Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Notice bibliographique

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 237-245).


NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE





Il y avait peu d’êtres humains qui fussent plus sensibles et plus justes à la fois que Properce-Mathieu Cathelin. Aussi tressa-t-il une guirlande de fleurs champêtres dont il orna pieusement le portrait de Jean-Jacques, le jour que l’on détruisit la Bastille ; mais quand d’autre part son Altesse Sérénissime le prince de Condé, donnant trop vite le signal de l’émigration, quitta ses terres en compagnie de tous les siens, Properce-Mathieu Cathelin pleura. Après quoi il ne manqua point, il est vrai, de distribuer les nouvelles cocardes tricolores, que M. de La Fayette venait d’inventer, à tous les marmitons et gâte-sauces de Chantilly, car il lui appartenait d’instruire dans la liberté ce menu peuple en sa qualité de Chef des Cuisines de Son Altesse Sérénissime.

C’était, après la Vénerie, le service le plus considéré dans la maison de Condé que la Bouche, avec tous les officiers qui en dépendaient : Maîtres d’hôtel, Écuyers tranchants, Panneterie, Échansonnerie, Cuisines, Fruiterie, etc. Ils venaient avant la Chambre et l’Écurie elle-même, tenant peut-être ce privilège du malheureux Vatel, dont le trépas sublime illustre à jamais les fastes chantillois. Quoi qu’il en fût, Properce-Mathieu Cathelin jouait un rôle fort important au Château, rôle dont sa dignité naturelle augmentait encore le prestige, et qui se vit d’ailleurs confirmé par cette circonstance que, presque tous les officiers et serviteurs de qualité ayant suivi les Condé dans l’exil, il fallait bien qu’en Chantilly quelqu’un commandât à leur place. Or, le Chef des Cuisines, philosophe et patriote, suffit généreusement à cette tâche.

Il ne tarda guère à faire régner dans le domaine un esprit très touchant de mansuétude et d’humanité. Ce furent un jour tous les galvaudeux et pastoureaux du pays qui se virent autorisés à s’en venir librement, avec leurs maritornes, fouler les pelouses du parc, y cueillir des fleurs, pêcher les truites des bassins, et danser au son du « Ça ira » sous les ombrages du Hameau. Un autre jour, des vagabonds sans aveu logeaient dans les pavillons galants des jardins, campant au creux des bosquets, et mettant un peu le feu partout pour se mieux chauffer. Ou bien, des Bohémiens envahissaient quelque partie des communs, qu’ils ne quittaient jamais sans emmener force poules, dindons, veaux, vaches, cochons et couvées. Les Écuries, dont les chevaux avaient presque tous disparu, servaient de lieu d’assemblée aux orateurs chantillois, et les mères d’un tas de jeunes Gracques emplissaient les antichambres du Château lui-même, y ravaudant leurs bas pendant les jours de pluie. Le temps était proche, évidemment, où ces ménagères y feraient aussi porter leurs lits et leurs marmites.

Properce-Mathieu Cathelin, tantôt coiffé d’un bonnet phrygien, tantôt couronné de feuilles de chêne et d’épis de blé, passait en souriant au milieu de ces groupes vertueux, pinçant le menton des commères, échangeant le salut de fraternité avec les hommes, et bénissant d’un geste auguste les galopins qui l’acclamaient.

Lorsqu’il revint de Paris le 16 juillet 1790, après avoir assisté à l’inoubliable fête de la Fédération, notre Cathelin ne se tenait plus d’amour envers son prochain, et bientôt il organisait chaque semaine des banquets agrestes, frugaux et purs dans la Galerie des Batailles, au château. Ne fallait-il donc point faire participer, en ce monde renouvelé, les humbles laboureurs au luxe périmé des grands ? N’était-il pas bon de flétrir en commun la corruption des riches, les trahisons des tyrans et la prévoyance de la nature, qui nourrit l’enfant et l’oiseau ?… N’importait-il pas encore au bonheur des campagnes que les anciens esclaves affranchis pussent boire librement à l’Égalité, à la Fraternité, et à bien d’autres choses encore ? Les princes, en émigrant, n’avaient point emporté leur cave.

Que voulez-vous… il arriva qu’un beau matin Properce-Mathieu Cathelin s’est éveillé d’un lourd sommeil, étendu de son long sur le plancher, au milieu de débris de victuailles, de cristaux brisés, de meubles éventrés, de tableaux déchirés et de plusieurs patriotes qui, épars çà et là, ronflaient de leur mieux. Les braves gens s’étaient grisés comme des suisses, avaient tout cassé, et cuvaient leur vin sans remords.

À ce spectacle, avouons que Properce-Mathieu ressentit certaines craintes. Il se leva péniblement, et d’un pas encore alourdi par l’ivresse, fit une ronde dans les salles voisines : miséricorde ! les plus avisés des convives avaient pillé comme des larrons…

Allons ! pas de faiblesse… C’est aux promptes résolutions que se reconnaissent les vrais héros. La situation était grave. Il ne fallait rien moins, n’est-ce pas, que sauver l’honneur du peuple ?

Properce-Mathieu réveilla les dormeurs à coups de pied et les poussa dehors, encore tout engourdis qu’ils étaient. Puis, il gagna sa chambre, et sévèrement, fiévreusement, se mit à rédiger un mémoire.

Dans la journée, le plus étrange bruit se répandait en Chantilly : on y apprenait avec stupeur, sur le rapport écrit du citoyen Cathelin, que des brigands, suscités par les aristocrates, profitant d’une fête paysanne et familiale donnée au château, s’étaient introduits pendant la nuit dans le palais des ex-tyrans, afin de s’y livrer à toutes sortes de déprédations, dégâts et vols. Ces brigands étaient conduits par des chefs dissimulés au fond d’une voiture close.

« … Quand le désordre a été à son comble et qu’il n’a plus été possible de rien détruire, déclarait en terminant son rapport l’héroïque Cathelin, les brigands se sont retirés en ordre, on ignore la route qu’ils ont prise ; mais on ne peut être que fort alarmé sur les désordres qu’ils vont commettre. Ils ont à leur tête plusieurs chefs qui se font conduire en cabriolet. C’est avec raison qu’on soupçonne que ces chefs sont des ci-devant seigneurs travestis, qui marchent à la tête de cette troupe de Mandrins qu’ils ont soudoyés, et avec lesquels ils ont déjà dévasté de même plusieurs châteaux dans les autres départements. »

Ce mémoire, qui forme un petit in-8o de quelques pages, fut imprimé à Paris en cette même année 1790. Son titre exact est : Grand détail du pillage et dévastation du château de Chantilly par une troupe de brigands conduits par plusieurs particuliers en cabriolet.

Il terrifia toute la contrée, fut répandu par milliers dans la capitale, et servit à tel point la gloire de son auteur que le terrible citoyen Perdrix eut beaucoup de peine à faire guillotiner Properce-Mathieu Cathelin, comme suspect, en 1792.