Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/13

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 574-577).
◄  XII
XIV  ►


XIII


La nuit, il neigeait déjà dans les montagnes. Le lourd ciel noir s’affaissait ; seuls, les pics blancs le soutenaient pour qu’il ne s’effondrât point sur la terre.

On entendait sur les pentes les sonnailles de bestiaux comme si des grelots roulaient dans le brouillard. Les pâtres des montagnes neigeuses descendaient plus bas, vers les villages. Le vent gémissait dans les cheminées. On tenait les portes closes.

C’était un vendredi soir.

Une pluie battante frappait par intervalles la terre, quand les rafales la chassaient. L’eau clapotait tristement autour des fossés. Jella regardait à travers la fenêtre dans le crépuscule mouillé et le dimanche, la messe, le fichu, lui revenaient à l’esprit. Le fichu !…

En bas, sur la route noire, un être informe luttait contre la tempête. Lorsqu’il se fut rapproché, son corps devint plus distinct. C’était une femme solitaire. Elle avait relevé sa robe ; le vent jetait sa jupe trempée dans ses jambes. Sans savoir pourquoi, Jella pensa soudain à sa mère. Elle abaissa sur la fenêtre le chiffon de jupon effiloché, jeta le fichu dans un coin et s’arrêta, raide, au milieu de la chambre.

On aurait dit que la pluie frappait plus fortement la vitre, que le vent secouait plus fortement la porte. Les yeux de la fille s’ouvrirent tout grands. Il lui sembla que quelqu’un l’appelait d’une voix faible. Lentement, elle recula, mais la voix la suivit jusqu’à l’âtre. Le verrou remuait, comme si on le tirait du dehors. Jella fit le signe de la croix et ouvrit la fenêtre. La froide pluie lui fouetta le visage, le vent fit flotter à l’intérieur le chiffon de jupe.

Giacinta se tenait sur le seuil.

Lorsqu’elles furent en face l’une de l’autre, la fille fit un haut-le-corps.

— Mère ! — sa voix hoqueta, — Mère !…

La femme tomba épuisée contre le mur. L’eau ruisselait de sa robe trempée. Ses cheveux étaient collés en touffes à ses tempes, ses yeux paraissaient tellement agrandis par le cerne qu’ils semblaient atteindre le milieu du visage.

Jella s’appuya, épouvantée, contre la table et elle saisit convulsivement le bois près de ses hanches. Elle ne pouvait détacher son regard de sa mère. Comme elle était changée !

— As-tu peur de moi ?

Des larmes hésitantes, lasses, coulaient le long de la figure hâve et cireuse.

— Je suis malade ;… très malade !

Puis Giacinta s’étendit sur le lit et ne parla pas longtemps ; mais ses pauvres mains maigres remuaient sans arrêt sur la couverture. Jella mit du bois au feu, en désirant que le temps passât, que tout cela fût loin d’elle. Une fois, Giacinta releva sa tête raidie. Un râle sourd se fraya un chemin hors de sa gorge. Elle se rejeta de nouveau en arrière. Ce son étrange glaçait le sang de Jella. Elle sentait que sa mère voulait dire quelque chose, mais ne pouvait parler.

On n’entendait, dans le silence, que la respiration de Giacinta. Dehors, la nuit était complètement tombée, la clarté du feu devint plus vivante sous le manteau de la cheminée. Jella était assise au bord du lit et, le visage fermé, elle regardait la poitrine de sa mère qui se soulevait étrangement et fascinait ses yeux. Cette poitrine respirait deux fois, puis ne bougeait plus de longtemps ; ensuite, de nouveau, elle respirait deux fois. Les coins de la bouche étaient bleus et secs ; la sueur ruisselait sur le front. Jella réunit tout son courage et passa sa main sur les tempes creuses de sa mère. Giacinta ouvrit les yeux. Elle la regarda longuement, les pupilles fixes.

— Pauvre enfant !

Sa voix était vide et venait de loin.

Jella frissonna.

— Mère… Voulez-vous quelque chose ?

Mais la femme ne répondit pas.

Vers le matin elle redevint inquiète. Sa tête se balançait çà et là sur la paillasse et sa main, comme si elle rassemblait d’invisibles duvets, remuait sans arrêt sur la couverture.

Jella lui essuya de nouveau le front et lui donna de l’eau. Giacinta but avidement, mais elle n’ouvrit pas les yeux et l’eau descendit avec un bruit singulier dans sa gorge, comme si elle coulait dans une auge de bois sec. La fille se pencha sur elle. Les lèvres de Giacinta remuèrent. Elle parlait d’une voix enfantine, changée, et appelait sa mère avec les mots de cette langue étrangère qui lui servait autrefois à chanter. Puis elle commença de prier, rapidement, d’une façon incompréhensible. Jella aussi pria et souhaita que le temps passât vite, vite…

Un carré pâle se dégageait de l’obscurité sur le mur opposé, mais la fille ne voyait pas l’aurore, elle ne regardait que l’ombre noire du croisillon, projetée lentement par la lueur croissante, sur le sol de la chambre, vers le lit de sa mère, comme le débordement de quelque eau froide et morte. Jusqu’alors, elle ne s’était jamais aperçue que le matin entrait dans la maison autour d’une croix noire…

La pluie battait le toit sans arrêt, par secousses ; le vent sifflait à travers les fentes de la porte. Tout était gris et triste ; dans un coin s’épanouissait une tache bariolée : le fichu de Jella. La fille se leva en grelottant ; elle dut s’étirer pour remuer ses membres engourdis, puis, elle alla sur la pointe des pieds, à la fenêtre, défit la jupe en haillons, et la jeta sur le fichu. Elle s’arrêta soudain dans l’ombre du coin. Maintenant qu’elle s’était éloignée du lit de sa mère, elle n’osait plus y retourner. Elle avait peur. Elle sentait sur sa tête, sous ses cheveux, un courant glacé, et dans le grand silence, elle fut prise de l’affreuse certitude qu’elle était toute seule au monde.

Elle se réfugia avec horreur près du lit.

Sa mère ne respirait plus. Et Jella comprit, alors seulement, que Giacinta était là, tout à l’heure ; qu’avant de partir sa mère était revenue…