Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/28

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 849-854).
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XXVIII


Les herbes étaient brûlées sur le grand mur de rochers blancs.

Les ailes d’un oiseau migrateur rompirent le silence au-dessus des gorges.

André à cette époque évitait la forêt. On ne le voyait plus dans l’auberge, il ne s’arrêtait plus aussi souvent qu’autrefois devant la maison de Pierre. Quand il était libre, il allait là où nulle verdure ne poussait plus, mais où le regard de l’homme pouvait au moins s’étendre au loin.

Crevasses grises, rochers suspendus dans la ravine desséchée par la chaleur, d’une blancheur d’os, les débris de cailloux glissaient vers le gouffre avec un faible tintement incessant.

Le gars cachait son visage dans ses mains. Il lui semblait entendre alors le bruit du vent dans les champs de blé. De temps en temps, en haut, dans les éboulements des rocs, une pierre branlante se détachait. Le chien levait le museau. André y portait aussi les yeux et se réjouissait que le bruit ne fût pas provoqué par un homme.

Le silence se fit de nouveau. Seul le caillou roulait doucement dans la grande solitude.

Depuis qu’André et le chien blanc s’étaient rencontrés, ils ne s’étaient jamais plus séparés. Si la cloche signalait un train, l’animal se tenait raide, devant la maison, comme s’il était également de service. Pendant les inspections de la voie, il cheminait près du jeune homme le long des rails, et vers le soir, lorsqu’André balançait ses jambes dans le fossé au bord du talus, Sajo s’asseyait à côté de lui et regardait fixement dans la même direction que son maître. Très rarement, ils se penchaient l’un vers l’autre, comme s’ils se disaient des secrets, puis une heure passait presque sans que ni l’homme ni l’animal ne bougeassent la tête.

Un jour Jella les observait depuis déjà un bon moment. Soudain elle entendit parler de leur côté. La femme ne comprit pas à qui s’adressait André. Elle ne pouvait le voir à cause des buissons, et il était seul en cet endroit.

Inconsciemment elle regarda dans l’air, comme si elle y cherchait quelqu’un.

Des hirondelles s’assemblaient dans le ciel bleu d’acier. Elles se frôlaient rapidement, comme les pierres lancées par des frondes. Sous les battements de leurs ailes, leurs corps brillaient, blancs, dans le soleil.

À cet instant la voix d’André s’entendit distinctement :

— Elles aussi me tirent…

À présent tout était clair. Jella sauta par-dessus les rails ; elle saisit à deux mains les épaules du gars :

— Pourquoi parles-tu toujours avec ton chien quand, avec moi, tu restes toujours muet ?

Elle éprouvait la même sensation que l’autre jour, au pont, lorsqu’elle se rappela la fille au visage brun. Elle regarda hostilement le chien. Elle aurait voulu lui faire du mal, le chasser pour ne plus le voir si près d’André. Elle empoignait toujours plus fort les épaules du jeune homme ; et comme il ne répondait pas, elle le poussa du genou :

— Mais enfin pourquoi l’aimes-tu ?

André prit dans sa main le museau humide et noir de Sajo et tourna vers lui la face du chien. Il sourit silencieusement, tristement, puis, soudain, son regard devint aussi profond que dans les premiers temps, lorsque Jella croyait qu’il plongeait dans un lointain illimité !

— Pourquoi je l’aime ? — dit-il d’un accent traînant, comme s’il s’étonnait qu’on pût demander pareille chose.

Il regarda, sans défiance, dans les yeux de la femme :

— Chez nous, il y a de pareils chiens dans l’Alfold.

Les cils de Jella frémirent. Une sorte de colère jalouse mordit de nouveau intérieurement son sein, et comme elle ne pouvait anéantir ce chien étranger, elle lui lança haineusement un coup de pied.

Le gars sauta debout. Son poing se leva comme pour frapper. Mais Jella ne l’attendit pas ; elle se mit à fuir avec effroi.

André ne fit qu’un pas ; puis il s’arrêta, croisa violemment ses bras sur sa poitrine, comme s’il avait voulu se tenir lui-même pour ne pas bouger de sa place. Il darda impitoyablement son regard du côté de la femme, et dans cette seconde, invisiblement, sans bruit, quelque chose mourut.


Le soir, Jella attendit en vain devant la maison de Pierre. Elle attendit aussi en vain dans la forêt. Le jeune homme n’alla pas la rejoindre, et pourtant les chaudes journées d’automne étaient si rares !

Au début de l’hiver un vent froid souffla par les montagnes. Les nuages descendirent jusqu’à la maison de garde. On pouvait y plonger les mains. André décrocha du clou la veste de peau d’agneau. Il ne pouvait se réchauffer, même près du foyer.

Le dernier train de marchandises s’était déjà engouffré dans le tunnel du sud. L’obscurité avait absorbé l’éclat rouge de son fanal d’arrière. André entra dans la maison. Il s’assit près de l’âtre. Le bois vert pétillait ; Sajo respirait lentement dans le silence humide ; le gars avait froid ; ses dents s’entrechoquaient. Il jeta une nouvelle bûche dans le brasier. Dans ce mouvement, la manche de sa veste se releva. Son œil s’arrêta sur le cœur dessiné d’un trait bleu, qu’un soldat souabe avait tatoué sur son bras lorsqu’il était hussard. Il se rappelait la face du soldat ; elle était large et marquée de taches de rousseur, ainsi que sa main. Il lui avait payé quatre pièces blanches. Ils avaient bu à leur amitié sur la caisse à avoine, tant qu’André avait cogné sa tête dans la lampe d’écurie. Le verre de lampe appartenant au Trésor s’était brisé. Son front saignait… À présent, cette ancienne blessure redevenait douloureuse ! On aurait dit que la tête d’André en était encore tout étourdie.

Il voulut penser à autre chose. Mais il ne se rappela que le service : la couverture de cheval, jaune, que le grossier brigadier avait brûlée avec sa pipe. Des faces méchantes de hussards. Les carreaux fêlés des fenêtres de la caserne. Toutes sortes de choses qui depuis longtemps étaient sorties de sa mémoire. Puis, tout à coup, il se rappela le jour où on l’avait rendu à son village. Il avait pu emporter son bonnet rouge. Ses éperons sonnaient ; ses bottes neuves claquaient, et dans le dernier rang, une fille le regarda si joliment…

André releva la tête. Il était complètement seul, et pourtant il lui sembla que le visage de Jella surgissait devant lui, de la clarté du feu. Il s’essuya le front. Après tout, il n’avait rien promis à Jella.

De nouveau, tout s’embrouilla. Il vit s’élever dans un coin une épaisse fumée. Il entendit sonner dans l’air. Il ne savait pas lui-même si la sonnerie et si la fumée étaient sorties de sa tête où d’ailleurs. Il se leva. Il se mit à marcher en rond dans la cuisine. La fumée cessa dans le coin, la sonnerie finit aussi. Les griffes du chien qui s’étirait firent grincer la brique. L’animal, paresseux, en somnolant, suivait son maître pas à pas, de si près qu’il devait jeter de côté son museau derrière les talons des bottes.

La maison se mit à tourner d’une manière écœurante pour André ; mais André continua de marcher et de regarder obstinément en l’air, comme s’il cherchait une chose perdue.

— Cette sonnerie tout à l’heure ? Si c’était un signal ?

Il alluma la mèche dans la lanterne avec des mouvements incertains, fiévreux. Il ouvrit violemment la porte. Il demeura un instant sur le seuil, la poitrine à l’air.

La nuit était pleine de sifflements glacés. On entendait la forêt dans l’obscurité, comme si une trombe d’eau sauvage glissait sur elle.

Le jeune homme se mit à marcher contre le vent le long des rails. Entre les côtés de fer blanc de la lanterne, des rayons lumineux, mouvants et durs, se projetaient sur les pierres.

L’ombre d’André tomba du talus, atteignit la crevasse, tourna, grandit et se déforma sur le mur de roc. Vis-à-vis, sous le ciel, la grande montagne rampait en avant, la gueule ouverte, et avalait devant elle les rails. Il sembla soudain au gars que quelqu’un arrivait en courant derrière lui. Il leva haut la lampe et regarda. Mais dans les épaisses ténèbres, il n’y avait qu’une déchirure blanche qui s’agitait vers lui. C’était Sajo.

La tête d’André s’éclaircit. Il se tenait près du tunnel du nord, par lequel on pouvait aller chez lui, dans l’Alfold. Il regarda sa montre. Il se souvint que le dernier train de marchandises de nuit était passé depuis longtemps. Il se rappelait jusqu’au numéro de la locomotive :

— Trois-mille-trois-cent-vingt-sept.

Lorsqu’il rentra dans la maison, le feu ne brûlait plus. Il essaya de le ranimer, puis l’abandonna. Du reste le froid ne le transperçait plus ; il avait plutôt chaud. Ses veines tambourinaient dans sa tête. Il s’assit sur le bord du lit et regarda ses bottes. Il aurait voulu les retirer, mais ne pouvait se décider à bouger les jambes.

— Trois-mille-trois-cent-vingt-sept !

Les chiffres roulaient sans cesse derrière son front. Ils se séparaient, puis se tenaient dans un autre ordre les uns à côté des autres. Ils s’alignaient comme des soldats. Quand il les fixait mieux, ils avaient des bonnets rouges, et ils traversaient le village, et au dernier rang une fille les suivait des yeux.

Le corps du jeune homme se pencha en avant, épuisé, et ses mains pendaient toujours inertes des deux côtés, près de ses genoux. Le sang courait dans ses veines gonflées. Ses membres s’engourdirent.

Sajo le regardait avec inquiétude ; il hurlait douloureusement par moments et léchait les mains brûlantes de son maître ; mais André ne s’en apercevait pas ; il contemplait fixement l’air avec des yeux fiévreux, comme s’il avait été tout seul dans la maison.

Dans le tourment solitaire de l’homme, le chien de la Puszta était peu de chose ; il aurait eu besoin de quelqu’un d’autre, quelqu’un de là-bas, de chez lui.

Dehors, le jour commençait à poindre ; le garde ambulant frappa à la fenêtre.

Le gars, tombé en avant, était couché sans connaissance sur le sol ; Sajo, l’oreille basse, le veillait sans bouger.

Peu de temps après, André fut debout : mais son remplaçant qu’on avait envoyé de la gare ne partait pas. Jella errait tristement autour de la maison du jeune homme. Elle entrait chez lui en courant. Elle lui apportait du lait, puis s’en allait, agitée, comme si on la chassait ; elle ne trouvait nulle part sa place, depuis qu’elle ne pouvait jamais être seule avec André.

Un soir, elle se tenait près du hangar, lorsqu’elle entendit des voix sur le talus. Les hommes parlaient entre eux. L’un d’eux dit qu’André Rez avait reçu un écrit ; il pouvait aller chez lui en congé.

Jella s’accrocha à la paroi de bois. Sa gorge se resserra ; elle ne pouvait avaler ; son cœur devint lourd ; il lui semblait qu’il se décrochait, et qu’ensuite il commençait à se précipiter dans son être intérieur, en une grande chute épouvantable. Elle appuya sans force sa tête contre le mur et chaque goutte de son sang apprit lentement, de son cœur, qu’André allait s’éloigner d’elle.