La Semeuse (p. 13-17).


III

L’accueil.


Emmenés le 29 au matin de Melreux, nous commencions, encaqués dans des wagons à bestiaux, un voyage d’environ trois cents kilomètres qui ne devait pas durer moins de soixante heures. La longue durée du trajet pour une distance aussi courte, s’explique par la promenade « exhibition » que nous avons faite à travers l’Allemagne, afin sans doute de chauffer à blanc le patriotisme des teutons.

De Melreux à Malmédy, rien de bien spécial, si ce n’est l’attitude pleine d’affliction de nos malheureux compatriotes qui semblent terrorisés à la vue des Allemands et suivent d’un regard mélancolique notre train poussif s’enfonçant dans l’inconnu.

Nous remarquons en passant que les Allemands ont germanisé les noms de quelques gares des vallées de l’Ourthe et de l’Amblève, ou ont fait suivre les noms belges de l’inscription « Neu Deutschland ». En passant à Remouchamps, nous lisons également cette autre inscription prétentieuse : « Wilhem II, Kaiser von Europa ».

Nous arrivons à Malmédy à la tombée de la nuit, et la ballade commence. Notre train se traîne péniblement avec des arrêts prolongés, ses coups de sifflets stridents et comme désespérés déchirant la nuit ; sa machine, qui souffle et halète comme un malade et menace de nous laisser en détresse pour augmenter celle qui nous étreint en cette nuit lugubre.

Quel voyage épouvantable et dont tous nous nous souviendrons longtemps. Personnellement, je me rappelle que, harassé de fatigue, terrassé par la faim, je parvenais enfin à sommeiller, quand tout à coup le bruit métallique produit par la traversée d’un pont me réveilla en sursaut et, abruti plus qu’ahuri, j’eus cette vision fantastique, des arbres, des poteaux télégraphiques, des clôtures le long de la voie, des lumières blafardes ou clignotantes des gares traversées, je vis le tout défiler devant mes yeux dans un amalgame indescriptible et dansant une sarabande infernale. Seule, la voix de mes compagnons d’exil me rappela à la réalité. Au lieu de partir directement vers Soltau, via Cologne, Dortmund et Hanovre, notre train fit un détour pour nous montrer à la population. Nous traversons aussi les villes de Coblentz, Nassau, Limburg, Giessen, Marburg, Gunterhaussen, Hammunden, Elze, Hanovre et Soltau, où nous arrivons le lundi 1er septembre dans l’après-midi, et n’ayant pris pour toute nourriture que deux très, très légères collations. Un long arrêt à chacune de ces gares, et que ce soit à midi, minuit ou trois heures du matin, les habitants prévenus sans aucun doute par les autorités allemandes, étaient sur place pour manifester leurs sentiments à notre égard d’une façon qui rappelle étonnamment certains rites congolais.

Partout nous avons à subir sans pouvoir nous défendre les pires humiliations, les affronts, les injures, les gestes obscènes ou meurtriers, les huées et les cruautés d’une populace exaltée jusqu’à la fureur, d’une populace fanatisée contre nous. Cette rage était telle que deux faits seulement pourront donner à nos lecteurs une bien faible idée des incidents révoltants dont nous fûmes les tristes témoins ou les victimes.

C’est d’abord la curiosité malsaine des femmes et des jeunes filles allemandes.

À chaque arrêt, lorsqu’on nous donnait l’autorisation de satisfaire un besoin pressant, l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de le satisfaire sans commettre de véritables attentats à la pudeur, si toutefois on admet que les boches en ont une, fit que nombreux furent ceux qu’une pudeur compréhensible retint et se rendirent malades.

Leur rage et leur lâcheté vis-à-vis de nous se traduisit d’autre part par le geste ignoble d’un sous-officier allemand de service dans une gare qui, non content de brutaliser un sous-officier belge, lui cracha en plein visage et se retira en se dandinant, fier de son triste exploit.

Les gosses eux-mêmes, sous la conduite de leurs instituteurs, étaient massés le long des voies du chemin de fer et nous insultaient au passage. Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans accorder une mention spéciale et ce dans un intérêt général, à l’accueil farouche qui nous fut réservé aux portes même de Hanovre. Il intéresse trop de nombreux Belges et Français pour que je le passe sous silence.

Il s’agit de la réception hors ligne que nous fit le personnel des usines « Pneu Continental ».

Les prisonniers belges et français qui y auront passé en auront certainement gardé un souvenir que je souhaite durable.

Au passage de notre train qui défile lentement, très lentement même, les nombreuses fenêtres que comporte cette fabrique étaient garnies par le personnel, tant masculin que féminin. Les hommes hurlaient des injures, montraient le poing ou faisaient le simulacre de nous tordre le cou ; quant au beau sexe, si on peut appeler ainsi ces mégères, pieds de nez et autres grimaces furent parfaits ; quelques-unes de ces gentilles créatures esquissèrent même le geste de nous couper le cou et, avec un ensemble parfait, elles vomissaient des insultes qui, quoique incomprises, m’ont paru tellement variées que je crois que notre langue verte est bien peu de chose à côté.

De ce qui précède, il se dégage une conclusion que je m’empresse de tirer.

Nous savons tous quelle campagne « kollossale » de publicité le « Pneu Continental » a faite en France et en Belgique pour amadouer les touristes des deux pays en ce qui concerne la nationalité du produit.

Et bien, aujourd’hui, des milliers d’hommes, belges ou français, savent que le « Pneu Continental » est bien un pneu boche. Aucun touriste des deux pays ne peut plus l’ignorer, et s’il en existe qui se le procurent, même au rabais, ils devront être considérés comme des patriotes de qualité ou d’origine douteuse.