Au hasard de la vie/La rancune de Pambé Sérang

Au hasard de la vie (1891)
Traduction par Théo Varlet.
Au hasard de la vieNelson (p. 92-100).
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LA
RANCUNE DE PAMBÉ SÉRANG





SI l’on veut bien y réfléchir, c’était en pareil cas la seule chose que pût faire Pambé Sérang. N’empêche qu’il a été pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, et que Nurkîd est mort lui aussi.

Il y a trois ans, alors que le steamer Saarbruck, de la compagnie Elsass-Lothringen, était en train de charbonner à Aden, et qu’il faisait comme de juste un temps brûlant, Nurkîd, le gros et gras chauffeur de Zanzibar qui alimentait le second fourneau de droite à dix mètres dans les profondeurs de la cale, obtint la permission d’aller à terre. De simple « fichu gars » (comme on appelle les chauffeurs) qu’il était en partant, il revint dans toute la gloire du sultan de Zanzibar, S. A. Sayyid Burgash, avec une bouteille dans chaque main. Puis il s’assit sur le caillebotis de l’écoutille avant, et se mit à manger d’un plat de riz au poisson salé et aux oignons, tout en chantant les chansons de son lointain pays. Ce plat appartenait à Pambé, le sérang ou contremaître des matelots lascars, qui venait tout justement de se le faire cuire. Il s’était absenté un instant pour emprunter du sel, et à son retour il trouva Nurkîd en train de piocher dans le riz avec ses sales doigts de nègre.

Un sérang est un personnage d’importance, très au-dessus d’un chauffeur, bien que ce dernier touche une meilleure paye. C’est lui qui entonne le refrain du « Haya, Hulla ! Hîa ! Heh ! » quand on rehisse aux portemanteaux le youyou du capitaine ; c’est lui aussi qui jette la sonde ; et parfois, quand l’équipage est oisif, il revêt sur sa mousseline la plus blanche une large écharpe rouge, et va sur le gaillard d’arrière jouer avec les enfants des passagers. Alors les passagers lui donnent de l’argent, et il le met de côté pour le dépenser jusqu’au dernier sou en une orgie à Bombay ou Calcutta, ou à Poulo-Penang.

— Ho là ! espèce de gros tonneau de nègre, c’est mon riz que tu manges ! dit Pambé dans cette autre langue franque qui commence où cesse le parler levantin, et s’étend vers l’est au delà de Port-Saïd jusqu’à l’endroit où l’est devient l’ouest, et où les bricks des îles Kouriles qui chassent le veau marin bavardent à l’occasion avec les jonques de Hakodaté.

— Fils d’Éblis, tête de singe, foie de requin séché, homme-cochon, tu sauras que moi, je suis le sultan Seyyid Burgash, et que je commande en chef tout ce navire. Enlève-moi tes détritus.

Et Nurkîd fourra dans la main de Pambé le plat d’étain, vidé de son contenu.

Pambé en coiffa comme d’un bassinet la tête crêpue de Nurkîd. Nurkîd tira de la gaine son coutelas et le planta dans la jambe de Pambé. Pambé à son tour dégaîne, mais Nurkîd se laissa tomber dans les ténèbres de la cale, d’où il cracha à travers le caillebotis sur Pambé, qui teignait de son sang la netteté du pont avant.

La blanche lune fut seule à voir ces choses ; car les officiers étaient en train de surveiller le charbonnage, et les passagers cherchaient en vain le sommeil dans leurs cabines étouffantes.

— Très bien, dit Pambé, nous réglerons ce compte plus tard.

Et il s’en alla au gaillard d’avant pour se bander la jambe.

C’était un Malais né dans l’Inde ; marié une fois à Burma, où sa femme tenait une boutique de cigares sur la route de Schwe-Dagon ; une fois à Singapour, à une jeune Chinoise ; et une fois à Madras, à une femme mahométane qui vendait des volailles. Le matelot anglais, lui, ne peut, vu les facilités des communications postales et télégraphiques, se marier aussi abondamment que Pambé n’avait l’habitude de le faire ; mais les matelots indigènes le peuvent, qui ne subissent pas l’influence des inventions barbares du sauvage Occident. Quand il lui arrivait de se rappeler l’existence d’une de ses femmes, Pambé était bon mari ; mais c’était aussi un très bon Malais ; et il n’est pas prudent d’offenser un Malais, parce qu’il n’oublie jamais rien. De plus, dans le cas de Pambé il y avait eu du sang versé et de la nourriture répandue.

Le matin venu Nurkîd se leva l’esprit vide. Ce n’était plus le sultan de Zanzibar, mais un chauffeur qui avait très chaud. Il s’en alla donc sur le pont et tint sa vareuse ouverte à la brise matinale, jusqu’au moment où un coutelas, filant tel un poisson volant, vint se ficher dans la charpente du rouf de la coquerie, à un centimètre de son aisselle droite. Il s’enfuit en bas sans plus attendre, et tâcha de se rappeler ce qu’il pouvait avoir dit au propriétaire de l’arme. À midi, quand tous les lascars du bord furent réunis pour manger, Nurkîd s’avança au milieu d’eux, et comme c’était un homme placide qui tenait beaucoup à sa peau, il ouvrit les négociations en disant :

— Hommes de ce navire, hier soir j’avais bu, et ce matin je sais que j’ai dû me mal conduire envers l’un ou l’autre d’entre vous. Que celui-là se nomme, afin que je puisse le rencontrer face à face et lui dire que j’étais saoul.

Pambé mesura la distance qui le séparait de la poitrine nue de Nurkîd. S’il sautait sur lui il risquait d’attraper un croc en jambe, et un coup lancé de loin à la poitrine se traduit parfois par une simple brèche dans le sternum. Il est difficile de passer entre les côtes à moins que l’individu ne soit endormi. Pambé donc ne dit rien ; et les autres lascars non plus. À l’instant leurs visages perdirent toute expression, comme c’est la coutume des Orientaux quand il y a du meurtre dans l’air ou quelque chance de grabuge. Nurkîd examina longuement tous ces yeux blancs. Il n’était qu’un Africain, et ne savait pas déchiffrer les physionomies. Un gros soupir — presque un gémissement — s’échappa de sa poitrine, et il retourna à la chaufferie. Les lascars reprirent leur conversation là où ils l’avaient interrompue. Ils parlaient des meilleurs procédés de cuire le riz.

Durant le trajet jusqu’à Bombay, Nurkîd souffrit du manque d’air frais. Il ne venait sur le pont respirer que quand tout le monde était à son poste ; et malgré cela il arriva une fois qu’une lourde poulie se détacha d’un palan et s’abattit à trente centimètres de sa tête, et qu’un caillebotis en apparence bien amarré sur lequel il posa le pied se mit à faire demi-tour dans l’intention de l’envoyer sur la cargaison arrimée à cinq mètres plus bas ; et une nuit de chaleur intolérable le coutelas s’abattit du gaillard d’avant, et cette fois lui tira du sang. Nurkîd porta donc plainte ; et quand le Saarbruck atteignit Bombay, il prit la fuite, se cacha parmi les huit cent mille habitants, et attendit pour signer un nouvel engagement que le navire eût quitté le port depuis un mois. Pambé attendit également ; mais sa femme de Bombay commençait à lui faire des scènes, et comprenant qu’à toujours s’amuser sans rien faire, un mathurin en est vite réduit à n’avoir plus qu’une chemise en lambeaux, il fut forcé de s’engager sur le Spicheren, qui allait à Hong-Kong. Dans les brumeuses mers de Chine il pensa beaucoup à Nurkîd, et quand il y avait en relâche dans le port avec le Spicheren des steamers de l’Elsass-Lothringen, il demandait après lui. Il finit par apprendre que Nurkîd était parti pour l’Angleterre via le Cap, sur le Gravelotte. Pambé partit pour l’Angleterre sur le Worth. Celui-ci croisa le Spicheren par le travers du phare de Nore. Nurkîd était sur le Spicheren qui s’en allait à la côte de Calicut.

— Tu veux retrouver un ami, mon brave chocolat ? dit à Pambé un gentleman de la marine marchande. Rien de plus simple. Va aux bassins Nyanza et attends qu’il y vienne. Tout le monde va aux bassins Nyanza. Attends-y donc, pauvre païen.

Le gentleman disait vrai. Il y a dans le monde trois grandes portes, où si l’on attend longtemps assez, on finit par rencontrer tous ceux que l’on désire. L’entrée du canal de Suez en est une, mais là, la mort y vient aussi ; la gare de Charing Cross en est une autre — pour le service intérieur ; et les bassins Nyanza sont la troisième. En chacun de ces lieux il y a des hommes et des femmes qui attendent indéfiniment ceux qui viendront sûrement. Ainsi Pambé attendit aux bassins. Le temps lui importait peu ; et ses femmes pouvaient attendre, comme il le faisait, de jour en jour, de semaine en semaine, auprès des cheminées au Diamant Bleu, ou au Point Rouge, ou aux Bandes Jaunes, et de tous les anonymes bohémiens de la mer qui chargeaient et déchargeaient, se frôlaient, sifflaient et meuglaient dans le brouillard sempiternel. Quand l’argent lui manqua, un bon gentleman conseilla à Pambé de se faire chrétien ; et Pambé le devint à grande vitesse : il recevait l’enseignement religieux entre deux arrivées de navire, et six ou sept shillings par semaine pour distribuer des brochures pieuses aux mariniers. Ce qu’était la foi, Pambé n’en avait pas le moindre souci ; mais il savait qu’en disant : « Chlé-tien indi-zène, mossié » à des hommes en longs habits noirs il avait chance d’en recevoir quelques sous ; et les brochures se revendaient à un petit bistrot qui débitait du shag[1] au dottel, poids encore moindre que le demi-screw, lui-même inférieur à la demi-once, et qui permet un commerce de détail très rémunérateur.

Mais au bout de huit mois Pambé tomba malade d’une pneumonie, contractée à la suite de ses longues stations sur place dans la boue ; et bien à contre-cœur il fut forcé de s’aliter dans sa chambre à deux shillings six pence, où il enrageait contre le destin.

Le bon gentleman s’asseyait parfois à son chevet, et se désolait de constater que Pambé parlait en des langues étrangères, au lieu d’écouter la lecture des bons livres, et semblait presque redevenu un païen enténébré. Mais un jour le son d’une voix qui parlait dans la rue près du bout du bassin le tira de sa demi-stupeur.

— Lui… mon ami, murmura Pambé. Appelez maintenant… appelez Nurkîd. Vite ! Dieu a envoyé lui !

« Il avait besoin de quelqu’un de sa race », se dit le bon gentleman. Et sortant, il appela de toutes ses forces :

— Nurkîd !

Un nègre des plus noirs, à la chemise blanche éblouissante et aux habits de marin flambant neufs, un chapeau reluisant comme son épingle de cravate, se retourna. Les voyages avaient appris à Nurkîd la façon de dépenser son argent et fait de lui un citoyen du monde.

— Hi ! Oui ! fit-il, quand on lui eut expliqué la situation. Moi commander lui… moricaud noir… quand je être sur le Saarbruck. Ce ’ieux Pambé, ce bon ’ieux Pambé. Sacré lascar. Vous montrer moi le chemin, mossié.

Et il le suivit jusque dans la chambre. Un coup d’œil révéla au chauffeur ce qui avait échappé au bon gentleman. Pambé était dans le dénuement absolu. Nurkîd enfonça ses mains dans ses poches, puis s’avança les poings fermés vers le malade, en criant :

— Eya, Pambé ! Eya ! Hi-ah ! Hollé ! Heh ! Prends ça ! prends ça ! Radouber toi vite, Pambé. Tu reconnaître, Pambé. Tu reconnaître moi. Dekho, jî ! Regarde ! Sacré gros fainéant de lascar !

De la main gauche Pambé lui fit signe de s’approcher. Sa droite restait sous l’oreiller. Nurkîd enleva son superbe chapeau et se pencha sur Pambé jusqu’à ce qu’il pût saisir enfin un léger murmure.

— Comme c’est beau ! disait le bon gentleman. En vérité, ces Orientaux s’aiment comme des enfants !

— Dégoise, dit Nurkîd, en se penchant sur Pambé d’encore plus près.

— C’est pour l’affaire… de ce poisson aux oignons, dit Pambé.

Et il lui planta son couteau sous le rebord des fausses-côtes, de bas en haut et en avant.

On perçut une grosse toux défaillante, et le corps de l’Africain s’affaissa lentement, et ses mains qui cherchaient à s’agripper au lit laissèrent tomber une pluie de pièces d’argent qui roulèrent par toute la chambre.

— Maintenant je peux mourir ! dit Pambé.

Mais il ne mourut pas. Il fut soigné et ramené à la vie avec toute la science que peut procurer l’argent, car la justice le réclamait ; et à la fin il recouvra suffisamment de santé pour être pendu en bonne et due forme.

Pambé ne s’en soucia pas trop ; mais ce fut un coup pénible pour le bon gentleman.


  1. Tabac très noir, très fort et très grossier.