Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/22

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 599-602).
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XXII


Quelqu’un se tenait debout, devant le tunnel, Jella le voyait distinctement, du fond de cette sombre gueule de la montagne. C’était un homme et il paraissait grand dans le clair de lune.

La femme s’était rendue à la maison de garde numéro 78 pour y prendre sa feuille d’avis. Elle s’était attardée. Elle avait allumé une torche dans le tunnel et chantait. La voûte de pierre chantait avec elle, en répercutant sa voix ; la fumée rouge flottait au-dessus de sa tête comme un drapeau enflammé. Lorsqu’elle sortit sous le ciel, André s’était assis sur une borne kilométrique, au bord du précipice. Les coudes posés sur ses genoux, il appuyait son menton à ses poings. Il la regarda sans bouger.

Jella sourit. Elle agita la torche et la planta dans l’herbe baignée de rosée… Il fit noir pendant une seconde, puis ils se revirent de nouveau.

— Qu’attends-tu ? – demanda-t-elle en se penchant.

— Rien.

Le gars fixa les yeux à terre. Il évitait, dans ces derniers temps, le regard de Jella, comme s’il cachait quelque chose de honteux dans ses propres regards. Il était impatient et rude. Quand il s’apercevait que Jella n’écoutait pas, il se mettait tout à coup à parler sans suite, et si la femme le regardait interrogativement, il ravalait ses paroles et s’éloignait d’un pas fatigué. À ces moments, André Rez pensait à une personne, une personne de son village à laquelle il s’était fiancé lorsqu’il était tout jeune. Pourquoi aurait-il voulu le dire à Jella ? Pourquoi ne lui avait-il jamais dit ? Il ne savait pas la raison de son silence. Et cette hésitation, ce combat intérieur, le tourmentaient, ainsi que beaucoup d’autres choses qu’il ne comprenait pas. Qu’est-ce qui le poussait continuellement sur les traces de cette femme ? Pourquoi s’enfuyait-il devant elle ? Tout était trouble…

Sur le rebord du talus, dans le clair de lune, il fit de nouveau un mouvement, comme s’il voulait éviter la rencontre. Cependant il se rappelait clairement qu’il était venu ici parce qu’il avait vu Jella marcher dans l’après-midi vers le tunnel.

La femme s’appuya au poteau de télégraphe et se mit à frotter lentement, avec ses pieds nus, l’herbe mouillée.

La nuit était grande et tranquille ; on entendait par moment une rumeur singulière qui venait de la forêt, comme si les rayons métalliques et bleus de la lune s’étaient rassemblés au milieu des arbres.

André sentit tout à coup qu’il ne pouvait plus fixer le sol ; il était contraint de lever les yeux ; il devait regarder Jella, à présent, tout de suite. Et il se redressa en gémissant :

— Que cherches-tu ici ? — demanda-t-il rudement, et cependant, il aurait voulu être doux pour la femme.

Jamais il ne l’avait vue comme à cette minute. Son visage était étrangement mince dans le clair de lune. La force juvénile, non encore usée, rendait désirable son corps harmonieusement beau.

Une onde lente, dangereuse, s’éleva dans la poitrine du gars. Tous ses membres lui faisaient abominablement, insupportablement mal. « Qu’est-ce que cela signifie ? » pensa-t-il avec désespoir, et il aurait voulu battre la femme. Car elle était la cause de toute sa douleur. Il se mit debout d’un bond. Il essaya de jurer pour se soulager, mais sa gorge se resserra, comme si l’on avait jeté une courroie sur son cou.

— Va-t’en ! — dit-il sourdement, lorsqu’il put enfin parler.

Son regard était hostile et dur. Jella ressentit comme un coup sur la figure.

— Va-t’en !

Et pourtant, André ne voulait déjà pas dire cela. Ces mots, reste de sa pensée précédente, s’attardaient dans sa bouche. « Va-t’en ! » Et ses mains qu’il retenait, empoignèrent fébrilement les épaules de la femme. Il la serra un instant contre lui, puissamment, violemment, comme s’il avait voulu la briser en deux sur sa poitrine ; puis il la lâcha soudain.

Ils se regardèrent, immobiles, avec effroi.

Le jeune homme passa sa main sur son front. Il sentit son visage se crisper, et il se détourna obstinément pour que Jella ne vît pas sa misère. Un mécontentement honteux creusait son être, et comme si on l’avait poussé par derrière ; il sauta par-dessus les rails, il se mit à marcher vers la forêt, là-bas, dans l’obscurité, où personne ne pouvait le voir, où il n’avait besoin de ne voir personne. Que lui était-il arrivé ? Il ne se rappelait plus qu’obscurément une fille, qu’il avait aimée autrefois. Il emportait dans ses deux mains, comme un grand malheur, l’ardente chaleur de la femme. Son regard se retourna involontairement. L’ancestral tourment du désir lui fouetta le sang.

La fille était loin, et cette femme si près !

Jella le regarda, les yeux brillants, émerveillés. Puis elle n’entendit plus battre dans le grand silence que son propre cœur. Son cœur battait parmi les pierres, dans la forêt, dans le précipice et dans les montagnes. Tout le reste du monde devint muet. Inconsciemment, elle leva les mains comme si elle avait voulu tordre dans ses doigts l’air dans lequel André venait de respirer. Ses lèvres s’ouvrirent comme si elle avait voulu baiser la tiède nuit bleue, parce que quelque part, au milieu des arbres, elle touchait celui qui avait fui devant elle.

Et à cette minute, elle ressentit quelque chose de merveilleux, d’incompréhensible.

Douloureux délice ! Douleur délicieuse !

Puis tout se déchira. Soudain elle se rendit compte que ses yeux regardaient de l’autre côté, au bord du talus, la maison de garde.

La réalité ! La vie ! La maison de Pierre !

Jusque-là, elle n’avait pensé à rien. Tout en elle était si grand, si beau !

Elle jeta avec inquiétude un coup d’œil sur l’endroit où ils se tenaient tout à l’heure, et elle se dirigea en soupirant vers la maison de garde. L’ombre bossue du toit s’allongeait sur le talus éclairé par la lune. Elle venait chercher Jella dans la nuit.

Jella sauta par-dessus le seuil. Elle se tapit contre Pierre, comme si elle devait effacer quelque chose de mal. Quoi ? Elle ne le savait pas elle-même. Son visage était pâle, ses yeux imploraient du secours.

L’homme était assis à la table de cuisine et traçait de grands chiffres mal formés, sur un papier noirci par la suie. Il leva les yeux en bâillant, mais n’aperçut que la feuille d’avis dans la main de Jella. Il commença de lire, puis, comme le bras de la femme pesait sur son épaule, il le repoussa.

Il parut à Jella que, de ce petit mouvement, Pierre l’avait repoussée loin de lui. On aurait dit qu’elle n’était même plus dans la maison, qu’elle était de nouveau dehors, sur le talus, contre la poitrine d’André.