière.

Mesdames et messieurs, au lieutenant Gérald Pau qui, blessé à Woerth, le 6 août 1870, et glorieux mutilé, retourna par deux fois au drapeau ; soldat depuis lors et général en 1897 ; membre du Conseil supérieur de la guerre ; sentinelle de frontière au 20e corps ; artisan silencieux de la Revanche ; premier vainqueur d’Alsace ; à l’un des Tigres de l’armée française.

  1. Discours prononcé le 3 mars 1919, au dîner offert au Général Pau et à la mission française.