La Semeuse (p. 5-9).


SOLTAU.


I

La retraite.


Le dimanche vingt-trois août 1914, vers six heures du soir, après avoir subi le bombardement des Prussiens pendant plus de huit heures du soir, après avoir subi le bombarde [...] apprenions que la retraite des troupes de Namur était ordonnée et avait commencé dès le matin. Plusieurs compagnies furent oubliées par l’État-Major, nous étions sans doute du nombre car les troupes qui nous environnaient étaient parties depuis plusieurs heures.

L’adjudant Lambert rassembla ses hommes dans la cour de la ferme de Morivaux où nous étions cantonnés, leur fit une courte allocution patriotique afin d’éviter le découragement et l’on se mit en route pour rejoindre le gros du régiment sur la rive droite de la Sambre.

Les schrappnels pleuvaient sur la plaine de Belgrade que nous traversâmes sans accidents et vers 7 h. 30, nous retrouvions une grande partie du régiment à la sortie de Flawinne, vers Malonne. Notre brave et courageux commandant de compagnie, le capitaine Scheid était resté avec l’arrière garde afin de sauver les vivres et les munitions, et détruire ce que l’on ne pouvait emporter.

Quel spectacle lamentable, tout le long de la route que nous venions de parcourir, cela sent la désorganisation et la déroute : des canons abandonnés, des armes, des munitions, des vivres, des effets, le tout semé sur le parcours que nous venions d’effectuer ; ajoutez à cela l’attitude morne, triste des habitants qui nous regardaient défiler.

On nous annonce avant de nous remettre en marche que nous allons vers St-Gérard rejoindre les Français et former avec nos amis alliés l’armée de Sambre et Meuse !

Cela ranime le courage des hommes et les hauteurs de Malonne sont escaladées à bonne allure aux accents d’une vibrante « Marseillaise » chantée à pleins poumons. Quelques paroles de ce chant mâle et énergique avaient suffit pour nous mettre du « cœur au ventre », nous rendre confiance et imprimer sur nos figures un air héroïque. Mais hélas, il fallut bientôt déchanter, la colonne sans flanc-garde, non protégée, sans guide, devait, véritable fleuve humain, balloter entre les lignes allemandes, errer toute la nuit, aller de l’avant, revenir sur ses pas, prenant parfois pour guides quelques rares paysans fuyant l’envahisseur, emportant quelques maigres bagages, pour finir par marquer le pas plusieurs heures dans un défilé avant d’arriver à Bioulx.

Quelle nuit longue, lugubre et fatigante, sans boire, sans manger, sans repos, éclairés seulement par les incendies allumés tout autour de nous ; les quelques officiers qui nous conduisaient paraissaient anxieux.

Enfin le lundi à midi, sur la place de Bioulx, la harangue d’un major d’artillerie nous dit la situation qu’il résume en ces mots : « Il faut enfoncer l’ennemi ou se rendre. » Nous partons afin d’essayer de faire une trouée, mais sans chefs, le désordre est indescriptible, la plupart des hommes cherchent à fuir ou se désarment en attendant l’arrivée des Prussiens. Ce manque de chefs et de discipline fut notre perte. Après une tentative où les officiers purent se rendre compte de l’inutilité de nos efforts, nous nous rendions, livrant à nos ennemis quelques milliers d’hommes de troupes fraîches et un butin de guerre très important.

Il y avait au tableau une ombre noire : de nombreux morts qui s’étaient sacrifiés inutilement. Si peu que j’ai vu du champ de bataille, j’en garderai un souvenir ineffaçable.

Que de malheureux sont là couchés, que d’horribles blessures, que de cris, que de plaintes, que de gémissements, que de râles j’ai entendus. En ai-je vu de ces cadavres belges, français ou prussiens dont le sang bronzait l’herbe tendre et féconde de notre terre natale. Oh ! tous ces corps, crispés et exsangues qui jonchent le sol ou reposent au fond d’un fossé boueux, corps hier encore pleins de force et d’espoir, palpitant de vie et d’amour…

Que de larmes, que de deuils !

Et je me demande si Guillaume le Sanguinaire, qui porte la responsabilité de cette guerre, est tiraillé par le remords.

Que de rêves sanglants !

. . . . . . . . . .

Le canon s’est tu, la fusillade ne crépite plus, la brume descend lentement, lentement, comme lassée d’un jour si long, les bois proches s’estompent déjà dans la grisaille du soir ; la grande ombre de la mort plane sur nous, elle étend son manteau froid pendant que de là-haut une lune pâle et blafarde comme la mort nous regarde. Le cœur angoissé, la tête bourdonnante, je marche sans savoir, tandis qu’à mes lèvres monte le quatrain suivant de Leconte de Lisle :

Ô boucherie ô soif du meurtre ! Acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoque et navre
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Le coup de filet de Bioulx permettait aux Allemands d’atteindre le 25 août la frontière française. Il leur avait fallu trois semaines pour obtenir ce résultat. Leurs chants de victoire du 24 au soir ne signifiaient rien, c’était une victoire à la « Pyrrhus », de plus, la partie était irrémédiablement compromise pour ne pas dire perdue. La barrière opposée à l’envahisseur n’était pas infranchissable, mais nous pouvons néanmoins être fiers ; les sacrifices faits et consentis librement ont été largement récompensés par le résultat final.

Prisonniers, nous étions prisonniers ; le premier moment de stupeur passé, nous nous ressaisissons et attendons les événements. La reddition des armes semble pénible à la plupart d’entre nous, et un vrai soldat n’a pu les rendre sans tristesse. C’est quand je fus désarmé que je compris combien était profondes et vraies les paroles de notre instructeur, le lieutenant E. Melot, du 10e de ligne qui, en 1899, nous disait : « Mes enfants, n’abandonnez jamais votre fusil, c’est votre meilleur ami. »

Hélas ! il nous fallut aussi abandonner autre chose que nos armes, c’était l’exil qui nous attendait, il fallait abandonner foyers, femmes, enfants, parents, amis, et pour combien de temps ?

Après avoir été réunis dans une prairie, nous sommes dirigés vers Sommières, où nous arrivons vers dix heures du soir pour coucher à la belle étoile, éclairés par la lueur sinistre d’une grange qui brûle à proximité de notre bivouac. De nourriture, toujours rien, notre dernier repas datait du dimanche à midi, et nous devions rester sans manger jusqu’au mardi soir sept heures, n’ayant pour nous soutenir que de l’eau.