Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/30

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 858-865).
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XXX


La pendule faisait, lentement, lourdement, tic-tac dans la maison de garde, et le son s’entendait partout, comme si du plomb tombait goutte à goutte sur le sol.

Il y avait dans la tête de Jella un trouble sourd qui l’empêchait de penser et elle éprouvait la sensation d’avoir reçu dans la poitrine un grand coup dont la douleur était encore vague. Elle avait été blessée et n’osait regarder la blessure. Elle redoutait la minute où elle allait se rendre compte de tout. Parfois, il lui semblait qu’elle aussi était partie, et se trouvait ailleurs, — quelque part, au loin, et elle ne pouvait retrouver le chemin qui la ramènerait à elle-même.

Elle était assise, les yeux inanimés, près du foyer. Elle écouta le tic-tac de la pendule, puis se leva indifférente, alla vers la fenêtre, s’accrocha au petit rideau rouge, le serra longtemps dans ses mains, en faisant un effort incompréhensible qui la fatigua, tandis qu’elle regardait la pluie. L’eau glissait épaisse sur les carreaux, telle de l’huile. Du côté de la forêt, les gouttes tombaient uniformément, comme si une quantité de fils de fer mouillés avaient été tendus entre le ciel et la terre. Fils brillants de la pluie ! Jella se figura tout à coup qu’elle était dans une prison. Elle ouvrit brusquement la porte. Elle s’élança contre l’averse, comme si elle avait voulu déchirer le filet de fer pour redevenir libre.

Elle marcha plus lentement dans la forêt détrempée. Sa blouse se colla, toute mouillée, à sa poitrine. Le brouillard de sa pensée s’allégea un peu. Là, sous les arbres, le souvenir d’André était plus proche. Quelque chose de lui était resté parmi les arbres. La forêt, témoin de leur amour, répétait dans ses gémissements les paroles d’autrefois.

— Andrya !… Mais moi je t’aime !

C’est tout ce qu’elle pouvait penser. C’est tout ce qu’elle savait de précis. Le reste n’était qu’un demi-rêve trouble et inquiet.

Puis, un jour, elle se réveilla. Elle marchait avec ses chèvres sur le flanc de la montagne. Au milieu des racines nues, des champignons rouges brillaient. Dans le soleil d’automne, un buisson de sorbier saignait sur la muraille de roc. Jella regarda dans le sous-bois. Elle entendait depuis longtemps du bruit dans le hallier, lorsque soudain, le bas des arbustes s’agita. Maigre et boueux, Sajo se glissait sur le sol.

La respiration de Jella s’arrêta, comme si elle avait vu un spectre. Elle regarda fixement derrière l’animal, mais personne ne vint à elle de la forêt. Ses yeux se voilèrent, puis elle les reporta de nouveau, avec une haine fielleuse, sur le chien de la puszta.

À présent elle aurait pu le frapper, l’anéantir, pour qu’il n’en restât plus trace. Son visage devint cruel ; sa main fit dans l’air un mouvement, comme si elle coupait brusquement quelque chose avec un couteau.

Sajo laissait pendre tristement son cou et se mit à gémir. Le son de cette voix fit retomber le bras de Jella. Elle aussi entendait dans sa poitrine un gémissement tout à fait semblable.

— Il t’a aussi abandonné ! Toi aussi !

Et soudain, la femme solitaire et l’animal sans maître se sentirent pareils dans l’abandon…

— Sajo ! mon chien Sajo ! — bégaya-t-elle, comme elle l’avait entendu faire à André. Et lorsque le chien se frotta contre ses genoux, elle oublia qu’il était de la puszta, elle oublia tout, elle savait seulement qu’il avait appartenu à André et comme si elle cherchait sur la tête touffue de l’animal les traces de la main du jeune homme, elle y appuya son visage. Alors, elle éprouva toute la douleur du coup qui n’avait fait que la lanciner sourdement.

Sajo devint le chien de Jella. On pouvait parler avec Sajo. André aussi lui parlait, et la femme lui raconta bien des choses. Elle ne disait rien à Pierre. C’est à peine si elle le voyait. L’homme avait fort à faire. Le remplaçant d’André était inexpérimenté. La responsabilité pesait sur les épaules de Pierre, et il en était fatigué. Le soir, dans la cuisine, il se tenait sur le banc, aussi immobile qu’une machine au repos.

Jella se réjouissait qu’il ne demandât jamais rien. Elle aurait pleuré, si elle avait dû parler. Elle respirait lorsqu’elle restait seule.

Au dehors, des pas résonnaient autour de la maison. De petits coups de marteau sonores se rapprochaient sur les rails. Elle ne relevait pas la tête. Tout lui était indifférent. Lorsque Pierre entrait dans la chambre, elle était couchée sur le lit, les yeux fermés, comme si elle dormait.

À l’aurore, elle se glissait sur la pointe des pieds hors de l’étable. Elle appelait Sajo et conduisait ses chèvres. Elle se hâtait comme si elle devait aller à la rencontre de quelqu’un. Sa souffrance était si grande ! Elle aurait voulu la rejeter comme la pioche, après le travail, quand on est déjà très fatigué.

Elle restait assise, ramassée sur elle-même, et gémissait doucement dans le silence de la forêt. Elle descendait à toute vitesse la pente crevassée et criait son tourment dans le vent. Il lui semblait impossible qu’on pût souffrir ainsi, lorsqu’on n’avait ni faim, ni froid, lorsqu’on n’était pas malade. Son corps fondit, son visage se creusa, et comme si le grand feu qui brûlait auparavant dans ses yeux y avait laissé de fumeuses traces dévastatrices, des ombres tristes s’assombrissaient sous ses cils.

Septembre passa. Un soir Pierre lisait près de la lanterne, appuyé sur la table.

— C’est d’André. — Et il rejeta la lettre avec mauvaise humeur.

Jella s’appuya contre le chambranle de la porte et retint sa respiration comme si elle avait craint d’être trahie par son souffle.

Pierre reprit la lettre dans ses mains.

— Il est de nouveau malade. Il aimerait qu’on le laissât définitivement chez lui.

La voix tranquille de l’homme pénétra dans la tête de Jella comme un bruit aigu. Elle ne comprenait pas comment elle pouvait se tenir aussi droite, lorsque le seuil s’effondrait sous elle. Sa bouche se contracta.

— Alors, il ne veut même plus revenir ?

C’est ce qu’il écrit, — dit Pierre avec amertume — et pourtant, Dieu voit mon âme ! j’aimais cet André comme mon fils.

— Ton fils ?

Jella le regarda un moment sans comprendre, puis baissa la tête. Elle se sentit fatiguée, tout à coup, comme si elle aussi était vieille comme Pierre, comme si elle avait assez vécu ; comme si elle devait mourir bientôt.

Cette nuit encore, elle ne put dormir. Au dehors, de lourds trains de marchandises allaient et venaient. Les lanternes projetaient des rayons vacillants vers la femme. Elle était couchée les yeux ouverts. Elle regardait les rayons trembler sur la table, sur la couverture du lit, sur ses mains, et à travers le mur ils s’élançaient vers les ténèbres. Les timbres avertisseurs recommençaient à sonner sur le toit. Toujours de lents et noirs wagons se poussaient. Les crampons et les chaînes pendantes se heurtaient avec un bruit de cliquetis contre les traverses. Comme la nuit était cruelle et longue ! L’express secoua une seconde la maison du garde. Devant les fenêtres, des lézards enflammés se détachèrent de la ligne de feu, des étincelles volantes… Puis l’obscurité et le silence parurent s’épaissir. Jella pressa la paume de sa main sur sa bouche pour ne pas crier. Comme son front lui faisait mal lorsqu’une pauvre pensée se formait derrière lui !

— Il ne veut donc pas revenir !

Elle ferma les yeux ; elle était trop lasse pour essuyer ses larmes. Elle s’endormit. Mais un foret continuait à travailler dans sa tête ; il tournait sans arrêt, impitoyablement, et elle luttait contre lui en s’agitant dans ses rêves. Au matin, s’éveillant en sursaut, elle contempla avec effroi le plafond. Elle ignora, une minute seulement, ce qui allait tout de suite lui faire du mal…

Pierre était étendu sur le lit et dormait. Le garde ambulant fumait la pipe dans la chambre de service. Jella passa près de lui sans dire un mot. Elle marcha droit devant elle sur la voie. Elle se retourna, dans le tunnel, puis pressa de plus en plus ses pas. La terre était froide. Une femme lui cria quelque chose de la fenêtre de la maison de garde numéro 78, mais Jella ne comprit pas ce qu’elle disait ; peut-être ne l’avait-elle même pas entendue. Encore une maisonnette blanche au bord des rails, un pont en fer au-dessus de lit gorge. Elle regarda l’eau mais ne s’arrêta pas. La voie montait. Au delà parmi les arbres, on voyait un toit rouge. Les rails se séparaient, ils se multipliaient soudain et parmi des lampes naines à grosses têtes ils se croisaient comme les aiguilles d’un tricot.

Le mur jaune de la station se détachait durement du rocher gris. Devant lui, le sol était noir de poudre de charbon brûlé.

Un homme au visage couvert de suie roulait un tonneau derrière le bâtiment. Jella l’interpella :

— C’est ici que s’arrête le train qui va à la puszta ?

L’homme se redressa et se retourna ; puis il continua de rouler son tonneau en ricanant.

Jella entra dans la maison jaune. Derrière le guichet se tenait un jeune homme, les jambes écartées. Son pantalon était effroyablement étroit et quand l’homme bâillait, son col à liseré d’or s’ouvrait raide, des deux côtés de son menton. Il regarda insolemment la femme et lui demanda ce qu’elle voulait.

Jella connaissait bien ce regard ; les hommes l’avaient souvent fixée ainsi. Autrefois, elle s’en moquait, mais à présent, elle devint furieuse. Il lui sembla que le coup d’œil de cet employé, au col liseré d’or, avait sali sur elle quelque chose qui appartenait à André. Elle passa ses mains sur son sein.

« C’est le bien d’André. Tout appartient à André. Je suis à lui ! » Pour la première fois cette pensée lui était douce ; son corps se souvint brusquement et les souvenirs brûlaient son sang. Elle rassembla son courage. Jusqu’alors elle s’était imaginée qu’elle était venue ici pour demander au chef de gare de rappeler André ; mais, quand elle vit près du guichet un paysan qui prenait un billet, une autre idée lui vint :

— Je voudrais aller à la puszta, — dit-elle rapidement en rougissant, tant son désir était ardent. — Où faut-il descendre du train là-bas ?

L’homme au liseré d’or haussa les épaules.

— Ma foi, je n’en sais rien ; de ce côté le train s’arrête souvent.

Jella regarda dans l’air sans savoir que faire. Soudain, la puszta lui parut immense. Hélas ! elle ne savait même pas le nom du village d’André. Et sa pensée s’égara tandis qu’elle cherchait le jeune homme dans le monde qu’elle n’avait jamais vu.

Elle sortit, abattue. Une échelle était appuyée contre le mur de la maison ; lorsqu’elle passa dessous, elle se rappela que ça portait malheur. Puis, parce qu’elle avait aperçu un banc dans la salle d’attente enfumée, elle y entra pour se reposer. Une femme et un enfant étaient blottis l’un contre l’autre sur le banc et mangeaient du lard. Jella jeta un regard circulaire. Dans un angle, des mouches bourdonnaient au-dessus du poêle en fonte rouillée. Sur la balance, entre deux lampes extérieures, il y avait un bidon de pétrole gluant couvert d’étiquettes rouges et blanches. Une feuille à moitié arrachée de l’indicateur s’agitait avec un bruit de papier froissé, sur le tableau gris accroché au mur. L’enfant glissa à bas du banc. Il acheva de déchirer la feuille et en fit un petit bateau sur le sol. Jella s’assit près de la femme :

— Tu pars aussi ? — demanda-t-elle, après un long silence.

L’autre la regarda d’un air mécontent, et secoua la tête.

— C’est mon homme qui part. Il est en train de payer pour le billet. Nous sommes venus seulement jusqu’ici.

— Va-t-il à la puszta ?

— Est-ce que je sais, moi, s’il y là-bas une puszta ! Il y a des choses au delà de la mer.

Les idées confuses se troublèrent dans la tête de Jella. La femme et l’enfant se mirent à ricaner. Elle se retourna subitement vers eux.

— Et est-ce que l’homme part pour longtemps ?

— Hélas ! pour un très long temps ; mais ça passera tout de même… Nous sommes deux à attendre son retour. C’est moins dur.

Le paysan qui venait de prendre le billet cria derrière la porte. La femme se leva.

Jella les regarda. « Nous sommes deux à attendre son retour. C’est moins dur… Moi, j’attends toute seule ». Elle se pencha pour voir une fois encore l’enfant. L’homme galonné arrivait en flânant sur la voie. La terre semée de poussière de charbon craquait sous ses pieds. Jella ne l’attendit pas. Elle se mit en marche pour rentrer. Elle n’avait plus rien à faire là. Elle recommença la longue route, sans espoir, péniblement. De nombreuses baies rougeoyaient sur le buisson de sorbier. Sur le sentier, pendait la branche d’un pommier sauvage. Elle aussi était couverte de fruits. Jella passa sa main le long de la branche sans comprendre ce qu’elle éprouvait.

« Nous sommes deux à l’attendre… deux… » Ça lui fit singulièrement mal d’être seule à attendre. Elle pensa pour la première fois qu’elle pourrait aussi avoir des enfants. Dans son ardeur assoiffée, égoïste, elle n’avait voulu de l’amour que l’amour, c’est-à-dire les baisers… Et elle avait bu, et rien n’était demeuré de l’étreinte d’André, excepté le grand tourment…

Sa poitrine sifflait en haletant, comme si, avec chaque pensée, elle soulevait un poids lourd. Jella s’arrêta épuisée au bord de la route, et avec des yeux vagues elle regarda, au-dessus de la sapinière, un morceau de rocher qui se dressait isolé dans le ciel. Ce rocher était si dénudé, si désolé ! L’été, en passant, ne lui avait pas laissé un seul brin d’herbe… Pourtant, sur le versant et sur les buissons, les baies rougeoyaient ; les fruits étaient mûrs sur le pommier.

La lumière se fit brusquement dans l’être juvénile, dans l’être plein de vie de Jella. Le désir ancestral de la femme coula de sa pensée, de son sang, et à partir de cette minute, son sang désira ardemment, plus que jamais, André…

— Il faut qu’il revienne ! Il reviendra !

L’ancienne espérance monta de nouveau dans son âme en ondes invisibles.