Au fond des bois/Les Vieux

Les Vieux


La petite rivière coulait en scintillant au pied des coteaux veloutés. L’air était doux, le ciel était pur et l’oiseau chantait à pleine voix…

C’était hier, un jour superbe. Bien peu après midi, je vis arriver ma voisine, conduisant elle-même son cheval. Car j’ai maintenant une voisine. Une voisine qui est à vingt arpents, c’est une aubaine quand on vit en plein bois !… Donc, j’ai une voisine. C’est une jeune femme, illettrée comme son mari d’ailleurs, mais elle est intelligente et bonne. Nous nous entendons bien ensemble Plus fortunés que nous, ils ont un cheval et une voiture d’été, — un quatre-roues non couvert — ainsi qu’une voiture d’hiver qu’on appelle un « traîneau ». Sa mère, une bonne vieille encore robuste, garde les petits, et Marie-Jeanne parfois m’emmène avec elle, soit à l’église, soit au magasin du faubourg.

Donc, hier, elle vint me chercher pour aller chez une de ses tantes, à l’extrémité du village. Elle conduit elle-même la voiture, et aussi adroitement qu’un homme. Le cheval est bon, mais le chemin ne l’est pas. Quel chemin ! C’est une route en ébauche seulement. Des souches, des branches tombées, des roches, des trous. Le quatre-roues y monte, et y descend comme un bateau sur la mer… Parfois nous nous tenions toutes deux à bras-le-corps et nous avons ri comme des enfants… Oh ! ce chemin, ce qu’il nous donne d’émotions ! Mais les gens des bois sont habitués aux émotions.

Un ciel limpide brillait dans les éclaircies. Un merle, caché dans les feuilles, chantait à tue-tête. Comment décrire le charme de ces promenades en voiture dans les chemins de montagnes ? Un monde de merveilles respire autour de nous. Quand nous heurtons au passage quelques branches trop longues, on dirait que toute la forêt frémit. Un immense frisson court d’un arbre à l’autre. Est-ce que les bois ont peur ?… Que de vie, que de rayonnements, que d’ombres aussi belles que la lumière elle-même ! L’eau murmure dans les sources. On entend des chants de cascades ; des gammes mélodieuses se déroulent, des oiseaux s’envolent, des écureuils, surpris, s’engouffrent dans les feuillages. Le vent joue dans les branches ; céleste musicien, il en tire des sons magnifiques, comme un artiste qui toucherait à la fois mille instruments. Nous sommes entourés d’arbres ; des arbres, des arbres partout ; des lacs de verdure, des gouffres bleus, des ravins, des talus, des clairières… Et tout cela remue, tressaille, murmure, respire, rêve, chante et pleure. Et cette respiration est si douce, si légère, que, saisi, comme au seuil d’un temple, on s’arrête, de peur d’effrayer les vols mystérieux qui passent autour de nous…

Nous allions lentement dans ce chemin sauvage où l’herbe croît tout à son aise. Les côtes s’éloignaient dans leur robe rayonnante. L’horizon, devant nous, commençait à s’élargir. « J’ai hâte de voir la mer, dit Marie-Jeanne ; c’est la mer que je préfère car je suis fille de marin, moi. — « Et moi, repris-je, je suis fille de bûcheron, j’aime mieux la forêt. Écoute les grands vents rugir dans les feuillages, et tu me diras si ce n’est pas comme le bruit des flots. Quand je pénètre au fond de la forêt, je suis impressionnée comme en entrant dans une église, et j’écoute les arbres qui grondent comme de grandes orgues… Pour moi, la forêt a quelque chose d’humain. Regarde ce vieux pin qui penche son front décharné sur les bords de la petite rivière. N’a-t-il pas la dignité du vieillard que la vie a dévasté, mais qui est resté noble et grand sous l’épreuve ? Vois-tu ses feuilles qui retombent comme une vieille guipure ? Et son tronc, couvert de mousse, n’est-il pas marqué, ridé comme les fronts humains ? Que de tempêtes ont passé sur lui ! Et parce qu’il a souffert, il n’a jamais cessé de lever en haut ses bras suppliants… Cet arbre est une prière vivante ; il est comme la muette supplication de la terre au ciel. »

Enfin, Marie-Jeanne aperçut bientôt la mer, et à notre gauche, dans un bouquet d’arbres, la rustique demeure de sa tante. Un mince filet de légère fumée blanche sortait de la cheminée. La maison était vieille et basse, sans doute faite ainsi à dessein à cause des grands vents. Tout autour, le sol était déboisé et cultivé, couvert de foin ou de grains aux longs épis. Sur une petite élévation, un homme conduisant un gros bœuf roux tenait les mancherons d’une charrue et labourait la terre. Sa silhouette et ses gestes lents se détachaient carrément sur l’horizon. Cet homme m’apparaissait comme un géant de l’antiquité en train d’ouvrir les premiers sillons. « C’est mon oncle, dit Marie-Jeanne. Il est vieux et il travaille comme un jeune. C’est lui qui fut, ici, le premier cultivateur. Ce qu’il a souffert, Dieu seul le sait ! Il a, pendant des années, vécu de pain noir. Et, pourtant, il est bien gai, tu vas voir. »

Près de la maison, se voyait un grand jardin avec de hauts arbres. Des marches de pierre conduisaient au seuil. Tout était ancien et rustique dans cette maison. Tout y annonçait l’austère travail, le bien lentement amassé par efforts acharnés et persévérants. En entrant, on se trouvait dans une grande cuisine, une humble cuisine avec une haute pendule, des casseroles de fer-blanc, des cruches de grès et des plats suspendus. Cela sentait le chou cuit et la crème fraîche… Ô bonne senteur des cuisines de chez nous, que vous avez d’attraits pour ceux qui arrivent et qui ont faim ! Je rêvais déjà de lait crémeux et chaud, et de légumes lentement mijotés avec du lard et garnis d’un bouquet de ciboulette…

La tante accourut pour nous accueillir. Elle était ravie de joie à la vue de sa nièce venue de si loin pour les voir. Le vieux, revenu des champs, accourut à son tour. Comme son aimable visage souriait joyeusement !… « Et cette demoiselle-là, c’est ton amie, disaient-ils, celle qui reste près de chez vous ? Quelle bonne idée de l’avoir emmenée ! » Ils parlaient de tout, de tous. Leurs bons petits yeux clignotaient de plaisir… La porte de cave s’ouvrit ; la petite vieille en revint avec une bouteille de sirop de framboise. Le vieux, en même temps, sortait des armoires un gâteau et une terrinée de crème. Les assiettes de faïence apparurent, puis les gros verres à patte, enfin tout ce que la vieille armoire contenait de plus beau. Jamais on ne peut voir plus de jeunesse en de vieux visages, plus de gaieté dans les rides. Une verve intarissable sortait des lèvres de ces deux vieux. Nous nous levâmes pour partir. Mais il fallut rester à souper. Et je mangeai de ces légumes délicieux cuits avec du lard, de la ciboulette et du persil frisé.

Au départ, en nous embrassant, les petits vieux avaient le cœur gros. « Vous reviendrez, vous reviendrez avant les neiges, » murmuraient-ils… Longtemps, longtemps leurs petits yeux nous suivirent sur la route. Et longtemps aussi je me rappellerai ces deux vieux au doux visage empreint d’un si bon sourire. Oui, c’est grâce à de semblables vieux qu’une race demeure éternellement jeune.

Bientôt le soir tomba. Des traînées de brume flottèrent sur les monts et sur le bord des sources, dans la montagne, les petites voix chantantes semblaient encore plus lointaines…