Au Pays de Stendhal

Au Pays de Stendhal
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 431-443).
AU PAYS DE STENDHAL

Douceur des beaux jours de juillet, à Grenoble, que j’aime, chaque année, venir vous respirer ! Une infinie suavité emplit la ville, surtout aux fins des après-midi, quand les tilleuls en fleurs et les fameux orangers de Lesdiguières, sortis des serres aux premières chaleurs, versent leurs ondes lourdes de parfums...

Je ne sais plus quel soir, — un soir qui mourait dans une poussière d’argent, — m’étant à moitié assoupi sur un banc du Jardin-de-Ville, je crus voir Stendhal s’asseoir près de moi. A l’étonnement que je manifestai, il comprit que je l’avais reconnu et s’en montra fort touché.

— Vous ne devez pas ignorer, me dit-il, si mon œuvre vous est aussi familière que mon visage, que j’ai toujours rêvé d’être célèbre au XXe siècle : j’ai voulu m’en assurer. Et vous voyez, monsieur, un homme heureux, à qui la renommée enfin sourit. « Je n’estime, ai-je écrit, que d’être réimprimé en 1900. » Vraiment, je suis comblé. A la devanture des libraires de Paris, il n’est guère question que de moi ; on publie mes œuvres complètes ; on déchiffre mes manuscrits les plus illisibles ; critiques et professeurs me consacrent des articles et des volumes ; on soutient sur moi des thèses en Sorbonne ; je suis même devenu chef d’école, puisque le beylisme existe. En traversant le jardin du Luxembourg, j’ai vu un socle neuf où l’on doit sceller mon effigie. C’est la gloire... Alors, j’ai eu le désir de venir la savourer dans ma ville natale ; mais je vous avoue que je m’y sens un peu dépaysé. Si je n’avais reconnu les montagnes toujours pareilles et les beaux arbres du cours de Saint-André, je me serais cru dans une cité nouvelle. La place Grenette est éventrée ; heureusement, j’ai retrouvé, point trop mutilées, la vieille maison de mon grand-père et celle de mes parens, qu’une plaque indique même aux passans. Mais, hélas ! que de désillusions ! Puisqu’on a débaptisé cette rue des Vieux-Jésuites où je suis né, pourquoi lui a-t-on donné le nom de ce rhéteur de Jean-Jacques Rousseau, qui n’y coucha qu’une nuit ?

— Mais une rue de Grenoble porte votre nom, fis-je vivement, tout heureux de dire quelque chose d’agréable.

— Oui, dans d’affreux quartiers neufs où nul ne passe... Je croyais aussi, ayant un médaillon à Paris, qu’ici, je pourrais contempler ma statue : je n’ai vu que celle de Berlioz, qui est de La Côte-Saint-André...

Des cris d’enfans, interrompant ma rêverie, me dispensèrent fort à propos d’une réponse difficile. Instinctivement, je regardai autour de moi. J’étais seul sur le banc. Le soir achevait de mourir. Les senteurs des tilleuls et des orangers semblaient s’être exaspérées avec le crépuscule. La tête un peu lourde, dans cette demi-inconscience qui suit les assoupissemens, je me levai et sortis du jardin. Les quais de l’Isère m’envoyèrent leur vent frais. Je regardai les montagnes qui s’endormaient paisibles et la ville qui s’estompait dans une brume claire. Des vers chantèrent dans ma tête :


Un soir d’argent, si beau, si noble,
Enveloppe et berce Grenoble.
Tout l’espace est sentimental.
Voici la ville de Stendhal...


Peu de cités ont autant que Grenoble modifié leur physionomie en moins d’un siècle ; mais les coins où vécut Beyle ont à peine changé. Sa maison natale, noire et morne, ouvre toujours son affreux corridor presque en face des restes de l’hôtel du conseiller Rabot, dont les jolies arcatures et la fenêtre en forme de tabernacle ont toute la grâce du XVIe siècle commençant. L’ancienne rue des Vieux-Jésuites est encore plus triste, depuis que le centre et le mouvement se sont déplacés ; les grands cars automobiles, qui sillonnent les Alpes, évitent l’étroite voie qu’ébranlaient jadis les courriers de Lyon et de Paris. Presque intacte également est la maison où le docteur Gagnon, le grand-père de Stendhal, installa « le plus beau logement de la ville. » Par le vieil escalier, magnifique pour le temps, je suis monté à l’appartement dont il y a, dans la Vie de Henri Brulard, tant de minutieuses descriptions, accompagnées de plans et de croquis, qu’il fut possible d’en faire l’exacte reconstitution. Les étudians de l’Institut électrotechnique y ont aujourd’hui leur cercle, et ce milieu de jeunesse studieuse ne déplairait point à l’ancien lauréat de mathématiques. J’ai retrouvé sans peine le « salon à l’italienne, » qu’orna, pendant les journées révolutionnaires, l’autel où le jeune Henri servait la messe dite par un prêtre insermenté, la pièce qui servait à loger les collections minéralogiques du docteur, et le cabinet, orné d’un buste de Voltaire, au fond duquel était la bibliothèque où Stendhal connut la joie des lectures défendues.

Mais le plus vivant souvenir qui nous reste de Beyle, à Grenoble, est l’étroite terrasse dont il parle si souvent et où il vécut les meilleurs momens de son enfance et de sa jeunesse. Faisant suite à l’appartement, elle est bâtie sur un mur qui porte encore, paraît-il, le nom de mur sarrasin et qui est, en réalité, un fragment des remparts romains. Son grand-père dépensa de grosses sommes à son aménagement. Dans de profondes caisses en maçonnerie, remplies de terre, il planta des arbustes et des ceps de vigne dont les feuillages devaient former une voûte de verdure. Les vignes ont résisté et leurs branchages, entrelacés à des arcades et à des treillis de bois, font, en effet, un coin charmant, qui l’était plus encore, quand les arbres du Jardin-de-Ville, moins hauts, laissaient les regards se perdre sur les plateaux du Vercors. Par-dessus le petit jardin des Périer-Lagrange, situé en contre-bas de la terrasse, on apercevait les cimes du Villard-de-Lans, où l’imagination de Stendhal rêvait « d’un pré au milieu de hautes montagnes, » la masse arrondie du Moucherotte, les falaises calcaires de Sassenage et la ligne de rochers qui, vue de Grenoble, dessine un vague profil du masque de Napoléon. Que de fois Stendhal parle de ce panorama ! C’est sur cette terrasse que son grand-père lui donnait ses premières leçons de choses et citait, tout en arrosant ses fleurs, Pline et Linné. Quand il était seul, il y dévorait en cachette les romans volés dans la bibliothèque. Le soir, il contemplait les couchers de soleil, écoutant les cloches de Saint-André, « dont les beaux sons lui donnaient une vive émotion, ou le bruit de la pompe de la place Grenette, quand les servantes pompaient avec la grande barre de fer. » Et par les nuits d’été, tandis que son père, « peu sensible à la beauté des étoiles, » s’enfermait avec la terrible Séraphie, il demandait au docteur Gagnon de lui parler des constellations... Nulle part on ne se sent plus près de lui que sous l’ombrage léger de ces vignes qu’il vit planter et où ses fidèles peuvent encore, comme le dit M. Debraye, cueillir, l’automne venu, une grappe de raisin à la « treille de Stendhal. »

Toujours nous émeuvent les lieux où vécut un écrivain célèbre, surtout lorsqu’ils servirent à façonner sa sensibilité. Une ville, un paysage, qui n’eurent aucune influence sur l’esprit d’un mathématicien ou d’un philosophe, prennent souvent une importance décisive chez un poète ou un romancier. Mais jamais cette empreinte des choses ne fut plus forte que chez Stendhal qui, jusqu’à la fin, revécut ses impressions de jeunesse. Comme l’a établi M. Léon Blum, « le vrai Stendhal, c’est celui de l’éveil à la vie. » Jamais ne s’effacèrent ses premiers souvenirs. Il n’avait qu’à évoquer cette terrasse pour entendre encore le glas funèbre sonné le jour de l’enterrement de sa mère, emportée « à la fleur de la jeunesse et de la beauté, » et pour se rappeler, comme si elles dataient d’hier, les folies qu’il commit au cimetière, quand il s’opposait à ce qu’on jetât des pelletées de terre sur la tombe et criait qu’on lui faisait mal à lui-même, exprimant ainsi cette touchante idée qu’une mère n’est jamais tout à fait morte, puisqu’elle vit dans le cœur de son fils.

Sur cette terrasse aussi frémirent, herbes folles ondulant au vent, ses rêves d’adolescent et ses premiers émois d’amant. Quand le soleil de midi trouait les branchages d’immobiles rais d’or, le jeune Beyle voyait danser devant lui, en un étrange pêle-mêle, d’imprécises silhouettes : sa petite amie Victorine, Mlle Vignon, pareille avec ses gros yeux rouges à un lapin blanc, la Fanchon, l’élégante nonne du couvent de la Propagation, la belle Mme de Montmort, qui avait inspiré Choderlos de Laclos, d’autres encore, et surtout cette Mlle Kably, immortalisée, à défaut de talent, par l’inconscient désir de Stendhal, qui défaillait presque quand il l’apercevait venant vers lui, à travers le Jardin-de-Ville... Ces souvenirs de l’éveil amoureux de celui pour qui l’amour seul compta dans la vie, ne sont-ils pas délicieux à évoquer dans le cadre même qui les vit naître ?


Au début de la notice qui précède l’édition de Lucien Leuwen, Jean de Mitty, « desservant de la chapelle beyliste » comme il se nomme, indique trois stations où le pèlerin de Stendhal doit s’arrêter, avant d’aller fouiller, à la bibliothèque, dans ses manuscrits. Elles me semblent choisies un peu arbitrairement. Ni le château de Sassenage, ni le couvent de la Grande-Chartreuse ne tiennent à cet égard une place suffisante dans l’œuvre et la vie de Beyle, Quant à la troisième, — la chambre de l’hôtel des Trois-Dauphins où coucha Napoléon, en 1815, le soir de la rencontre de Laffrey, — elle n’a guère d’intérêt depuis qu’en fut enlevé le mobilier historique.

Bien plus intéressant est le pèlerinage à cette maison de Furonières qui, d’après son propre aveu, « joua le plus grand rôle dans son enfance. » Au verso d’une feuille du manuscrit de la Vie de Henri Brulard, j’ai lu cette note : « Idée : aller passer trois jours à Grenoble... aller seul incognito à Claix. » Ainsi donc, à cinquante ans, il a encore le désir de revoir cette propriété qui n’est plus à lui, mais où il y a tant de lui. A un voyageur, Victor Hugo dit, dans les Feuilles d’automne :


Vous avez pris des lieux et laissé de vous-même
Quelque chose en passant.


Beyle, qui fit plus que passer dans ces campagnes de Claix, y vit encore pour qui sait l’y chercher.

Dire qu’il aima et goûta la nature est aujourd’hui un lieu commun. On connaît la déclaration formelle et si curieuse qu’on lit presque au début de la Vie de Henri Brulard : « J’ai recherché avec une sensibilité exquise la vue des beaux paysages ; c’est pour cela uniquement que j’ai voyagé. Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme ; et des aspects que personne ne citait, la ligne de rochers en approchant d’Arbois, je crois, en venant de DôIe par la grande route, sont pour moi une image sensible et évidente de l’âme de Métilde. » La comparaison avec l’archet devait plaire à son goût musical, car on la retrouve dans les Mémoires d’un Touriste : « J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations folles, ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable. » Beyle prête une âme, son âme plutôt à la nature ; c’est lui qu’il chérit en elle. Chose plus rare, il l’aima dès l’enfance. Les impressions de nature, au début de la vie, sont, en général, à fleur de peau. Ruskin est une exception qui, tout jeune, contemplant la plaine de Croydon, s’écriait que les yeux lui sortaient de la tête. Mais, presque toujours, ces impressions s’avivent avec l’âge. Que d’émotions, douces et fortes à la fois, me donnent aujourd’hui des paysages que je vis mille fois jadis, sans même en remarquer la grâce et le caractère ! Bords du Rhône, montagnes du Diois, collines brûlées de soleil de mon petit hameau de Vaugelas, à vingt ans, je ne songeais point à vous regarder. Pourquoi donc maintenant quand, parti le soir de Paris, je vous aperçois au matin, vous éveillant dans la blonde lumière du jour nouveau, des larmes roulent-elles sur mes joues ?

Beyle avait à peine sept ans quand il fit un voyage aux Echelles, à la maison de campagne de son oncle Romain Gagnon. « Ce fut, dit-il, comme un séjour dans le ciel, tout y fut ravissant pour moi. Le bruit du Guiers, torrent qui passait à deux cents pas devant les fenêtres de mon oncle, devint un son sacré pour moi, et qui sur-le-champ me transportait dans le ciel. » Il n’oublia jamais les « grands rochers » et les « immenses hêtres » où son imagination devait placer plus tard les scènes de l’Arioste et du Tasse.

A partir de ce jour, il semble que ses yeux s’ouvrent plus grands au monde extérieur. Toutes les fois qu’il en a l’occasion, il admire les horizons de Grenoble, et ceux-ci se gravent si profondément dans sa mémoire qu’il peut, de longues années après, les noter avec précision. Chez M. de Clermont-Tonnerre, commandant du Dauphiné, il regarde par les fenêtres de l’hôtel du Gouvernement et il jouit longuement d’ « une vue superbe sur les coteaux d’Eybens, une vue tranquille et belle, digne de Claude Lorrain. » A l’École centrale, dont les bâtimens se dressaient sur les remparts, il a un éblouissement en apercevant le paysage. A trois reprises, au cours de la Vie de Henri Brulard, il revient sur cette même description. Et, dans les Mémoires d’un Touriste, il la donne plus complète encore, à propos du Musée de Grenoble, qui était alors dans une ancienne église des Jésuites. La citation est un peu longue, mais elle est vraiment si caractéristique, — et d’ailleurs si jolie, — que personne ne s’en plaindra. Elle m’a toujours ravi ; et je crois qu’elle ravira tous ceux qui, pendant la fastidieuse visite d’une galerie de tableaux, ont éprouvé une sourde fureur contre le gardien dont la hâte ou le zèle les empêchait de contempler un coin de nature entrevu par une baie. C’est seulement en Italie que j’ai trouvé des custodes assez artistes et assez sensibles à toutes les beautés pour m’ouvrir d’eux-mêmes les fenêtres de leur musée et me faire admirer la noblesse d’un jardin ou d’un horizon.


Les tableaux examinés, et comme je me promenais à l’extrémité méridionale de la salle, le gardien m’a ouvert une fenêtre ; étonné, saisi par une vue délicieuse, j’ai prié cet homme de me laisser tranquille à cette fenêtre et d’aller à cent pas de là s’asseoir dans son fauteuil. J’ai eu beaucoup de peine à obtenir ce sacrifice ; le Dauphinois, ne me comprenant pas, craignait quelque finesse de ma part ; enfin j’ai pu jouir un instant d’une des plus aimables vues que j’ai rencontrées en ma vie.

Midi sonnait, le soleil était dans toute son ardeur, le silence uni- versel n’élait troublé que par le cri de quelques cigales ; c’était le vers de Virgile dans toute sa vérité :


Sole sub ardenti resonant arbiista cicadis.


Une brise légère agitait l’herbe assez longue du glacis qui faisait le premier plan. Au delà, les délicieux coteaux d’Échiroles, d’Eybens, de Saint-Martin-de-Gières, couverts par leurs châtaigniers si frais, déployaient leurs ombres paisibles. Au-dessus, à une hauteur étonnante, le mont Taillefer faisait contraste à la chaleur ardente par sa neige éternelle, et donnait de la profondeur à la sensation.

Vis-à-vis, à droite, la montagne du Villard-de-Lans. (Peut-être que je brouille un peu tous ces noms, mais peu importe, ceci n’est pas un livre d’exactitude, la chose que je conseille de voir existe.) Un tel moment mérite seul un long voyage. J’eusse donné bien cher pour que le gardien du Musée eût à en faire les honneurs à quelque autre étranger, mais la finesse de ce cruel homme avait pris ombrage de mon air simple. C’est dans ces instans célestes que la vue ou le souvenir d’un homme qui peut vous parler vous fait mal à l’âme.

Au-dessous des coteaux d’Échiroles, et un peu à droite, on voit la plaine du Pont-de-Claix ; tout à fait à droite, tout près du sol, le rocher et les précipices de Comboire,

Cet ensemble est bien voisin de la perfection : j’étais ravi au point de me demander comme à Naples : que pourrais-je ajouter à ceci, si j’étais le Père éternel ? J’en étais là de mes raisonnemens fous, quand le maudit gardien est venu m’adresser la parole. J’ai donné son étrenne à ce cruel homme, et je cours encore.


Ce qui me frappe, c’est combien Stendhal a été sensible au charme et au pittoresque de la montagne. Pour lui, un paysage n’est beau et complet qu’avec des montagnes. C’est un besoin de tout son être. « L’absence de montagnes et de bois me serrait le cœur. » Et ce fut l’une de ses premières désillusions en approchant de Paris. « Par malheur, il n’y a pas de hautes montagnes auprès de Paris : si le ciel eût donné à ce pays un lac et une montagne passables, la littérature française serait bien autrement pittoresque... Quel dommage qu’une fée bienfaisante ne transporte pas ici quelqu’une de ces terribles montagnes des environs de Grenoble ! »

La séduction de la montagne est faite de sensations diverses, sensations de calme et de paix, de vie saine et libre, et surtout de cette maîtrise de soi qu’exalte la solitude. Beyle a subi la fascination des cimes, aussi attirantes parfois que la mer, et cette sorte d’enivrement grave, — presque religieux, — que donne une ascension même modeste. A mesure que l’on respire un air plus léger, dominant villes et villages d’où les bruits n’arrivent qu’assourdis et comme ouatés, on oublie les bassesses de la vie quotidienne, les mesquineries, les réalités, souvent puériles. Certaines matinées surtout ont tant de fraîcheur et de pureté qu’on n’en imagine point d’autres pour les premiers jours de la naissance du monde. On se sent devenir meilleur et capable de grandes actions. Stendhal éprouva ces « momens de générosité et de supériorité, » — ce sont ses termes mêmes, — dès sa jeunesse, quand il grimpait, avec son ami Bigillion, sur la Bastille, au-dessus de Grenoble : « La vue magnifique dont on jouit de là, surtout vers Eybens, derrière lequel apparaissent les plus hautes Alpes, élevait notre âme. » Les beaux rêves montent facilement le long des pics et se perdent dans le ciel bleu. La montagne d’ailleurs, malgré ses apparences, n’est point froide et inerte. Pour ses amans, elle vit. Elle est comme ces femmes à l’air taciturne et concentré qui sont, au contraire, les plus ardentes. Les cimes dauphinoises devinrent les confidentes des naissantes amours du jeune Beyle qui accordait son tumulte intérieur aux murmures des torrens et du vent dans les grands arbres balancés. Elles furent, comme il le déclare lui-même, « témoins des mouvemens passionnés de son cœur, pendant les seize premières années de sa vie. »


J’ai fait bien souvent à pied la dizaine de kilomètres qui séparent Grenoble de Claix, trajet que Stendhal déclare avoir suivi « mille fois peut-être. » J’ai pris l’un et l’autre des deux itinéraires qu’il indique dans la Vie de Henri Brulard, ayant relevé, sur le manuscrit de la bibliothèque, les deux croquis qu’il a tracés. Et, somme toute, dès qu’on est sorti des faubourgs de Grenoble, chemins et paysages n’ont guère changé. Après la porte de Bonne, aujourd’hui démolie, par où Napoléon entra en 1815, deux routes s’offraient à Beyle. Il pouvait d’abord suivre le cours de Saint-André, dont la quadruple rangée d’arbres, déjà plus que centenaires, reliait Grenoble au célèbre pont de Claix qu’avait bâti le connétable de Lesdiguières. Stendhal a vanté souvent cette magnifique avenue de huit mille mètres. « Cette idée à la Lenôtre, déclare-t-il, placée au milieu de montagnes sauvages, est d’un effet admirable. » Ou bien, se dirigeant directement vers le Drac — que l’on passait alors sur un bac remplacé par l’actuel pont suspendu, — il gagnait Seyssins, montait à travers champs au petit col qui sépare le rocher de Comboire des flancs du Moucherotte et redescendait sur Claix.

O volupté des matins d’été au milieu des prairies de montagnes ! Les hautes herbes, où l’on entre jusqu’au genou, sont de véritables bouquets, tant y sont abondantes et variées ces innombrables fleurs des champs dont je n’ai jamais su les noms. Chaque pas soulève des vagues de senteurs à la fois vives et délicates, délicieuses dans le vent frais. Mais la vraie fête des parfums commence avec la fenaison. On ne peut se douter de l’intensité qu’atteint l’arôme du foin coupé, si on ne l’a pas respiré dans ces prés où il y a moins d’herbes que de fleurs. Dès que s’annonce une semaine de beau temps, en toute hâte une armée de faucheurs se répand dans la campagne et rase le sol. Si la pluie menace, vite on remet les foins en tas ; dès que le soleil reluit, vite on les étale de nouveau pour les faire sécher et les rentrer. Et tout ce remuement répand de véritables flots d’odeurs qui alourdissent l’air et grisent comme le moût des cuves...

Un peu avant Claix, sous d’abondans ombrages, se dissimule le petit hameau de Furonières qui compte, à côté de quelques maisons de paysans, trois ou quatre jolies propriétés, dont l’une fut celle de Beyle. L’aspect extérieur des bâtimens, le jardin, l’allée des tilleuls, le verger sont presque pareils après un siècle. Pareilles aussi la ferme et les fameuses bergeries de pierre, avec voûtes d’arête, qui coûtèrent si cher au père de Stendhal. Ses héritiers durent vendre le domaine, pour une centaine de mille francs, au général Durand, des mains duquel il passa aux Bougault, qui le possèdent encore aujourd’hui.

La maison est un vaste quadrilatère, dont le rez-de-chaussée s’ouvre de plain-pied, suivant une mode fréquente à la fin du XVIIIe siècle. Elle n’a que deux étages, et il semble même que l’état des finances du père Beyle l’ait empêché de donner au second l’importance qu’il devait avoir. Sur la façade, régulière et très simple, se détache seulement une bizarre horloge avec sonneries, que l’acquéreur de l’immeuble dut d’ailleurs payer au fabricant.

La baronne Bougault voulut bien, levant la consigne rendue nécessaire par la gloire grandissante de Stendhal, me faire visiter la maison. La chambre du jeune Beyle est située à l’un des coins de l’étage supérieur ; une vive lumière l’inonde, entrant par trois fenêtres d’où l’on embrasse toute la plaine de Claix et les lointains horizons de montagnes. Le petit lit en bois blanc laqué, les sièges, un meuble d’angle formant placard sont dans l’étal même où ils servirent à Stendhal. Dans une pièce du premier étage, on voit encore le bureau de Beyle ; c’est un meuble sans ornement, mais de lignes sobres et pures, ayant toujours, collée au fond d’un tiroir, la marque de Hache fils, l’ébéniste grenoblois qui jouissait alors d’une grande réputation. Enfin, dans un petit salon du rez-de-chaussée, est la bibliothèque « en bois de cerisier et glaces » où Beyle lisait en cachette les volumes de Voltaire reliés « en veau imitant le marbre. » C’est là aussi qu’il trouva un Don Quichotte avec estampes. « La découverte de ce livre, lu sous le second tilleul de l’allée du côté du parterre... est peut-être la plus grande époque de ma vie. »

Sous l’ombre odorante des tilleuls, — pour qui cent ans ne comptent guère, — j’ai compris l’amour que leur portait Stendhal, et le regret qu’il eut toute sa vie d’avoir dû se séparer d’eux. Au ministère de la Guerre, où Daru lui avait procuré une place, il regarde avec pitié les tilleuls du jardin et il ne cesse de les comparer à ceux de Claix, « qui avaient le bonheur de vivre au milieu des montagnes. » Et c’est certainement en songeant à eux qu’il a ce beau cri : « Abattre un grand arbre ! quand ce crime sera-t-il puni par le code ? »

De chaque côté de l’allée, s’étendent bosquets, prairies et vergers. C’est un ensemble tout à fait agréable de verdures et de fleurs, avec de jolies perspectives de montagnes, dont M. Arbelet, dans sa très complète thèse sur la Jeunesse de Stendhal, me semble avoir un peu exagéré le caractère sauvage. Il faut quelque complaisance pour parler de l’aspect « dramatique... formidable... surhumain » de cimes qui atteignent péniblement dix-neuf cents mètres. Les rochers du Moucherotte sont d’ailleurs en partie masqués par un ressaut de terrain, dont la molle inflexion rejoint en pente douce l’élégant plateau Saint-Ange, où l’on ne va point chercher des impressions de terreur, mais une des plus délicates flores du Dauphiné. « La solitude grandiose et la mélancolie de ce jardin de Furonières, perdu au flanc presque désert de la montagne, est enveloppé d’un horizon tragique. » Que voilà de grands mots pour cette campagne riante et ensoleillée, semée de villas et de fermes, couverte de grasses cultures, de vignes luxuriantes et de figuiers en pleine terre ! J’y ai même vu un olivier... Ce pays m’a toujours séduit par sa grâce et sa gaieté ; quand Stendhal d’ailleurs en parle à sa sœur, c’est pour lui rappeler « la charmante vue de la plaine de Claix. » Les Grenoblois, pour lesquels il est une joyeuse banlieue, y font souvent de bons repas, arrosés d’un vin qui est le meilleur de la région ; je ne crois pas qu’ils aient jamais eu l’idée de venir contempler une « toile de fond romantique » souvent animée « de reflets étranges et de gestes passionnés. »

C’est à Claix que le jeune Beyle fit sa première communion. Il y passait la plupart de ses jeudis et de ses dimanches, puis toutes les vacances, les féries comme il dit, et non les foins, comme avait lu un peu hâtivement Stryienski. Les souvenirs de ces séjours, — que gâtaient seulement les promenades où il subissait les discours de son père, — ont parfumé toute sa vie. Il n’a cessé de les évoquer dans leurs moindres détails. Le don visuel est si fort chez lui qu’à quarante ans de distance, il peut faire un croquis des choses les plus insignifiantes ; c’est ainsi qu’il décrit minutieusement la disposition des lieux où il tua ses trois premiers tourdres. « Je tuai le troisième et dernier sur un petit noyer bordant le chemin au nord de notre petit verger. Ce tourdre, fort petit, était presque verticalement sur moi et me tomba presque sur le nez. Il tomba sur le mur à pierres sèches, et avec lui de grosses gouttes de sang que je vois encore. »

On comprend la douleur qu’il eut à se défaire de Furonières. Son ami Colomb nous raconte qu’en 1824, Beyle n’y tint plus et vint rôder autour du domaine ; il acheta timidement à des vendangeurs quelques grappes, voulant goûter le plaisir, — que Colomb appelle délicieux et qui dut être plutôt amer, — de savourer des raisins qui ne lui appartenaient plus. Lui-même fait allusion à une visite semblable qu’il fit quatre ans plus tard, en 1828.


Stendhal n’oublia jamais Claix, ni le Dauphiné qui, à son avis, est le plus beau pays de France et presque d’Europe. « Je n’ai rien trouvé de pareil en Angleterre, ni en Allemagne... Je ne vois de plus beaux paysages qu’en Lombardie, vers les lacs... Mais comment décrire ces choses-là ? Il faudrait dix pages, prendre le ton épique et emphatique que j’ai en horreur... Si l’on cédait à la tentation de parler du beau en ce pays, on ferait des volumes. » Sainte-Beuve avait déjà remarqué la place prépondérante qu’il donna toujours au Dauphiné. « Beyle, dit-il, n’est pas ingrat pour sa belle province. » Ce qui a parfois induit en erreur à ce sujet, c’est la haine pour Grenoble qu’il exprima si fréquemment et si violemment ; mais aujourd’hui que la publication de ses œuvres inédites nous a fait pénétrer dans sa complète intimité, on ne peut plus douter que cette haine vise seulement les Grenoblois et le milieu bourgeois où vivaient ses parens. « Ville que j’abhorrais et que je hais encore, dit-il, car c’est là que j’ai appris à connaître les hommes. »

Longtemps, trop longtemps, les Grenoblois lui ont gardé rancune de ces propos. A la fin de sa parfaite édition de la Vie de Henri Brulard, M. Débraye me semble exagérer quelque peu en déclarant que Grenoble n’en veut plus à Stendhal et « lui a rendu en admiration ce que son fils ingrat lui avait donné de dédains. » Certes, nul n’est prophète en son pays, et je ne tiens pas à ce qu’une statue, — probablement fort laide, — vienne s’ajouter à tant d’autres. Les vrais monumens qu’on doit aux écrivains sont les belles éditions que des mains fidèles élèvent pieusement. Mais, à Grenoble, où l’enseignement scientifique eut souvent de l’éclat, la haute littérature ne fut jamais en honneur. Un professeur de la faculté des lettres a jadis reconnu, d’assez bonne grâce, cette infériorité : « La plupart des hommes célèbres du Dauphiné, écrit-il, se recommandent par ces solides qualités de l’esprit qui font les mathématiciens, l’homme à raisonnement déductif et à système, l’observateur patient, l’inventeur ingénieux. Les dons de l’esprit qui font le succès éclatant dans les lettres y sont plus rares. La puissance de l’imagination, l’éclat de l’invention verbale leur font défaut. » N’est-il pas étrange, en effet, que pas un des compatriotes de Beyle n’ait eu l’idée de puiser dans le trésor de ses manuscrits ? Ceux-ci dormiraient encore sous la poussière de la bibliothèque municipale, si des étrangers, meilleurs juges des véritables renommées, n’avaient travaillé pour Grenoble, qui ne manquera point, dans les siècles futurs, de joindre au nom de reine des Alpes celui de ville de Stendhal.


Mais peut-être pense-t-elle aussi que le pays de Bayard n’a nul besoin d’autres titres de gloire. J’achève cet article, — où je célébrais en commençant la douceur de juillet, — au milieu du fracas des armes, dans l’enthousiasme des troupes qui partent vers la frontière. Et le Dauphiné est légitimement fier que, pour peindre l’attitude noble et résolue de la France entière, le Président du Conseil n’ait pas trouvé de formule plus belle que celle de son héros : « Sans reproche et sans peur. »


GABRIEL FAURE.