Au pays des pardons, 1894/Sainte Anne de la Palude

H. Caillière, éditeur — A. Lemerre éditeur (p. 273-326).


Sainte-Anne de la Palude.
Le pardon de la mer.


I



La première fois que je visitai le sanctuaire de la Palude, c’était en hiver. Je m’y rendis de Châteaulin, dans une mauvaise carriole de paysan. Il faisait un après-midi d’un gris pluvieux qui avait toute la tristesse d’un crépuscule. L’homme qui conduisait avait une mine couleur du temps. On ne voyait de lui qu’un grand feutre aux bords cassés et une limousine bigarrée dont il s’était enveloppé tout le corps comme d’un burnous. Ni à l’aller ni au retour je ne pus lui arracher une parole. À chacune de mes questions il se contentait de répondre par un grognement. S’il ne parlait pas, en revanche il sifflait. Tant que dura le trajet, il siffla sans désemparer, et toujours le même air, quelque chanson de pâtre d’une désespérante monotonie. Je crois l’entendre encore. Pour compagne de voiture j’avais une petite Crozonnaise qui revenait de Lourdes et que nous devions débarquer dans les parages du Ménez-Hom. Elle s’obstinait, elle aussi, dans un mutisme farouche, le visage dissimulé sous la cape d’un épais manteau de bure noire, et, dans les doigts, un chapelet à gros grains — un souvenir de là-bas — dont elle faisait glisser les dizaines d’un mouvement continu et furtif. La prière errait sans bruit sur ses lèvres minces. Ses paupières demeuraient opiniâtrement baissées, sans doute pour ne rien laisser fuir du monde de visions extatiques qu’elle rapportait de son pèlerinage. Son front étroit, d’un dessin très pur était fermé comme d’une barre. J’eusse souhaité avoir de sa bouche quelques renseignements sur le grand pays mélancolique — inconnu pour moi — que nous traversions et dont les moindres détails devaient lui être familiers. Mais je devinai tout de suite en elle une de ces petites sauvagesses de la côte bretonne pour qui tout homme habillé en bourgeois, parlât-il leur langue, est un étranger, un être suspect. Je n’eus garde de la troubler dans son oraison.

Ce fut un singulier voyage, ce que les Bretons appellent « un voyage de Purgatoire » à cause, sans doute, de l’aspect fantômal que prennent les lointains sous les ciels bas et troubles, noyés d’eau.

Nous gravîmes d’abord une série de paliers, dans une contrée nue, hérissée seulement çà et là de pins sombres au feuillage couleur de suie, derniers survivants d’une forêt décimée. À droite, à gauche, s’arrondissaient des dos de collines pareils à des tombes immenses des âges préhistoriques. J’ai su depuis les noms de ces cairns étranges. Presque tous sont connus sous des vocables de saints ; des chapelles se dressent à leur sommet où s’accrochent à leurs flancs, petits oratoires déserts et caducs où trône quelque vieille statue barbare et dont la cloche ne s’éveille qu’une fois l’an, pour tinter une basse messe, le jour du pardon. Si l’on en croit la légende, Gildas lui-même eut sa cellule sur une de ces hauteurs, Gildas, l’apôtre à la parole véhémente, le Jérémie de l’émigration bretonne. Sa grande ombre rôde, dit-on, inapaisée, dans ces parages et il n’est pas rare, durant les nuits de tempête, qu’on entende gronder sa voix, mêlée au fracas de l’ouragan.

À l’auberge des Trois-Canards, le véhicule fit halte. Nous étions au pied du Ménez-Hom. La Crozonnaise descendit, paya sa place au conducteur, et s’engagea dans la montagne, tandis que nous dévalions vers la mer. C’étaient maintenant des cultures boisées, des champs encadrés d’épais talus où apparaissait de temps à autre une toiture de ferme au centre d’un bouquet de chênes, mais le paysage restait muet et comme inhabité. Nous traversâmes deux ou trois bourgs, sans voir une âme, puis de nouveau la terre se dégarnit. Plus d’arbres, nulle trace de labour. Un souffle âpre nous fouetta le visage des vols d’oiseaux blancs passèrent en poussant un cri bizarre, une sorte de glapissement guttural ; le bruit d’une respiration puissante et sauvage s’éleva, et, par une échancrure des dunes, j’aperçus l’océan. Je lui trouvai une mine rétrécie, à la fois odieuse et bête, sinistre et pleurarde.

« — Nous sommes donc arrivés ? » demandai-je à l’homme, en le voyant sauter bas de son siège.

« — Oui », me répondit-il d’un ton bref, et sans s’interrompre de siffler.

De fait, la route semblait finir là, devant un porche en ruine donnant accès dans une cour au fond de laquelle une espèce de manoir de forme primitive croulait de vétusté. On eût dit un logis abandonné. Mon entrée mit en fuite une bande de poussins. Le sol de terre battue était jonché d’outils et d’engins de toute sorte : je dus enjamber une charrue renversée le soc en l’air ; des filets de pêche séchaient suspendus aux dents d’une herse, le long de la muraille, et des hoyaux, des pioches de carriers traînaient pêle-mêle avec des rames, des poulies, des tronçons de mâts, épaves d’un récent naufrage, sentant le goudron et la saumure. Je crus m’être trompé, avoir pris la grange pour l’habitation, et je m’apprêtais à rebrousser chemin, quand vint se planter en face de moi, échappée je ne sais d’où, une fillette d’une douzaine d’années, figure hâve aux yeux verts et phosphorescents, qui, posant un doigt sur ses lèvres, me fit signe de ne point parler.

« — Mon père s’assoupit », murmura-t-elle ; « pour Dieu ! donnez-vous garde de le réveiller. »

Elle me montrait à l’autre bout de la pièce, un lit clos, le seul meuble à peu près valide qu’il y eût en ce pauvre intérieur. Une forme humaine y était couchée, dans une rigidité cadavérique ; un linge mouillé recouvrait le visage ; les mains, étendues à plat sur la couette de balle, étaient souillées de boue et de sang.

« — Qu’est-ce qu’il a donc, ton père ? »

« — Avant-hier, comme il revenait du marché, un peu soûl, je pense, la charrette lui a passé sur le corps. Depuis, il n’a cessé de geindre, jour et nuit, si ce n’est tout à l’heure quand je lui ai appliqué ce linge sur la face. C’est le premier repos que je lui vois prendre. »

« — Et tu n’as pas appelé de médecin ? »

À cette question si naturelle, la fillette scandalisée eut un bond d’effarement et, fixant sur moi ses claires prunelles de chatte sauvage :

« — Ne sommes-nous pas ici dans la terre de sainte Anne ? » prononça-t-elle. « Que parlez-vous de médecin ? Est-ce que la Mère de la Palude n’est pas la plus puissante des guérisseuses ? Elle saura bien, sans l’aide de personne, guérir mon père qui est son fermier. J’ai trempé par trois fois, en récitant trois oraisons, le linge que voilà dans l’eau de la fontaine sacrée, et vous voyez par vous-même comme déjà sa vertu opère. Qu’est-il besoin d’autre médicament ? »

Elle n’avait pas élevé la voix, de crainte de troubler le sommeil du malade, mais dans son accent vibrait une foi sombre. Peut-être y perçait-il aussi quelque irritation contre moi, car elle ajouta aussitôt d’un ton presque hostile :

« — Si vous êtes venu pour la clef, vous pouvez aller. La chapelle est ouverte. »

En me dirigeant vers cette chapelle, je m’attendais à trouver une antique « maison de prière » enfoncée à demi dans le sable des dunes, un de ces vieux oratoires de la mer comme j’en avais tant vu le long de la côte, de Douarnenez à Penmarc’h, avec des murs bas, des fenêtres à ras de sol, une toiture massive et, pour ainsi dire, râblée, capable de braver pendant des siècles la colère tumultueuse des vents. Ce fut une église neuve qui m’apparut. Quand je dis neuve, j’entends de construction récente, car les choses en Bretagne prennent tout de suite un air ancien. Le granit des murs, fouetté par la pluie, avait revêtu des teintes de lave. La porte, en effet, était ouverte. J’entrai. Un intérieur nu, sans poésie ni mystère ; un jour blafard ; la propreté morne d’une maison bien tenue dont le propriétaire serait constamment en voyage ; ça et là des statues modernes, d’un goût vulgaire et prétentieux. Je ne laissai pas d’éprouver un désappointement assez vit, après toutes les merveilles qu’on m’avait contées de ce lieu de pèlerinage. J’allais sortir : une petite toux chevrotante me fit me retourner, et, dans le bas-côté méridional, j’avisai une forme humaine, repliée et comme écroulée sur elle-même, au pied d’un pilier. C’était une de ces vieilles pauvresses dont le type tend à disparaître et qu’on ne rencontre plus guère qu’aux abords des sources sacrées. Elle priait devant une image que je n’avais point aperçue. Sur le socle se lisait cette inscription : Sainte Anne, 1543. De bizarres ex-voto pendaient, accroches à la muraille des béquilles, des épaulettes de laine, des linges maculés, des jambes en cire.

Je fus frappé de l’extraordinaire ressemblance de la suppliante avec la sainte, l’une en pierre, l’autre pétrifiée à demi. Elles avaient mêmes traits, même attitude et, dans l’expression, le même navrement, ce masque de douloureuse résignation si particulier aux visages de vieilles femmes en ce pays. Leurs accoutrements aussi étaient pareils, cape grise et jupe rousse, tablier à large devantière venant s’épingler sous les aisselles. Ce me fut une occasion de constater que le costume local a peu varié depuis le seizième siècle. En outre, je saisissais là sur le vif un des procédés — le plus original peut-être — de l’art breton. C’est dans leur entourage immédiat, parmi les gens du peuple, dont ils faisaient partie et au milieu desquels ils travaillaient, que nos imagiers de la bonne époque prenaient leurs modèles. Ainsi s’expliquent le réalisme naïf de la plupart des figures sorties de leurs mains, l’intensité de vie qu’elles respirent, l’empreinte ethnique dont elles sont marquées. C’est également ce qui fait que les têtes de nos saints paraissent moulées sur celles de nos paysans et qu’à voir tel chanteur nomade, debout au seuil d’une chapelle, on se demande si ce n’est point un des apôtres du porche descendu de son piédestal.

La pauvresse s’était levée à mon approche. Elle tenait un plumeau rustique, des ramilles de bouleau nouées d’un lien d’écorce, dont elle se mit à épousseter religieusement les dalles du parquet.

« — Savez-vous » lui dis-je « que sainte Anne et vous avez l’air de deux sœurs. »

« — Je suis comme elle une aïeule, » me répondit-elle, « et, comme moi. Dieu merci ! elle est Bretonne. »

« — Sainte Anne, une Bretonne ? En êtes-vous bien sûre, marraine vénérable ? »

Elle me regarda de son œil de fée, à travers ses longs cils grisonnants et, d’un ton de pitié.

« — Comme on voit bien que vous êtes de la ville !… Les gens de la ville sont des ignorants ; ils nous méprisent, nous autres, gens du dehors, parce que nous ne savons point lire dans leurs livres, mais, eux, que sauraient-ils de leur pays, si nous n’étions là pour les renseigner ?… Eh oui ! sainte Anne était Bretonne… Allez au château de Moëllien, on vous montrera la chambre qu’elle habitait, du temps qu’elle était reine de cette contrée. Car elle fut reine ; elle fut même duchesse, ce qui est un plus beau titre. On la bénissait dans les chaumières, à cause de sa bonté, de son infinie commisération pour les humbles et pour les malheureux. Son mari en revanche passait pour très dur. Il était jaloux de sa femme, ne voulait pas qu’elle eût d’enfants. Lorsqu’il découvrit qu’elle était grosse, il entra dans une grande colère et la chassa comme une mendiante, en pleine nuit, au cœur de l’hiver, à demi nue sous une pluie glacée.

« Errante et plaintive, elle marcha devant elle au hasard. Dans l’anse de Tréfentec, au bas de cette dune, une barque de lumière se balançait doucement, quoique la mer fût agitée ; et à l’arrière de la barque se tenait un ange blanc, les ailes éployées en guise de voiles.

« L’ange dit à la sainte :

« — Monte, afin que nous appareillions, car les temps sont proches. »

« — Où prétendez-vous me conduire ? » demanda-t-elle.

« Il répondit :

« — Le vent nous mènera. La volonté de Dieu est dans le vent. »

« Ils voguèrent du côté de la Judée, prirent terre dans le port de Jérusalem. Quelques jours plus tard, Anne accouchait d’une fille que Dieu destinait être la Vierge. Elle l’éleva pieusement, lui apprit ses lettres dans un livre de cantiques, et fit d’elle une personne sage de corps et d’esprit, digne de servir de mère à Jésus. Sa tâche terminée, comme elle se sentait vieillir, elle implora le ciel, disant :

« — Je me languis de mes Bretons. Qu’avant de mourir je revoie ma paroisse, la grève, si douce à mes yeux, de la Palude en Plounévez-Porzay ! »

« Son vœu fut exaucé. La barque de lumière la revint prendre, avec le même ange à la barre, seulement il était vêtu de noir, pour signifier a la sainte son veuvage, le seigneur de Moëllien ayant trépassé dans l’intervalle.

« Les gens du château, assemblés sur le rivage, accueillirent leur châtelaine avec de grandes démonstrations de joie, mais elle les congédia sur le champ.

« — Allez » leur enjoignit-elle, « allez, et distribuez aux pauvres tous mes biens. »

« Elle avait résolu de finir ses jours terrestres dans la pénitence. Et désormais elle vécut ici, sur cette dune déserte, en une oraison perpétuelle. L’éclat de ses yeux rayonnait au loin sur les eaux, comme une tramée de lune. Aux soirs d’orage, elle était la sauvegarde des pêcheurs. D’un geste elle apaisait la mer, faisait rentrer les vagues dans leur lit ainsi qu’une bande de moutons à l’étable.

« Jésus, son petit-fils, entreprit à cause d’elle le voyage de Basse-Bretagne. Avant de gravir le Calvaire, il vint lui demander sa bénédiction, accompagné des disciples Pierre et Jean. La séparation fut cruelle : Anne pleurait des larmes de sang, et Jésus avait beau faire, il ne réussissait point à la consoler. Finalement il lui dit :

« — Songe, grand’mère, à tes Bretons. Parle ! Et, en ton nom, quelque faveur que ce soit, je suis prêt à la leur accorder. »

« La sainte alors essuya ses pleurs.

« — Eh bien ! » prononça-t-elle, « qu’une église me soit consacrée en ce lieu. Et, aussi loin que sa flèche sera visible, aussi loin que s’entendra le son de ses cloches, que toute chair malade guérisse, que toute âme, vivante ou morte, trouve son repos ! »

« — Il en sera selon ton désir, » répondit Jésus, »

« Pour mieux appuyer son dire, il planta dans le sable son bâton de route, et aussitôt des flancs arides de la dune une source jaillit. Elle coule depuis lors, intarissable qui boit de son eau, avec dévotion, sent comme une fraîcheur délicieuse qui lui rajeunit le cœur et circule à travers ses membres…

« Un soir, il y eut dans le pays un grand deuil. Le ciel se couvrit d’une brume épaisse ; la mer poussa des sanglots presque humains. Sainte Anne était morte. Les femmes d’alentour vinrent en procession, avec des pièces de toile fine, pour l’ensevelir. Mais on chercha vainement son cadavre : nulle part on n’en trouva trace. Ce fut une véritable consternation. Les anciens murmuraient tristement :

« — Elle est partie pour tout de bon. Elle n’a même pas voulu confier à notre terre sa dépouille. C’est assurément que quelqu’un de nous, sans le savoir, lui aura manqué. »

« Cette pensée les affligeait. Soudain, le bruit courut que des pêcheurs avaient ramené dans leur senne une pierre sculptée. Quand on eut débarrassé la pierre des coquillages et des algues qui l’enveloppaient, chacun reconnut l’image de la sainte. Comme il n’y avait pas en ce temps-là de chapelle à la Palude, on décida de la transporter à l’église du bourg. Elle tut donc placée sur un brancard. Elle était si légère que quatre enfants suffirent à la monter jusqu’à la fontaine. Mais on ne put jamais la faire aller plus loin. Plus on s’efforçait de la soulever, plus elle devenait pesante. Les anciens dirent :

« — C’est un signe. Il faut lui bâtir ici sa maison. »

« Voilà, mon gentilhomme, la véridique histoire d’Anne de la Palude, en Plounévez-Porzay. La voilà, telle que je l’ai retenue de ma mère qui l’apprit de la sienne, à une époque où les familles se transmettaient pieusement de mémoire en mémoire les choses du passé. »

La bonne vieille, tout en contant, balayait, amassait la poussière par petits tas, la recueillait à mesure dans le creux de son tablier. Après m’avoir parlé de la sainte, elle m’entretint de sa vie, à elle, de sa longue et monotone vie, nue, vide, silencieuse, dépeuplée comme ce sanctuaire où elle achevait de s’écouler péniblement. C’était effrayant, c’était tragique, à force de simplicité. Une joie brève, çà et là, une de ces fleurettes éphémères dont s’étoile au printemps le gazon des dunes. Quant au reste, des deuils, des glas, et, dominant tout, le bruit de mâchoires que fait dans les galets la mer broyant ses victimes.

« — Je n’ai plus de fils ; mes brus sont mortes ou remariées. Je m’assieds quelquefois aux foyers des autres, mais j’y suis mal à l’aise ; leur flamme ne réchauffe point. Des douaniers compatissants m’ont abandonné une des huttes basses où ils ont coutume de s’abriter, la nuit, lorsqu’ils sont de garde le long de cette côte. J’y couche sur un lit de varechs. Mais je ne me plais qu’ici. Tous les matins, je vais à la ferme prendre la clef. Je remplis les fonctions de sacristine : je sonne les trois angélus ; je reçois les pélerins et je leur fais les honneurs de la maison ; souvent ils me demandent de réciter pour eux des oraisons spéciales dont je suis à peu près seule à posséder le secret ; je les conduis à la source, je leur verse l’eau dans les manches ou sur la poitrine, suivant le genre de maladie dont ils sont atteints. Dès qu’ils se mettent en route pour venir trouver la sainte, j’en suis avertie par des signes particuliers et surnaturels. Tantôt c’est le bruit d’un pas invisible dans l’église déserte, tantôt un craquement dans les boiseries de l’autel, tantôt enfin, quand il s’agit d’un grand vœu, de légères gouttes de sueur perlant lu front de la statue. En général, il n’y a de monde que le mardi, qui est le jour consacré. Le reste de la semaine, la Mère de la Palude n’a devant les yeux que ma pauvre vieille face, aussi délabrée qu’un mur en ruine. Elle me sourit néanmoins, se montre envers moi pitoyable et douce, m’encourage, me sauve des tristesses où sans elle je serais noyée. Je lui tiens compagnie de mon mieux. Je cause avec elle et il me semble qu’elle me répond. Je lui chante les gwerz qu’elle aima, son cantique, le plus beau, je pense, qu’il y ait en notre langue. Et puis, je nettoie, j’arrose, je balaie. Je recueille les poussières, j’en donne aux pèlerins des pincées qui, répandues sur les terres, activeront le travail des semences, préserveront de tout dégât le blé des hommes et le foin des troupeaux. »

Je voulus lui glisser dans la main quelques pièces de monnaie.

« — Le tronc est là-bas, » me dit-elle ; « moi, je ne suis qu’une servante en cette demeure, je n’ai pas qualité pour recevoir les offrandes. »

Je craignis de l’avoir froissée, mais, au premier mot d’excuse, elle m’interrompit, et, comme je prenais congé :

« — Revenez nous voir, mon gentilhomme. Tâchez seulement que ce soit en été, le dernier dimanche d’août. Alors, vous contemplerez sainte Anne dans sa gloire. Nulle fête n’est comparable à celle de la Palude, et celui-là ne sait point ce que c’est qu’un pardon, qui n’a pas assisté, sous la splendeur du soleil béni, aux merveilles sans égales du Pardon de la Mer. »


II


J’ai suivi votre conseil, bonne vieille. Hélas ! je vous ai cherchée en vain dans l’église et sur la crête des falaises où vous aviez, disiez-vous, votre gîte. En vain je me suis adressé aux douaniers de garde : ce n’étaient déjà plus les mêmes qui vous furent si hospitaliers ; ils ne se rappelaient pas vous avoir connue. Sans doute, la barque lumineuse vous sera venue prendre, vous aussi, par quelque soir de pluie glacée. Et vous êtes partie pour la rive idéale, paisiblement, certaine que là-haut une sainte Anne pareille à celle de vos rêves, vous faisait signe et vous attendait.

Elle n’exagérait point, l’humble zélatrice de la Palude, en affirmant que ce pardon est de toutes les solennités bretonnes la plus imposante et la plus belle.

C’était un samedi de la fin d’août, un peu avant le coucher du soleil. Du sommet de la montée de Tréfentec, le paysage sacré nous apparut dans un éclat de lumière rousse. Quel contraste avec la terre de désolation que j’avais entrevue naguère, si pâle, si effacée, enveloppée d’une bruine où elle s’estompait confusément, sorte de contrée-fantôme, image spectrale d’un monde mort ! Tout, à cette heure, y respirait la vie : une fièvre de bruit et d’agitation semblait s’être emparée du désert. Les dunes mêmes exultaient, et l’Océan, dans les lointains, flambait ainsi qu’un immense feu de joie. Plus près de nous, dans le repli de colline où s’épanche le ruisseau de la fontaine miraculeuse, une espèce de ville nomade s’improvisait sous nos yeux. Comme au temps des migrations des peuples pasteurs — le mot est de Jules Breton — des tentes innombrables, de toutes formes et de toutes nuances, s’élevaient, se groupaient, bombaient au vent leurs toiles bises, donnaient l’impression d’un campement de barbares, ou mieux encore, d’un débarquement d’écumeurs de mer. Beaucoup de ces tentes, en effet, s’étayaient sur des rames plantées dans le sol, et elles étaient recouvertes pour la plupart de voilures de bateaux exhibant, en grosses lettres noires, leur matricule et l’initiale de leur quartier.

À l’entour de l’étrange bourgade, les chariots, renversés sur l’arrière ; enchevêtraient leurs roues, hérissaient la plaine d’une forêt de brancards, tandis que dans les pâtis voisins les bêtes erraient à l’aventure.

Et sur tout cela planait une clameur, Un vaste bourdonnement humain auquel se mêlait, à intervalles réguliers, en sourdine, le grondement cadencé des flots. Nous fîmes un circuit pour gagner l’église. Une tribu entière de mendiants était couchée à l’ombre des ormes, dans l’enclos. Ils ne nous eurent pas plus tôt aperçus qu’ils se ruèrent sur nous, avec des abois de chiens hurleurs. Jamais encore je n’en avais vu en telle quantité, pas même au pardon de Saint-Jean-du-Doigt où cependant ils fourmillent ; surtout, jamais je n’en avais rencontré d’aussi insolents ! Ils ne demandaient pas l’aumône, ils l’exigeaient.

« — Payez le droit des pauvres ! » criaient-ils. Et ils nous frôlaient de leurs ulcères, ils nous soufflaient au visage leur haleine nauséabonde, empuantie par l’alcool. Il fallut jeter en l’air plusieurs poignées de sous, pour nous débarrasser d’eux. Comme je m’étonnais que le clergé tolérât aux abords immédiats du sanctuaire cette horde cynique et répugnante, mon compagnon, qui me servait en même temps de cicérone, me répondit :

« — Ils sont ici de fondation. Jadis, ils s’intitulaient les rois de la Palude. Royauté éphémère, d’ailleurs ; car il n’y a que le samedi qui leur appartienne. Arrivés ce matin — nul ne sait d’où — ils s’esquiveront cette nuit. Ils terminent en ce moment leur collecte, et c’est pourquoi ils y mettent tant d’âpreté. »

« — Si pourtant il leur plaisait de rester demain ? »

« — Ils violeraient l’usage, et l’usage en Bretagne est, selon le vieux dicton, plus roi que le roi… Puis, demain, les gendarmes seront là ; nos gueux ont horreur de ces trouble-fête la présence d’un tricorne leur est Insupportable : ils aiment mieux décamper… Demain, enfin, les routes seront encombrées de voitures ; les infirmes risqueraient d’être mis en pièces : en sorte que la simple prudence s’accorde avec la tradition pour conseiller à la bande un prompt départ. Vous pourrez avant peu juger par vous-même que cet exode des loqueteux à la nuit pleine ne manque pas d’un certain ragoût… »

Nous avions franchi le seuil de l’église.

Combien reposant, cet intérieur, après le tumulte du dehors Sur les murs blancs couraient des guirlandes de lierre et de houx. Des ancres symboliques, ornées de branches de sapin, étaient appendues çà et là ; des goëlettes en miniature, chefs-d’œuvre de patience et de délicatesse, se balançaient dans une vapeur d’encens, et, sur son socle, la sainte, habillée à neuf, avait les grâces jeunettes d’une aïeule endimanchée. De temps à autre un pèlerin se levait du milieu de l’assistance prosternée sur les dalles, s’approchait de l’image vénérée et, dévotement, baisait le bas de sa robe. Des mères haussaient leurs enfants à bras tendus jusqu’à la douce figure de pierre. Et l’odeur des cires ardentes imprégnait l’air, et leurs fines fumées bleuâtres montaient, montaient… Peu à peu, la nef se vida. Quelques vieilles en cape de deuil y demeurèrent seules à égrener un interminable rosaire, triste comme une lamentation… C’était l’heure du souper la nuit tombait.

… Une tente basse, profonde, semi auberge, semi dortoir. Des gens ronflent à l’une des extrémités, tandis qu’à l’autre bout on mange, on boit, aux vacillantes lueurs d’une chandelle de suif. Sur la table, des plats d’étain où nagent des saucisses des brocs, des chopines débordantes d’un cidre huileux, quoique très additionné d’eau, que la chaleur a fait tourner en vinaigre ; des réchauds avec de la braise pour allumer les pipes, une grande jarre pour se laver les mains… Nous sommes chez Marie-Ange, matrone égrillarde, qui n’a d’angélique que le nom. D’ordinaire, elle vend du poisson à Douarnenez, sous les halles, et c’est seulement par occasion, dans les circonstances solennelles, qu’elle fait métier de cabaretière. Croyez qu’elle s’en tire à merveille, vive, preste, l’œil à tout et un mot pour chacun, la jambe alerte, le parler hardi.

La portière de la tente, un pan de toile retenu par une amarre en guise d’embrasse, s’ouvre sur l’église et, plus loin, par une fente des dunes, sur la tranquillité sereine de la mer. Un feu de mottes brûle à quelques pas, en plein vent ; au-dessus bout le café de Marie-Ange, dans un chaudron accroché à un faisceau de branchages. Des vols d’étincelles s’éparpillent, allument dans l’herbe desséchée de petites flammes courtes et rapides. À droite, une masse sombre, la silhouette d’une roulotte : une fille de bronze, accoudée entre les colonnes torses de la balustrade, regarde devant elle, dans le vague, cependant qu’un personnage difforme cloue au fronton de la voiture cette mirobolante affiche : Quéherno Michel, annonce la bonne aventure. Certain des pronostics. Garantit la guérison des verrues. La nuit est tiède, pacifique, baignée d’une molle clarté de lune qui semble filtrer par gouttes devers l’orient. On entend respirer les ondes. Un silence impressionnant a succédé à l’animation du jour. Le ciel se recourbe très haut, comme la voûte d’un temple infini, et l’on se prend à baisser la voix, en causant, de peur de manquer de respect à ce je ne sais quoi de divin qui rôde au fond de ce silence majestueux. Or, voici tout à coup qu’un chant s’élève, une lente et rauque rhapsodie, qu’on dirait hurlée à tue-tête par un chœur d’ivrognes :

Enn eskopti a Guerné, war vordik ar môr glaz…[1]

Ce sont les mendiants qui déguerpissent. Cortège fantastique et macabre. Ils défilent en troupeau, pèle-mêle, célébrant de leurs gosiers avinés la louange de la Palude et les mérites de la Bonne Sainte, vraie grand’mère du Sauveur,

Par qui la rose a fleuri où ne poussait que l’épine.

Plus d’un qui titube chante quand même, comme en rêve. Les femmes emportent dans les bras des nourrissons « sans père », nés des promiscuités de hasard, au long des routes. Les aveugles vont, de leur allure hésitante de somnambules, la face tournée vers le firmament, la main cramponnée à leur bâton fait de la tige d’un jeune plant et semblable à une houlette. Des tronçons d’hommes branlent ainsi que des cloches entre des montants de béquilles. Unn innocent ferme la marche, un grand corps à la face hébétée, qu’à sa robe grise, dans l’obscurité, on prendrait pour un moine. Sur son passage, les gens se découvrent et se signent, car l’esprit de Dieu habite dans l’âme des simples. Marie-Ange lui offre, en termes gracieux, un verre de cidre, mais il n’a plus soit, au dire de la vieille qui le mène en laisse. Et il disparaît avec les autres, par la pente des dunes, dans le noir. Un pèlerin me chuchote à l’oreille :

« — Sainte Anne a une affection particulière pour cet idiot. Il y a six ans il tomba malade, à des lieues d’ici, du côté de la montagne d’Aré, en sorte qu’il ne put arriver à la Palude pour la fête. Le pardon en fut gâté. Du vendredi matin au lundi soir il plut à verse. La bénédiction du ciel accompagne les innocents. »

Le silence est redevenu profond, sauf, par intervalles, un hennissement, un appel lointain de bête égarée, et toujours, toujours, le bruit de la mer assoupie, calme comme un souffle d’enfant…

Nous avons descendu les sentiers abrupts qui conduisent à la plage. Dans les anfractuosités des roches, des couples étaient assis, jeunes hommes et jeunes filles, — celles-ci, ouvrières en sardines, de l’île Tristan, de Douarnenez, de Tréboul, peut-être même d’Audierne et de Saint-Guennolé, — ceux-là, marins de l’État accourus de Brest, en permission, pour embrasser leurs amies, leurs « douces », pour faire avec elles, avant la prochaine campagne, une mélancolique et suprême veillée d’amour. Sainte Anne a l’indulgence des grand’mères. Elle ne se scandalise point de ces rendez-vous nocturnes ; elle les favorise, au contraire, étend sur eux le dais velouté de son ciel piqué d’étoiles, leur prête sa dune moelleuse, les recoins discrets de ses grottes tapissées d’algues, les enveloppe de mystère, de poésie, de sérénité. Elle sait d’ailleurs l’héréditaire chasteté de cette race et que l’amour, à ses yeux, est une des formes de la religion. Marie-Ange, il est vrai, nous a raconté tantôt l’histoire d’une Capenn, d’une fille du Cap-Sizun, « qui attrapa au pardon de la Palude une maladie de trente-six jeudis ». Mais, si l’on cite de tels exemples, c’est que précisément ils sont rares. Les couples que nous avons frôlés se tenaient la main, sans dire mot, absorbés dans une contemplation muette où leurs âmes seules communiquaient. Et leurs pensées paraissaient plutôt graves que folâtres. Ils me remirent en mémoire deux vers d’une chanson de bord entendue naguère au pays de Paimpol :

Rô peuc’h ! rô peuc’h, mestrezik flour !
Me wél ma maro ’bars an dour…

[Tais-toi ! tais-toi, maîtresse exquise ! — Je vois ma mort dans l’eau.]

Sur les fiançailles des marins quelque chose de tragique plane toujours, et les aveux qu’ils échangent avec les jouvencelles sont le plus souvent tristes comme des adieux…

Un coup de sifflet nous avertit que la Glaneuse venait de stopper. D’habitude, le petit vapeur côtier franchit la baie en ligne droite, de Morgat a Douarnénez. Mais, à l’occasion du pardon, il fait escale à la Palude. Nous nous trouvâmes une vingtaine de passagers sur le pont. Presque tous étaient des pêcheurs de la baie les rustiques, aussi bien au retour qu’à l’aller, préfèrent la voie de terre. Un paysan de Ploaré figurait pourtant parmi nous, avec sa femme. Mon compagnon, qui le connaissait, l’interpella :

« — Comment ! vieux Tymeur, vous n’avez pas craint de vous fier au chemin des poissons ?… Est-ce un vœu que vous avez fait, ou bien vos jambes refusaient-elles de vous porter ? »

« — Ce n’est ni l’un ni l’autre, » répondit-il en se rapprochant de nous, heureux d’avoir avec qui causer pendant le trajet. « Nos jambes, Dieu merci ! sont encore solides, et, quant à notre vœu, Renée-Jeanne et moi nous nous en sommes acquittés dans la soirée, dévotement, comme il sied à des chrétiens. »

« — C’est donc alors que vous vous êtes réconciliés avec la mer ?… »

« — Non plus. Je lui en voudrai tant que je vivrai. Elle nous a pris notre fils Yvon, que Dieu ait son âme ? Ces choses là ne se pardonnent point. La mer ! Ni Renée-Jeanne, ni moi, nous ne pouvons la sentir. Une de nos fenêtres donnait dessus : nous l’avons murée. La terre est la vraie mère des hommes ; la mer est leur marâtre. Si j’étais sainte Anne, je la dessécherais toute, en une nuit. »

« — Oui mais, vieux Tymeur, cela ne nous dit pas… »

« — C’est juste. Après tout il n’y a pas de mal à vous conter ça, puisque rien n’arrive sans la permission de Dieu. N’est-ce pas. Renée-Jeanne ? »

Renée-Jeanne, accroupie sur un rouleau de cordages, marmonnait une série d’oraisons bizarres, sans doute des formules de conjuration contre les Esprits malfaisants des eaux. Elle esquissa de la main un geste vague, et le père Tymeur, après s’être assuré que nous étions seuls a l’écouter, commença son récit.

Voilà. L’année précédente, a pareille époque et à pareille heure, ils s’en revenaient tous deux, Renée-Jeanne et lui, vers Ploaré, par la route. Un peu avant Kerlaz, sur la droite, est le sanctuaire de la Clarté où les pèlerins de la Palude ont coutume de faire une station et de réciter une prière, parce que Notre-Dame de la Clarté passe pour être la fille aînée de sainte Anne, comme Notre-Dame de Kerlaz est sa seconde fille. Nos gens allaient franchir l’échalier de l’enclos, quand, à la faveur de la lune, ils aperçurent dans la douve un homme assis sur une espèce de boîte longue aux ais disjoints, et qui paraissait à bout de forces, car la sueur pleuvait de son front dégarni entre ses doigts extraordinairement maigres.

Tymeur l’abordant lui dit avec compassion :

« — Vous avez l’air exténué, mon pauvre parrain. »

« — Oui, le fardeau que j’ai à porter est bien lourd. Y a-t-il encore loin jusqu’à la Palude ? » demanda le malheureux d’une voix triste.

« — Trois quarts de lieue environ. Nous sommes, ma femme et moi, tout disposés à vous aider, si nous pouvons quelque chose pour votre soulagement… »

« — Certes, vous pouvez beaucoup. »

« — Parlez. »

« — Ce serait de faire dire une messe à l’église de votre paroisse pour le repos d’une âme en peine, d’un anaon… En échange, » continua le trépassé — c’en était un — « je vous donnerai un avis salutaire… Si jamais vous acceptez d’accomplir un pèlerinage au nom d’un de vos amis, tenez fidèlement votre promesse de votre vivant, sinon il vous en cuira comme à moi après votre mort. Je m’étais engagé à aller à la Palude pour celui qui est ici, sous moi, dans cette châsse. Mais, la vie est courte et il y faut penser à la fois à trop de choses. J’omis la plus importante. J’en suis bien puni. Depuis je ne sais combien de temps que je m’achemine vers sainte Anne, je n’avance chaque année que d’une longueur de cercueil. Et si vous sentiez comme cela pèse lourd, le cadavre d’un ami trompé En faisant dire pour moi la messe que je vous demande, vous abrégerez ma route d’un grand tiers. »[2]

Sur ces mots, il disparut. Tymeur et sa femme, agenouillés sous le porche, y restèrent en prière jusqu’au petit matin, se bouchant les oreilles pour n’entendre point ahanner le mort sous son faix d’ossements et de planches pourries.

Le vieux concluait :

« — On ne s’expose pas deux fois à de semblables rencontres. N’est-ce pas, Renée-Jeanne ? »

Renée-Jeanne avait ramené sur son visage sa cape de laine blanche bordée d’un large galon de velours noir, et tournait obstinément le dos à la mer. Elle était cependant délicieuse à voir, la mer, en cette admirable nuit d’août, tiède et toute parfumée d’un arôme étrange, comme si les voluptueuses fleurs des jardins de Ker-Is, éveillées tout coup de leur enchantement, se tussent venues épanouir à la surface des eaux. Elle gisait là, presque sous nos pieds, la féerique cité de la légende. Par instants, au creux des houles, on eût dit que son image allait transparaître ; on croyait entendre des voix, des bruits, et les phosphorescences qui brûlaient à la crête des vagues semblaient l’Illumination d’une ville en fête. Nous rasions de hauts promontoires, de longs squelettes de pierre aux figures énigmatiques, attentifs depuis des siècles a quelque spectacle sous-marin visible pour eux seuls. Le ciel, au-dessus de nos têtes, était comme un autre océan où, parmi le scintillement des étoiles, un croissant de lune flottait…


III


Le lendemain, dimanche, se leva l’aube du « grand jour ».

Je revois Douarnenez émigrant en masse vers la Palude. Toutes les voitures de la contrée ont été mises en réquisition et sont prises d’assaut. Entre les sièges combles on intercale des tabourets empruntés à l’auberge voisine. Le conducteur se plante à l’avant, debout, un pied sur chaque brancard ; les châles multicolores des filles assises à l’arrière balaient le pavé de leurs franges. Et les chars-à-bancs s’ébranlent, lourdement, au petit trot d’un bidet de Cornouailles, très philosophe et qui ne s’étonne plus. Les hommes font les beaux dans leurs vareuses neuves, le béret rabattu sur les yeux ; ils gesticulent, ils crient, par besoin, par plaisir, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont ailleurs que dans les barques, où le moindre mouvement, sous peine de mort, doit être calculé, mesuré, précis, et aussi pour se « déhanter l’âme », comme ils disent, des vastes silences de la mer plus troublants peut-être que ses colères. À leurs muscles, à leurs nerfs violemment comprimés il faut de ces brusques détentes. Le pardon de sainte Anne est une des soupapes par où se fait jour, chez ces êtres rudes, le trop plein des sentiments refoulés. J’ai entendu des gens graves et officiels leur reprocher l’espèce de fougue brutale avec laquelle ils se ruent au divertissement. Ils s’y précipitent, en effet, tête baissée, joyeux, insouciants, prodigues, quitte à pâtir ensuite pendant des semaines et des mois. En matière d’économie domestique, ils en sont encore à la période sauvage. Qu’un autre les blâme. Pour moi, qui les ai vus à l’œuvre, sur les lieux de pêche, dans les sinistres nuits du large, je songe surtout à la vie de damnés qu’ils mènent, en proie à un labeur dont l’ingratitude n’a d’égale que leur patience, et je serais plutôt tenté, je l’avoue, de les trouver trop rares et trop courtes, ces quelques trêves de Dieu qui les arrachent à leur enfer…

Toute l’animation du port a reflué vers la haute ville. Les quais sont déserts. Les barques, tirées à sec sur le sable de la marine, reposent, flanc contre flanc, en des attitudes abandonnées, heureuses elles aussi de ce répit de vingt-quatre heures. Elles sont si lasses, et c’est si bon, même pour des barques, d’avoir un jour à rêvasser en paix Les filets prennent le soleil, appendus aux mâts. Et la baie s’étale, vide, à perte de vue, dominée seulement vers le nord par les blancs éboulis de Morgat et par les aiguilles de pierre du Cap de la Chèvre.

J’ai voulu faire, ce matin, le trajet de la Palude par le chemin des piétons. La file des pèlerins s’engage dans les bois de Plomarc’h. Des étangs mystérieux dorment sous les hêtres. Ici, la fille de Gralon, Ahès, qu’on appelait encore Dahut, venait autrefois avec ses compagnes, les blondes vierges de Ker-Is, laver son linge royal : l’eau des fontaines a, dit-on, retenu son image, et les mousses, la fine odeur de ses cheveux. À travers le réseau des branches, la mer luit. Elle ne nous quittera guère, au cours du voyage, toujours adorable et jamais la même, déployant devant le regard, avec une sorte de coquetterie, les prestiges sans nombre, la souplesse infinie de son éternelle séduction. C’est sa fête — ne l’oublions pas — c’est sa fête aussi bien que celle de sainte Anne que les Bretons du littoral cornouaillais célèbrent aujourd’hui. Aux âges très anciens, alors que la grand’mère de Jésus n’était pas née, elle était en ces parages l’idole unique. Elle n’avait point de sanctuaire dans les dunes ; les cérémonies de son culte s’accomplissaient à ciel ouvert. Mais le peuple y accourait en foule, comme à présent, et, comme à présent, l’époque choisie était le mois de la saison ardente, parce qu’en cette saison la déesse se révélait dans le pur éclat de sa beauté, découvrait aux yeux ravis son beau corps fluide, sa chair transparente et nacrée, toute frissonnante sous les caresses de la lumière. Les dévots, rassemblés sur les hauteurs, tendaient les bras vers elle, entonnaient des hymnes à sa louange, s’abîmaient dans la contemplation de ses charmes. Ahès ou Dahut était sans doute un des noms par lesquels ils l’invoquaient. Quelle vertu d’incantation était attachée à ce vocable, nous ne le saurons probablement jamais.

Le mythe du moins a survécu. Et son sens primitif se retrouve aisément sous les retouches plus récentes que le christianisme lui a fait subir. Ahès a la démarche onduleuse, la chevelure longue et flottante, tantôt couleur du soleil, tantôt couleur de la lune, les yeux changeants et fascinateurs. Elle habite un palais immense dont les vitraux resplendissent ainsi que de gigantesques émeraudes. Elle a des passions tumultueuses, une rage inassouvie d’amour. Sa préférence va aux hommes du peuple, aux gars solides et frustes. Un pêcheur passe, ses filets sur l’épaule : de la fenêtre de sa chambre, elle lui fait signe de monter. Plusieurs fois par nuit, elle change d’amants ; elle danse devant eux toute nue, les enlace et les endort, en chantant, d’un sommeil dont ils ne se réveilleront plus. Car ses baisers sont mortels. Les lèvres où les siennes se sont appliquées demeurent béantes à jamais. C’est une dévoreuse d’âmes. Un de ses caprices suffit à causer des catastrophes épouvantables, efface en un clin d’œil une ville entière de la carte du monde. On l’adore et on la hait. Elle est irrésistible et fatale. Qui ne reconnaîtrait en elle la personnification vivante de la mer ?

… Sur la plage du Ris, les pèlerins se déchaussent. C’est le moment du reflux. Les sables, d’une blancheur éblouissante, étincellent, pailletés de mica. On a près d’une lieue de grèves à longer. C’est plaisir d’appuyer le pied sur ce sol égal, d’un grain si subtil, et qui a le poli, la fraîcheur d’un pavé de marbre. Des sources invisibles jaillissent sous la pression des pas. La grande ombre déchiquetée des falaises garantit les fronts des ardeurs du soleil ; et il sort des cavernes creusées par les flots dans les soubassements de la paroi de schiste un soufre d’humidité qui vous évente au passage. Des vols de mouettes et de goëlands se balancent dans l’air immobile, avec des flammes roses au bout de leurs ailes éployées…

Une anse, un pré, des landes rousses, presque à pic. Nous avons repris le sentier de terre, mais à travers un pays morne, sous un ciel accablant. Nul abri. Pas un arbre. À peine, dans une combe imprévue, un bouquet de saules rachitiques au-dessus d’une fontaine desséchée. Puis, des roches monstrueuses surplombant l’abîme. Le raidillon s’accroche à leur flanc ou rampe dans leurs interstices. En bas, la mer traîtresse guette le passant.

« — Monsieur ! Monsieur ! » crie derrière moi, en breton, une voix haletante, une voix de femme.

Celle qui m’interpelle de la sorte est une « îlienne » de Sein, apparemment une veuve, à en juger par sa coiffe noire et par la rigidité sévère du reste de son accoutrement.

« — Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous ai prié de m’attendre pour franchir cet endroit. Seule, je n’en aurais point le courage. »

« — Le plus sûr, pour vous, si vous craignez le vertige, est de faire un crochet. »

« — Impossible. Mon vœu est par ici. »

Ce sentier dangereux lui est sacré. On va voir pourquoi. Je transcris ses propres paroles.

Il y a vingt ans, elle s’acheminait vers la Palude en compagnie de son fiancé. Leurs noces étaient fixées à la semaine d’après. Ils allaient, elle, demander à la sainte de bénir leur union ; lui, la remercier de lui avoir sauvé la vie, l’hiver précédent, où il avait été toute une nuit en perdition dans le Raz.

Ils devisaient justement des angoisses qu’ils avaient endurées l’un et l’autre pendant cette nuit terrible.

« — Oui », disait le jeune homme, « il s’en est fallu de peu qu’au lieu de t’épouser je n’épousasse la mer… Est-elle assez jolie cette heure, la gueuse ! » ajouta-t-il, en se penchant sur l’eau qui ondulait doucement, claire et profonde, au pied du roc.

Mais il n’avait pas fini de parler qu’il se rejetait vivement en arrière. Il était livide. II cria :

« — Malheur ! Une lame sourde ! »

Une espèce de beuglement monta du gouffre ; une masse liquide, une forme échevelée de bête, bondit…

Quand l’ilienne qui s’était évanouie rouvrit les yeux, un groupe de pèlerines faisaient cercle autour d’elle, agenouillées et en prières, ne doutant point qu’elle ne fût morte.

« — Et Kaour[3] ? » interrogea-t-elle, dès qu’elle eût recouvré ses sens ; « où est Kaour ? »

Personne ne put lui donner des nouvelles de son fiancé. La mer avait une mine innocente et calme, comme si rien ne s’était passé. On eut beau chercher le cadavre, on ne le retrouva jamais.

Depuis lors, la pauvre fille se rend chaque année au pardon de la Palude, et toujours par le chemin qu’ils suivaient ensemble si gaîment ce jour-là. Mais, parvenue au lieu du sinistre, ses forces défaillent. Elle a peur de s’entendre appeler par la voix de Kaour, et, d’autre part, elle tient à lui montrer qu’elle est restée obstinément fidèle à sa mémoire.

« — Je suis sa veuve », dit-elle, « puisque nos bans ont été publiés ; et, à l’île, c’est un sacrilège de se marier deux fois. »

Tout en causant de ces choses tristes, nous dévalons vers la grève de Tréfentec. Avant d’arriver aux premières dunes de Sainte-Anne, nous avons encore une étendue torride à traverser. La chaleur est accablante et j’ai très soif. L’îlienne aussi boirait volontiers. Soudain, elle avise une gabarre couchée dans les sables. Y courir, enjamber le plat-bord est pour elle l’affaire d’un instant, et la voici qui me hèle, debout, une bonbonne de terre entre les mains. Tandis que je me désaltère, elle prononce d’un ton quasi joyeux :

« — Service pour service, n’est-ce pas ? Nous sommes quittes. »

Et, comme je la complimente sur son flair :

« — Je n’ai eu qu’à me souvenir du proverbe. Un marin, vous le savez, ne s’embarque pas sans eau. »

Jamais breuvage ne m’a semblé plus délicieux. Quand les pèlerins de l’équipage remettront à la voile, ce soir, ils seront probablement quelque peu surpris de trouver la bonbonne à moitié vide, mais, pour parler comme ma complice, ils n’auront que trop lampé dans l’intervalle.

Le fait est que les tentes de La Palude regorgent de buveurs. Les femmes elles-mêmes s’attablent pour déguster le champagne breton, de la limonade gazeuse saturée d’alcool. Le cirque des dunes présente l’aspect d’une foire immense, d’une de ces foires du moyen-âge où se mêlaient tous les costumes et tous les jargons. La fumée des feux de bivouac tournoie lentement dans l’air épaissi. La poussière flotte par grands nuages aux teintes de cuivre. On dirait que les baraques de toile oscillent sur le vaste roulis humain. Dans cette mer de bruits et de couleurs, où les boniments des saltimbanques font chorus avec les troupes en haillons des chanteurs d’hymnes, au milieu du tapage, de la bousculade, de la grosse joie populaire exaltée et débordante, un îlot de silence, tout à coup, un coin de solitude : la fontaine. Un parapet la protège et un dallage de granit l’entoure. Au centre s’élève la statue de la sainte. Des vieilles du voisinage se tiennent sur le perron, avec des écuelles et des cruches pour aider les dévots dans leurs ablutions.

Une femme de Penmarc’h ou de Loctudy, une Bigoudenn, gravit les marches d’un pas chancelant. Elle a la figure terreuse d’une momie, dans son bonnet de forme étroite brodé d’arabesques de perles et que surmonte une mitre ; ses lourdes jupes, étagées sur trois rangs, font trébucher ses jambes exténuées de malade, et l’on tremble de la voir s’affaisser subitement entre les bras des deux jeunes hommes — ses fils — qui l’escortent, raides et muets.

Les officieuses vieilles s’empressent autour d’elle, lui offrent leurs services avec des chuchotements de compassion, s’enquièrent obligeamment de la nature de son mal. Elle, cependant, s’est laissée choir, à bout de forces, sur le banc de pierre accoté au piédestal de la statue, et, de ses doigts amaigris, elle se met à dégrafer une à une les pièces de son vêtement, d’abord le corsage soutaché de velours, puis la camisole de laine brune, enfin la chemise de chanvre, découvrant à nu sa poitrine où s’étale, striée de brins de charpie, la plaie hideuse d’un cancer.

Les deux jeunes hommes la regardent faire, le chapeau dans les mains, comme à l’église. Et j’entends l’un d’eux, Famé, qui explique aux vieilles :

« — Nous avons été avec elle dans tous les lieux renommés aux environs de notre paroisse, à saint Nonna de Penmarc’h, à sainte Tunvé de Kerity, à saint Trémeur de Plobannalec. Nous l’avons ramenée chaque fois plus souffrante. Alors, on nous a dit que sainte Anne seule avait assez de vertu pour la guérir, et nous sommes venus. »

Les vieilles de se récrier.

« — Quel dommage que vous n’y ayez pas songé plus tôt !… Il n’y a que sainte Anne, voyez-vous, il n’y a que sainte Anne ! Chacun sait cela. Il faut être, comme vous, de la race des brûleurs de goëmon pour l’ignorer. »

Tout en morigénant les fils, elles s’occupent de la mère, accomplissent en son nom les rites prescrits. Celle-ci lui barbouille d’eau le visage ; celle-là lui en verse dans les manches, le long des bras ; une troisième lui prend dans la poche son mouchoir, le va tremper dans la fontaine et le lui applique ainsi imbibé sur la partie atteinte ; les autres se traînent à genoux par les dalles boueuses, invoquant la patronne de la Palude, « aïeule de miséricorde, mère des mères, source de santé, rose des dunes, espérance du peuple breton. »

Prières improvisées, d’un charme très doux et très apaisant.

La malade s’efforce d’en répéter les termes, la nuque renversée, les yeux levés vers l’image de la sainte, dans une attitude vraiment sculpturale de douleur et de supplication.

C’est une remarque vingt fois faite. Morceaux de paysages, groupes de gens, tout en Bretagne s’organise en tableau, spontanément, par une sorte d’instinct secret. L’artiste n’a qu’à transposer, presque sans retouche.

Sous ce rapport, la procession de la Palude est une merveille. Il n’y a pas d’autre mot pour la caractériser. Impossible de concevoir quelque chose de plus complet, une vision d’art plus intense, plus harmonieuse et plus variée.

Un ciel qui poudroie, une brume d’or, comme dans certaines peintures des Primitifs… L’église en clair avec des tons lilas, aérienne, vibrante, toutes ses cloches en branle tourbillonnant, pour ainsi dire, au-dessus d’elle… Çà et là, des verts pâlis, effacés, le gris des tentes, la rousseur des falaises et, par derrière, la vasque splendide de la Baie, ses grands azurs calmes, la frise ouvragée de ses promontoires, le souple et changeant feston de ses vagues ourlé d’une écume de soleil.

Voilà pour l’ensemble du décor.

Sur ce fond admirable, se développe un cortège de féerie, une longue, une noble suite de figures graves, historiées, hiératiques, échappées, semble-t-il, des enluminures d’un vitrail. C’est comme un défilé d’idoles vivantes, surchargées d’ornements lourds et d’éclatantes broderies. Les costumes sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne rencontre plus ailleurs, sauf peut-être chez les Croates, en Ukraine et dans quelques pays d’Orient. Chaque famille conserve précieusement le sien, dans une armoire spéciale qui ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le « dimanche de sainte Anne a. On le fait endosser ce jour-là, avec mille recommandations minutieuses, soit à la fille aînée, soit à la bru. Toute la maison est présente à la cérémonie de la toilette. L’aïeule, dépositaire des antiques traditions, prodigue les conseils, corrige une draperie, redresse le port de la néophyte, lui enseigne la démarche qui convient, le pas solennel et, en quelque sorte, sacerdotal.

Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques, s’avançant de leur allure majestueuse, en ce cadre éblouissant, parmi le chant des litanies et le son voilé des tambours, est assurément une des plus belles choses qui se puissent voir et le souvenir qu’il vous laisse est de ceux qui ne s’effacent jamais. Vous diriez d’une fresque immense où se déroulerait, en une pompe d’une mysticité barbare, un chœur de prêtresses du vieil Océan.

Longtemps après on en reste hanté comme d’une hallucination des anciens âges… Mais voici qui nous ramène à l’éternelle et angoissante réalité.

Vieilles ou jeunes, sveltes ou courbées, les « veuves de la mer » débouchent du porche. L’œil se fatiguerait à les vouloir dénombrer : elles sont trop. Elles ont soufflé leurs cierges, pour marquer qu’ainsi s’est éteinte la vie des hommes qu’elles chérissaient. La physionomie, chez la plupart, est empreinte d’une placide résignation. Les plus affligées dissimulent leurs larmes sous la cape grise aux plis flasques et tombants. Elles passent discrètes, les mains jointes, — immédiatement suivies par les « sauvés ».

Le rapprochement n’est point aussi ironique qu’il en a l’air. De ces « sauvés » d’aujourd’hui combien n’en pleurera-t-on pas au pardon prochain comme « perdus » ! Par un sentiment d’une touchante délicatesse, ils ont revêtu pour la circonstance les effets qu’ils portaient le jour du naufrage, au moment où la sainte leur vint en aide et conjura en leur faveur le péril des flots. Ils sont là dans leur harnais de travail, de lutte sans merci, le pantalon de toile retroussé sur le caleçon de laine, la vareuse de gros drap bleu usée, trouée, mangée par les embruns, maculée de taches de goudron, le ciré couleur de safran jeté en travers sur les épaules. Jadis, pour ajouter encore à l’illusion, ils poussaient le scrupule jusqu’à prendre un bain, tout habillés, au pied des dunes, et assistaient à la « procession des vœux », le corps ruisselant d’eau de mer.

Dans leurs rangs figure un équipage au complet. Le mousse marche en tête. À son cou pend une espèce d’écriteau à moitié pourri, la plaque de l’embarcation, seule épave qu’ait revomi la tourmente.

Tous ces hommes chantent à haute voix. Leur allégresse néanmoins, surexcitée chez plus d’un par les libations de la matinée, demeure sérieuse, presque triste.

« — Que voulez-vous ? m’a dit l’un d’eux ; sainte Anne bénie fait pour nous ce qu’elle peut et nous l’en remercions de toute notre âme. Mais, tandis que nous clamons vers elle notre action de grâces, nous entendons là-bas l’autre qui rit… Et, vous savez, quand celle-là vous a lâché une fois, deux fois, gare à la troisième ! On ne triche pas impunément la mer… »

… Le soir descend. Les croix, les bannières viennent de rentrer à l’église. Aussitôt la dispersion commence. Les chariots s’alignent, s’ébranlent, partent au grand trot de leurs attelages reposés. Le torrent des piétons s’écoule par toutes les issues. Le regard suit longtemps ces minces files sinueuses et bariolées qui serpentent à travers champs et peu à peu s’égrènent pour enfin disparaître derrière les lointains assombris.

Les voilures qui recouvraient les tentes gisent à terre. Marie-Ange, affairée, me crie :

« — On lève l’ancre ! On cargue ! »

Sur la plaine dévastée retombe, avec la nuit, le manteau de la solitude. Les roulottes des saltimbanques et des forains y dressent encore leurs silhouettes d’arches errantes : demain, elles auront fui à leur tour. Et la Palude, sous les premiers brouillards d’automne, va redevenir le funèbre paysage que j’entrevis naguère, peuplé seulement d’un sanctuaire abandonné et d’une ferme en ruine, en face de la mer hostile, aussi farouche, aussi indomptée que jamais.



  1. En l’évêché de Cornouailles, sur le bord de la mer bleue.
  2. M. Le Carguet, le folkloriste du Cap-Sizun, m’a communiqué une légende analogue a celle-ci et qui avait trait également au pardon de la Palude.
  3. Diminutif de Corentin.