Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/11

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 569-571).
◄  X
XII  ►


XI


On disait dans le village, en parlant de Jella, qu’elle suivait un mauvais chemin. Les hommes n’aiment pas venir en aide aux misérables, mais ils aiment qu’on ait besoin de leur secours. Ils ne pouvaient comprendre que la fille de Giacinta pût vivre solitaire parmi eux. Certains parlaient des pâtres de Liburn ; les gars mentionnaient Dusan. Mais personne ne savait rien de précis. Et Jella se taisait toujours. Maintenant, elle ne vivait de son ancienne vie qu’en haut, dans les montagnes. Et comme elle était seule, elle était forte. Parfois, lorsqu’elle fermait les yeux, elle avait peur d’elle-même. Il devait y avoir de profonds précipices dans son âme, car si elle pensait aux hommes, de froides ténèbres montaient en elle. Elle commença d’aimer l’orage. Elle n’avait plus d’effroi lorsque les vallons s’assombrissaient. Elle riait, lorsque dans le village, la « Bora » arrachait les bardeaux sous les pierres qui les retenaient, Elle croyait être la tempête, elle-même, et c’était elle, lui semblait-il, qui arrachait le foin des perches-appuis, elle qui emportait le ciment rouge des murs de pierres, elle qui galopait comme un tourbillon sanglant. Après l’orage, elle respirait plus légèrement, et fatiguée, les yeux cernés, elle regardait les montagnes.

Parfois, elle s’imaginait qu’une roue tournait sous ses tempes qu’elle ne pouvait arrêter. Parfois, lui venaient à l’esprit Pierro Balog, Davorin et aussi Jovan Zura, qu’elle croyait auparavant son père. Elle se réjouissait de n’avoir plus rien de commun avec cet homme et de pouvoir le haïr librement, ainsi que cette femme échevelée, sale, qu’on avait battue à cause d’elle. Elle pensait aussi souvent à la puszta qu’elle se représentait comme un lieu où les montagnes s’aplatissaient sur la terre, parce que les hommes les frappaient du pied ainsi que des chiens malades. Les hommes donnent des coups de pied à tout ce qu’ils ne craignent pas. Jella aurait voulu qu’on la craignît, elle aussi.

Quelquefois, elle culbutait, dans les rues du village, les petits enfants à chemise courte. Elle aurait voulu renverser aussi les chaumières. Et le soir, sur le sommet de la montagne, elle foulait rageusement les pierres chaudes. Elle piétinait la lueur du soleil parce que cette lueur éclairait le village.

Elle aurait voulu que le soleil appartînt seulement aux montagnes et que les montagnes fussent à elle seule. Que l’écho lui répondît à elle seule dans le flanc défoncé de Visnevica ! Qu’elle seule trouvât la rose sanglante des monts neigeux, qu’elle fût seule à savoir que sous le Saut-de-la-Chèvre le cœur du Karst s’était fendu et que Dieu l’avait remplacé par des glaces éternelles.

Tous les secrets des montagnes étaient à Jella. C’est pourquoi elle leur avait donné des noms différents de ceux qu’ont inventés les hommes. « L’Argenté », dans lequel jaillissaient tant de sources brillantes ; tout au loin, les monts bleus et la cime du sauvage « Passage des Étoiles » où le soir, les plus beaux des astres s’accrochaient pour passer la nuit…

Elle aurait voulu voir de près leur route. Elle partit un jour dans cette direction avec ses chèvres, mais un orage fondit sur elle. La tourmente chassait les nuées, en sifflant. Elles s’élançaient au bas des pentes comme d’énormes troupeaux humides. Jella tourna son visage de leur côté avec un plaisir frémissant. Les chèvres inquiètes se frottaient contre elle. Elle se sentait plus forte que ses bêtes et n’avait pas peur.

Les nuées se précipitèrent dans la forêt. Elles se déchiquetèrent au milieu des arbres. Sous la sapinière, elles s’assemblèrent de nouveau. Des armées vertigineuses tourbillonnaient sur le village. Au-dessus d’elles, la cime du « Passage des Étoiles » se dégageait en gloire dans l’éclat du soleil, comme le solennel ostensoir sur le peuple prosterné.

C’étaient les plus beaux instants de Jella. Elle oubliait tout. Les nuées recouvraient le village. D’en bas, personne ne pouvait voir les montagnes. Alors, elles appartenaient à Jella seule…