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AU PAYS BRETON

V.[1]
PAR LES ROUTES

L’équinoxe passé, j’aime à courir un peu le pays dans la direction de la grande mer. Il est plus doux, plus seul, sous un azur apaisé ou sous des voiles de grisaille tendus très bas, comme pour plus de quiétude et de secret. Les champs reposent, les pailles rasées luisent plus doucement dans les chaumes ; la lande couverte d’un ajonc bas commence à refleurir. Entre les graves pins qui s’espacent, elle étend son miel, un miel plus mûr et tièdement parfumé que celui du printemps. Et l’on voit des fumées bleues monter dans les bois.

Par les plus beaux jours, la lumière qui baigne les lignes d’herbe aux côtés de la route est toute molle et sans force. Le souvenir de l’été rayonne et s’alanguit sur ces campagnes. Si tendre, et plus émouvant que l’été, c’est quelque chose comme le bel effluve crépusculaire, la traîne de clarté rose et dorée qui suit, par un soir pur, la disparition du soleil, et longuement s’attarde dans l’espace.

Mais la marque de l’automne est déjà sur les choses. Dans les énigmatiques avenues que l’on retrouve partout dans ce pays, déjà les petits hêtres, les chênes, ne sont plus verts. Dès la fin d’août, dans les lieux exposés aux vents du large, leur feuillage hérissé tourne à ce brun de rouille qui ajoute alors au pathétique du paysage breton.

Les humains ne s’en attristent pas. Chez eux aussi, comme dans le ciel, il y a encore des heures de fête. Beaucoup d’assemblées, de Pardons, en ces derniers beaux jours, à la Clarté, à la Treminou, à Pont-l’Abbé, à Tronoën ; et puis au pays glazic, où le chupen est bleu, du côté de Quimper et de Locronan. Et dans les villages que l’on traverse, toujours, çà et là, quelque fête, quelque bande heureuse, en train de sautiller en mesure dans la poussière ou la boue de la route.


On passe la rivière. Douceur, au premier matin, de ce bleu virginal entre les bois serrés de pins. Le soleil naissant les baigne de rayons neufs, et sous leurs cimes, dont s’exalte le vert de mousse, mille tiges rosées s’entrecroisent.

On s’en va lentement sur l’eau lustrée, au rythme espacé des grands avirons. Un long passage…

On débarque, et l’on retrouve le hameau de pêcheurs, à l’éveil de sa vie quotidienne. Et voici toutes les choses amicales : les bateaux noirs dans le creux du havre, sous l’ombre verte du feuillage, la courbe et la rude pierre du quai où des femmes, déjà, tricotent au pied des ramures, et la minuscule chapelle, et le pré en pente, et les châtaigniers centenaires où les hommes appuient toujours leurs agrès. Et quand, avec la carriole venue par le bac, on a tourné le dos à tout cela, on est hors de chez soi, hors du pays fermé dont on sait par cœur tous les traits, et qui ne ressemble à aucun autre. Et l’on entre dans le vaste monde, où les champs et les landes ne mènent qu’à des landes et des champs pareils. On peut regarder : le cocher, un petit maigre, à lèvres minces, en grand costume noir du pays de Fouesnant, ne sort de son silence que pour exciter sa bête ou siffloter un petit air triste, breton, toujours le même.

C’est d’abord la plus riche région du pays bigouden ; peut-être me semblerait-elle moins douce si je n’en avais souvent retrouvé les ombrages en revenant, les lèvres un peu brûlées de sel, du jaune désert de Penmarc’h. On longe de loin des morceaux de futaies, de profondes retraites où se cachent des fermes d’autrefois (porches gothiques, grand appareil de granit dans l’ombre verte des arbres patriarches). De la route on voit ces belles masses abritées qui commencent à se dorer magnifiquement. Et puis l’on entre dans les grands pins.

Tout cela, pendant la première lieue, c’est un seul domaine, qui s’en va, au Nord, border deux longs bras de notre rivière, et ; dans le Sud, descend jusqu’à la grande plage, avec ses pinèdes, ses châtaigniers, ses landes, ses terres cultivées. En voici le centre : un noble parc qui s’ouvre, — taillis, pelouses, murailles de rhododendrons, allées convergeant vers la longue et grise façade d’un château.

On passe une royale avenue, si large que des chaumes s’y déploient, entre deux rangées d’arbres antiques, sous la bande lointaine et bleue de la mer.

Quel air d’ancienne France a gardé cette région ! Cette grande terre, qui porte le hameau de pêcheurs, on dirait encore une seigneurie. Le bourg voisin en dépendait. À l’église, quand on voit, derrière le banc de l’actuelle Famille, l’assemblée paysanne, dans le costume de sa caste et de son clan, toutes les rudes et simples têtes entre les vieux murs que blasonnent les armes, des seigneurs d’autrefois, une petite société féodale semble encore vivante.

La voilà qui paraît, la vieille église. Près du champ des morts, au-dessus du petit ossuaire à colonnettes, où l’on voyait encore, il n’y a pas dix ans, des miettes d’ossements, son clocher se lève entre des tourelles à mine de pigeonniers. Le presbytère et l’école chrétienne, où vont presque tous les enfants du bourg, sont à côté. Par derrière recommencent les bois qui, à un quart de lieue, dans un repli secret de la rivière, s’en vont suspendre au-dessus des goémons et des vases, une riche et grave tapisserie. Souvent on entend, par-là, des coups de fusil, et si l’on s’aventure dans le fond de l’anse, on rencontre M. le Vicaire chassant les courlis sur l’herbier. Comme on le sent chez lui, dans cette retraite oubliée de la mer, qui fait partie de sa paroisse !

C’est le dimanche qu’il faut passer ici, quand les cloches sonnent là-haut à montrer leur langue à chaque volée, et que le peuple villageois se presse sur la place pour la grand’messe. Ou bien à la sortie de Vêpres, quand les hommes en chapeaux Louis XI emplissent les débits, que femmes et marmots assiègent les panniers des vieilles vendeuses de berlingots. Faste inouï, toujours, des costumes, au milieu de ces pauvres choses. Ou se dit que cela est sorti des petites fermes perdues à la lisière des pinèdes, de telles chaumières, au bord du désert fiévreux qui s’en va jusqu’aux miroitantes lagunes de Loctudy.

Plus loin, le pays se soulève et se creuse ; le fond rocheux, primitif, de cette terre bretonne apparaît. Longues nappes de lande dont la maigreur révèle et, çà et là, laisse percer le modelé du granit. Entre deux de ces pentes graves, mais que l’or automnal de l’ajonc enchante aujourd’hui, je vois briller des eaux lointaines : les grands estuaires de Pont-l’Abbé, où s’en va finir le tout petit ruisseau de ce vallon. On devine là-bas des îles, des chenaux bleus entre de vaporeux bouquets de pins, même une très lointaine blancheur qui doit être l’Ile-Tudy, la petite ville de pécheurs, au ras des flots. L’eau salée, d’ailleurs, est là tout près : si l’on s’avance un peu dans le ravin, on découvre un moulin de la mer. Rapide vision d’un pays à part, comme celui de chez nous, d’un petit monde clos, et qui ne se révèle au dehors que par cette étroite échappée. La carriole passe vite, et tout de suite c’est fini ; il n’y a plus qu’une lande sur un coteau qui se referme.


C’est près de là, quand il y a longtemps que nous ne sommes venus, que nous sautons à terre pour aller revoir certains châtaigniers qui sont les plus vieux vivants de la Bretagne, et sans doute ils ont peu d’aînés dans le monde. De la route, leurs dômes réunis semblent quelconques. Il faut avoir été conduit jusqu’à leur pied par quelque initié pour les connaître.

Un sentier nous y mène, à travers la brousse dorée, et puis un chemin creux entre deux talus du même or. Une ferme se cache au revers de la pente : on ne la voit pas, quand on arrive à la hauteur de l’enclos qu’habitent ces ancêtres.

On pousse une barrière, et c’est alors qu’on découvre leur taille et leur physionomie véritables. Une prodigieuse assemblée. Ils ne sont pas très hauts : un mauvais sort, a pesé sur leur croissance. Mais il faut étendre vingt fois les deux bras pour faire le tour de l’un d’eux, par-dessus les torsions, nœuds, bosselures, gonflements, tout le chaotique tourment de son écorce. On comprend les vieilles histoires celtiques de génies magiquement enfermés en des arbres, et couda m nés à rester là, convulsés pour toujours dans leur peine et leur effort. Les autres, aussi, ont perdu forme d’arbres : des rochers, plutôt, sous des houles de feuillages suspendus. Beaux feuillages, qui commencent à jaunir, oblongs, dentelés, connue ceux des châtaigniers plantés par les hommes d’aujourd’hui. Ils furent si frais, il y a quelques mois, de jeune sève ! Car ils sont bien vivants, les vieux monstres, qui ont connu, peut-être, les commencements de la Bretagne. Dans les printemps que voient nos yeux, ils continuent de mettre au jour, comme en tous les avrils des siècles abolis, leurs générations toujours pareilles de bourgeons.

Un seul gît terre, foudroyé, écartelé du coup, ce qui fut sa moelle changé en charbon. Plus d’écorce : il est nu, gris, de ce gris d’ossement ancien qui ne peut plus changer. Depuis combien de temps est-il mort ?

Et comment sont-ils restés là ? Durent-ils, protégés par quelque vague respect religieux, par quelque superstition, demi-sacrés comme les mégalithes ? Ou, simplement, furent-ils oubliés là, dans ce repli de la campagne bretonne, d’où notre humanité moderne semble si loin ? A côté, la pauvre ferme, dans sa cour boueuse et qui sent bon le fumier, n’est pas moins isolée, hors de la société rurale, dirait-on, retranchée dans sa vie à part, comme ces anciens qui ont cessé de se mêler aux hommes d’aujourd’hui. Et je l’imagine aussi vieille. Son toit, ses murs mêmes, peuvent avoir plusieurs fois changé, mais de tout temps, à coup sûr, il y eut là un gîte humain. Là vécurent les hommes qui séparèrent le clos de la lande, et mirent à côté d’eux cette compagnie d’arbres.

Toujours cette impression d’un jour d’autrefois qui se survit, comme si le pas du Temps s’était arrêté, en ces lieux abandonnés, oubliés dans un autre âge.

Par les matins voilés, cette impression s’approfondit. Sous une tenture abaissée de vapeurs, d’où filtre, entre des replis sombres, une pâle clarté grise, cette terre semble s’envelopper du rêve d’autrefois. Le fluide et toujours nouveau présent en est exclu. Rien qui soit du flux de la vie. Immobilité, recueillement, souvenir…

Parfois, en haut du chemin vert, une file de bétail débouche, sans bruit, dans le clos. Une femme les suit, pieds nus, en vêtement d’une autre époque, et dont un long usage, les rudes travaux de la terre, ont terni, presque effaré les demi-cercles d’or. A notre vue, elle s’arrête, interdite, et puis, replaçant la barrière sur sa cheville, elle s’en va passer avec ses bêtes sous les arbres sacrés.

Ces anciens de la terre bretonne, que savent-ils de la succession des vivants à leur pied ? Ceux qui remuent à présent autour d’eux diffèrent-ils de ceux d’autrefois ? Cette femme, ce troupeau, ne sont-ce pas toujours les mêmes ? Ne les ont-ils pas vus sortir de ce même chemin creux, chaque matin de leurs mille années ?

À une lieue de là, on roule à grand tapage sur la grise chaussée de Pont-l’Abbé, entre la grise tour du Château, et l’étang gris où viennent mourir les marées de l’Océan. Et, tout de suite, on est dans la rue Voltaire, au cœur vivant de la ville.

Quel amusement d’y revenir ! Vraiment une ville, — mais unique en France, et peut-être en Europe, car toute sa population, et non pas seulement une caste, y porte le vêtement local, si différent de celui qui règne dans l’Occident moderne. Dans cette capitale du petit monde bigouden, chaque humain me présente le style bigouden. Partout, dans les rues et faubourgs, dans les boutiques, à l’église, à l’hôtel, sur les petits bourgeois comme sur les paysans du marché, j’en retrouve les lignes sommaires, les puissants volumes, les noirceurs, les éclats, tout le riche et semi-byzantin décor.

Un style que rien n’apparente à ceux de nos modes, qui procède, semble-t-il, d’autres origines, d’une autre série de formes antérieures. C’est pour cela, sans doute, parce qu’il suggère un passé distinct en imposant à l’homme un aspect différent, que dans cette Pont-l’Abbé, où je puis entendre, pourtant, du français, chaque fois que je reviens, je me sens d’abord plus loin que dans une ville d’Amérique ou de Hongrie.

Je m’arrête quelquefois à regarder dans leurs boutiques les tailleurs, brodeurs, accroupis sur leurs tables, besicles au nez, et dont les mains besognent suivant les traditions. Par eux se transmettent, continuent de se réaliser les principes anciens du style bigouden. Ils répètent les motifs propres des broderies de Pont-l’Abbé : « l’œil de paon, » la « bruyère, » l’ « arête de poisson, » la « palmette, » qui semble, bien de dérivation romane, — on la retrouve aux chapiteaux de Loctudy. Patient travail : il faut des doigts d’homme pour pousser l’aiguille à travers le gros drap cuir doublé de toile, jusqu’à ce que sa noirceur se mue toute en or : or mat, presque rigide en sa richesse massive, où l’œil reconnaît ces thèmes, étages en larges zones concentriques. Grandeur, parti pris d’une telle stylisation. Qui verrait, pour la première fois, ces broderies pourrait croire à des siècles de civilisation à part, comme ceux que nous atteste la moindre soie fleurie de l’Inde ou de la Chine.

Mais on échappe ici à la hantise du passé. Malgré tout ce qui le rappelle, — vieux pavé, vieilles maisons, aspect archaïque des humains, — on ne sent pas son fantôme flotter comme dans les retraites de la campagne environnante. La vie est trop robuste, il y a trop de joie saine, les voix, les rires sonnent trop dru ; trop de belles filles, la journée finie, circulent en bandes d’amies heureuses, par cinq, par six, la main dans la main, illuminant la sombre rue de leur jeunesse et de leurs magnifiques rubans, — et comme leur langue est bien pendue pour répondre aux garçons ! Et les matins de marché, quel bruissement de foule, que de carrioles ferraillant sur la chaussée de l’étang, au débouché de la route de Quimper !


C’est aux jours de grande liesse qu’il faut voir cette étonnante Pont-l’Abbé. En cette dernière semaine de septembre, j’y trouve la fête de la Treminou. Le vrai Pardon se tient, le quatrième dimanche, dans la campagne voisine, sur le vert parvis d’un oratoire paysan. Mais, les soirs qui suivent, la ville est comme folle. Sur la place de la Madeleine, les forains sont installés, balançoires, carrousels, tournantes, stridentes batteries de trompettes, claquement de tirs à la carabine, parades de paillasses, dont le satin jaune miroite sous des flots de lumière crue, — tout cela, que nous connaissons trop, d’aspect plutôt rare ici, fascinant pour des yeux bigouden, étrange pour nous-même, au milieu d’un peuple si différent de celui de nos foires de France. Grand contraste entre ces autochtones et les étrangers à cheveux noirs, dans leurs échoppes et roulottes. Deux races, deux mondes qui s’opposent. D’un côté, souplesse et veulerie des visages, des allures : des femmes en cheveux, en sarraux de lustrine, ou bien bras nus, en maillots collants : des mercantis en vestons fripés, fumant leurs cigarettes ou clamant d’une voix éraillée leurs boniments français. De l’autre, cette grandeur primitive du type et du vêtement, cette foule d’aspect sibérien, demi-mongol, dont les ors, les vermillons éclatent sur les fonds noirs, aux feux aveuglants de l’acétylène. Dans la mitraille des musiques à vapeur, sur les bêtes de bois, les femmes trônent et tournent, figées dans la volupté du rythme, mitrées, dorées comme des idoles, m’évoquant, tout d’un coup, un lointain souvenir d’Extrême-Orient : une fête religieuse en Birmanie. On voit là-bas de pareils rangs de femmes, en atours rituels (mais sourire mystique, blancheur peinte des visages) se suivre ainsi processionnellement sur des créatures fabuleuses de carton.

Presque partout, une ivresse règne ; mais nul cri, nulle vulgarité possible : un si fier costume, son uniformité, signifiant une discipline, s’y opposent. Aux tréteaux de parade, les yeux brillent ou s’enflamment ; on en voit qui se noient de béatitude, ou bion se fixent fascinés. Scintillations, lumières, vibrations de cuivre, imposent à ces simples leurs influences d’hypnose. Mais, ailleurs, la clameur bretonne est bruyante, et l’on entend fuser des rires ; et quelle plénitude des visages, quelle fraîcheur de belle chair ! Là-bas, sur les escarpolettes, vingt belles, lancées à toute volée, leurs robes gonflées, plus énormes, au vent de leur vitesse, leurs longues flammes rouges emportées, incarnent l’élan et le triomphe de la jeune vie.

Malgré la contagion, en certains groupes, une pudeur, une sauvagerie subsistent, résistant à la blague, aux avances des forains. Je revois une vingtaine de ces grandes filles, — des paysannes, sans doute, mais non moins « braves » et reluisantes que les autres, — arrêtées, muettes, devant une tente où un méridional à moustache exhibait une somnambule extra-lucide. En vain précipitait-il son bagout et ses gestes : « Voyons, mesdames et messieurs, posez donc une question à mademoiselle ! Elle ne vous mangera pas ! de quoi diable avez-vous peur, je vous le demande ? » Toutes les jeunes têtes frisées sous la tiare blanche, toutes les silhouettes identiques restaient tournées vers lui, farouches, interdites. Exactement un troupeau sauvage en arrêt, soudain suspendu devant quelque insolite, inquiétante apparition.

J’ai retrouvé ces oppositions au Maroc, où notre civilisation arrive. Par exemple, un soir de 1913, à Casablanca, à la limite d’un naissant faubourg, ce pâle troupeau d’Arabes, venu de la campagne pour le marché du lendemain, et terré là, dans l’ombre, aux aguets, devant les rangs de lumières d’un grand café glacier où la chanteuse, en fourreau jaune et demi-nue, glapissait la chanson grivoise. Stupeur, effarement de l’ancien monde, devant les excitations et tapages de notre civilisation moderne. L’homme et la somnambule finirent par injurier leur public en éteignant les lampions : « Tas de sauvages ! on ne vous dessalera donc jamais ! »

il crachinait ce soir-là, comme il avait crachiné tout le jour. La fine, imperceptible pluie d’extrême Occident, la brouillasse qui, lorsqu’elle commence de tomber, semble ne plus pouvoir finir, où trempent et s’engrisaillent les formes, où l’on dirait que le monde peu à peu va fondre, et se défaire (je l’ai vue, une année, à Brest, tomber continûment de novembre à la mi-avril). Hors du noir, sur les globes aveuglants des carrousels, passait, passait cette poussière d’eau. Elle flottait, dérivait, sans tomber, sur la multitude serrée des têtes où, par groupes, s’éclairaient de splendides tiares. Personne n’en avait cure.

Autour de la place, l’odeur de l’alcool montait dans le bruit des sabots claquant sur le pavé. On se pressait aux portes des humides débits, entre les étalages mouillés de filin, de tricots, de cirés et suroîts jaunes. On était bien au fond de la pluvieuse Bretagne, et presque au bord de l’Océan.


Ou bien, tantôt par Quimper et Plogonnec, tantôt par Pluguffan et Plonéïs, nous gagnons une autre petite capitale d’un pays bien différent.

Longue journée, toujours en carriole, à travers l’ondulante campagne de bois et de landes. On s’arrête dans les petits bourgs, le cocher à mine maussade n’y pouvant passer sans aller boire un « malaga » ou un tafia, ce qui me laisse un instant pour tourner autour du cimetière et de l’église.

Toujours la touchante petite chose religieuse, en pierre couleur du temps, si basse, presque terrée dans le clos sacré, sous son clocher a épines. Elle est toute en clocher, la petite église ; la nef, pas plus haute que les logis environnants, n’est que le piédestal, à la croisée du transept, de la rude flèche dont l’élancement spirituel s’accroît de cette humilité. Ombre du porche brodé, vitraux obscurs, dont la pourpre morte, entre les épaisses sertissures de plomb, se révèle à peine au dehors ; et partout ce gris et cet argent de la pierre et du lichen. On dirait un bijou paysan, une vieille croix bretonne aux pierreries éteintes. Et comme, alentour, les grands arbres presque noirs l’enveloppent de leur sérieux ! Aux églises et chapelles de Cornouailles, cette compagnie d’arbres ne manque jamais. Ils s’y accordent si bien qu’ils semblent avoir été toujours là, aussi anciens et sacrés que le sanctuaire. Ces sombres chênes, où le vent a laissé sa trace, le granit rongé de ce vaisseau, sont comme pénétrés d’âme : et c’est la même qui se dégage des petits gites humains, de la grave campagne de bois et d’ajoncs alentour, des mystérieuses avenues qui ne mènent qu’à une lande.

C’est par les jours gris, surtout, que ces harmonies sont expressives, quand un plafond de nuées basses se déroule dans le silence de cette campagne, sur les cimes liées des grands arbres. Comme les simples choses, alors, vous enveloppent de leur influence et de leur quiétude anciennes ! Là, dans ces intimités de l’intérieur, et non sur les caps romantiques, est la secrète essence de la Bretagne. Elle apaise, elle engourdit, elle enchante. On resterait là des heures à contempler la patiente, l’incessante montée de cette vapeur sur les ramures et sur les fouets noirs de la haie prochaine…

Mais les enfants sont bien vivants. Les petits gars s’accrochent à la voiture, tout pareils aux « mousses » rieurs, aux yeux si frais, avec qui je jouais jadis dans la campagne de Brest, et qui sont aujourd’hui des marins et des paysans. La petite variété de la plante humaine qu’a formée cette terre ne cesse pas de repousser. Et ce sont les mêmes mots bretons de jadis qui sonnent aux bouches enfantines. La vieille langue qui me semblait alors une chose du passé, ne survivant que par miracle, durera plus longtemps que nous.

Les fillettes aussi, en sabots, galopent à toutes jambes : le geste de l’enfance dans le lourd, sérieux costume des femmes. Charmantes, ces petites : des joues comme des pommes d’api, les cheveux volant au vent de la course, hors du bonnet à l’ancienne mode qui leur serre les tempes. Vers dix heures du matin, à la sortie de l’école, il y en a de grandes troupes à l’orée du village. Comme on voit ici le bouillonnement de la vie hors des sources profondes ! En ces régions voisines de la mer, son abondance étonne, si l’on vient de l’intérieur.

Du côté de Pluguffan, la mitre bigouden cesse, et le cornet plat de Quimper apparaît. En ai-je traversé de ces pays de coeffes ! La frontière de chacun reste toujours la même, comme la frontière de deux langues. A une demi-lieue de distance, deux villages diffèrent par les couleurs et le type même du vêtement, et chaque uniforme peut régner sur cent lieues carrées.

C’est par-là, à Pluguflan ou Plonéïs, qu’on rencontre presque toujours quelque noce ou baptême. On est bien forcé de s’arrêter : ils vous barrent la route, mais en vous « bonjourant » si gentiment, en insistant pour vous faire entrer dans la danse. Une longue bande, où il y a souvent des vieux ; tout ce monde sautillant surplace, la main dans la main, à la musique d’une bombarde et d’un cornemuseux, plus souvent d’un simple crin-crin. Habits de gala aux rois et reines de la fête, fleurs d’or ou d’argent au velours des chapeaux masculins, aux corsages bien bombés ; gilets brodés, devantiaux de soie et de dentelle. La gavotte, — qui n’est pas du tout celle des salons français du XVIIIe siècle, mais une danse du pays, un des gestes propres de cette petite humanité locale, un geste venu des aïeux, indépendant, comme le costume, de nos habitudes et façons d’être. Toujours ce sentiment d’une civilisation à part, œuvre de la coutume et non pas de la mode, qui continue, suivant sa propre ligne historique, et s’attarde étrangement dans cette extrémité occidentale de notre France.

Fête naïve : les hommes ont des physionomies plus simples que celles de nos enfants, et rien ne s’y lit que l’animation présente. Des innocents, ces grands gars, joyeux de toute occasion de mettre leurs plus braves habits et danser. On dirait que la vie est sans poids ni soucis pour ces paysans de l’ancien monde. Quel bonheur de se trémousser près de l’église et de leurs morts, sur la route généralement boueuse, entre deux grains de pluie, au son d’un petit crin-crin qui semble plutôt fait pour faire sauteler des insectes ! Sancta simplicitas !


Après Plonéïs, la campagne se dépouille, s’allonge au nord de la route en ligne sévère et continue de plateau. Alors le ciel s’agrandit, et pour peu qu’on soit habitué au paysage breton, on sait bien que la mer est toute proche, et que l’on vient d’atteindre une de ses côtes. A la fin, par-delà ce plan de prés et de lande, un autre ruban apparaît, moins précis, bleui ou violacé par tout l’aérien de la distance. Un très lointain pays, qui ondule, se soulève en longues houles, jusqu’à la haute et noble vague où je reconnais le Menez-Hom : le plus haut lieu de l’extrême Bretagne, et dont Brest voit, derrière sa rade, le revers. Entre ces deux bandes de valeurs si différentes, nul intervalle visible ; mais l’œil sent bien l’espace qui les sépare, et l’on sait que si l’on avançait un peu à droite de la route, une grande nappe vide se découvrirait : toute la baie de Douarnenez, dont se lève là-bas l’autre bord.

Il fait plus frais par ici ; la campagne est presque nue, les arbres comme hérissés d’un perpétuel frisson. Et là-bas, la haute flèche de Ploaré (surveillant au loin tout le golfe) rappelle, par les clochetons aigus de sa base et l’élancement de ses arêtes, tous ceux de l’extrême Léon. Et de même, la pauvreté des maisons, la tenue des femmes qui s’assombrit, — longs châles noirs, dont la pointe frangée descend presque jusqu’aux talons, simple bonnet de filet — tout annonce les mêmes influences, la même âme qui règnent aux environs de Brest. A moins de huit lieues de la côte sud, comme on se sent loin des lagunes et pinèdes de Loctudy, des fastueuses bigoudens, de la quasi-méridionale Concarneau, de ses reflets et ondoyantes bariolures, de toute l’heureuse Bretagne de moyen âge et de légende !


A la ville, je retrouvais partout des aspects de la Brest ancienne, celle de mon enfance, plus pauvre que celle d’aujourd’hui, plus peuplée de coeffes, et traversée de carrioles paysan nos, — une Brest où l’on n’entendait guère, dans les sordides faubourgs, parmi le claquement multiplié des galoches, que le rauque, chantant parler celtique.

Plus de joyeuse couleur. Du gris, du noir, du blanc le blanc flétri, délavé de la chaux sur les humbles façades, entre les bordures de granit, où persiste, même en été, la sombre trace des grains et du crachin (ici passe cette frange de pluies plus constantes qui traîne tout au bout de la Bretagne, qui va jusqu’à Landerneau et ne va pas jusqu’à Morlaix). Des odeurs de moisi, de marée, de « fritures » ; des rues étroites, plébéiennes, populeuses, la ville n’ayant pu grandir entre les grandes eaux de la baie, les hauteurs de Ploaré, le port de pêche, et le profond couloir marin du Rhu, où des bateaux échoués sur les vases ont leur retraite à l’ombre des chênes. Dans cet espace confiné, des familles de pêcheurs se serrent en de sombres appartements qui sont rarement de deux chambres. Une humide misère ; du linge, des filets, des cirés qui pendent aux trous rectangulaires des étages ; des écailles de poisson sur le pavé ; des bâtisses industrielles, d’où sortent, avec de fades relents, une rumeur féminine, un bruissement de ruche au travail, — la ruche débordant, à la lisière étroite et souillée de la mer, en centaines d’ouvrières bourdonnantes. Rang sur rang, entre leurs lignes de tréteaux, elles s’affairent à mille nauséeuses, huileuses brochettes de sardines. La malsaine atmosphère industrielle est sur la ville. Trop de visages pâlis, fripés, trop de pommelles aiguës chez les minces filles que l’on voit aux mornes fenêtres de ces « fritures ; » peu d’innocente fraicheur dans les yeux. Même, le soir, du côté du grand pont, on rencontre des belles de mine assez « hardiss, » en jupe tailleur, et hautes bottines (mais elles portent encore leur coeffe de filet, l’artisane, qui n’est pas la paysanne). Elles vont par trois, par quatre, le verbe haut, affectant de ne parler que français : un français qu’infléchit et scande le fort accent local, mais émaillé de très moderne argot, et qui, chez ces Bretonnes, signifie généralement le dédain de leur vieux monde, la moderne volonté d’émancipation.

Mais les hommes, dont le travail est a la mor, et non pas à l’usine, semblent d’espèce différente : les plus grands, les plus graves, les plus beaux (sauf, peut-être, ceux de Groix) de tous les marins bretons. Voyez-les qui, le soir, remontent à pas pesants les escaliers du port de pêche : visages ras, visages de cuir, tannés du même rouge brun que leur bottes et leurs blouses, que le filin et les voiles de leurs bateaux ; — hommes et choses, toute cette marine est monochrome. La plupart montent aux tristes débits, dont la bordure continue domino le quai[2]. Mais l’affreuse eau-de-vie de fantaisie semble impuissante sur leur espèce, peut-être par l’effet d’une sélection naturelle, qui ne laisse que les forts. Et qui croirait, à les voir, qu’ils peuvent participer aux fièvres, grondements de notre monde ouvrier ? De la misère, de la colère, il y en a eu de tout temps, par crises presque périodiques, à Douarnenez, quand la sardine, mystérieusement, disparaissait, quand elle donnait trop, et qu’on aimait mieux la jeter par-dessus bord que de la vendre au bas prix de l’usinier. Mais, depuis quelques années, d’autres influences de trouble sont à l’œuvre : la propagande révolutionnaire est venue de Brest : ses missionnaires et brochures excitent aux grèves, à la politique, aux guerres de classes, se prenant d’abord aux habitudes et traditions, aux automatismes de vie et de pensée qui insensibilisent à demi les hommes au labeur quotidien, et l’ont leur endurance et leur valeur. On leur enseigne à se connaître malheureux. On a même distribué dans les « fritures » des tracts malthusiens : par la grève de la maternité, on supprimerait la concurrence entre les travailleurs. Ces choses m’étaient dites par l’un d’eux, de pensée indépendante, et qui garde son idée du mal et du bien. Un maître homme, grand, glabre, de bouche mobile et mince, de parole précise, dont j’aimais le regard si droit et si bleu.

Tout cela, selon lui, agissant moins qu’on ne pourrait croire. « Les hommes sont trop à la mer, » disait-il. Vieux et noble métier de la mer, que l’on aime malgré toute la misère, et qui est bon aux âmes comme aux corps. Sur un bateau, où il est « à la part, » où il s’agit de manœuvrer juste, de ménager la rogne, et bien regarder pour jeter le filet au bon endroit, l’homme est plutôt muet, et ne songe pas à la politique. À terre, même aux heures mauvaises, il ne généralise pas. Son socialisme reste local, limité à la lutte contre l’usinier : les bélugas, ravageant la sardine, sont plus puissants à l’exciter que les articles enflammés du Cri[3].

Aussi bien, le monde ancien survit alentour, agissant par sa présence, ses suggestions muettes et répétées. Il y a les jours de fièvre et de grève, mais aussi les jours consacrés par la coutume et la religion. On voit encore de beaux pardons à Ploaré, derrière les vieux hêtres des Plomarc’hs ; et quand vient la Fête-Dieu, la rue de La Fontelle se jonche de pétales entre des reposoirs. Et même au Port de Pêche, de longues processions se suivent, le matin de la bénédiction de la mer : sérieuses théories d’hommes, dont les têtes nues semblent plus fortes et plus simples ; femmes en blancs hennins de cérémonie ; fillettes couronnées de roses blanches ; petits mousses porteurs de navires votifs. Et comme on se presse, le premier dimanche d’octobre, autour du minuscule et vénérable sanctuaire, au bas de la rue du Rhu ! Ce jour-là, les sardiniers de Douarnenez reviennent de loin, en mer, pour entendre leur clocher leur sonner la Saint-Michel, qui, depuis toujours, est proprement leur fête.

Ainsi vit, travaille, fermente ou somnole cette petite cité bretonne dont les hommes, de tout temps, ont répété les gestes invariables des pêcheurs. Là non plus, la vie n’a guère changé. Souvent, au Champ de Foire, je me suis arrêté devant les longs bancs où les anciens viennent tous les jours se retrouver, chiquer ensemble ou s’offrir des prises de tabac. Ils se tiennent serrés l’un contre l’autre, et généralement se taisent. Ils ont des cheveux blancs, en broussaille, sous leurs bérets limés, de rudes barbes blanches en collier ; quelques-uns portent aux oreilles de petits anneaux de cuivre. Leur regard ne regarde pas : il y a du vague et du bleu, du ciel et de la mer dans leurs lentes prunelles. Leurs pauvres corps s’affaissent dans leurs vareuses, leurs mains gourdes gisent sur leurs genoux. Avant eux, combien d’autres, dont les souvenirs, le rêve devaient être tout semblables, sont venus à la même place se chauffer au tiède soleil d’automne ! J’ai connu ceux d’il y a trente ans (au temps où l’on rencontrait encore des bragou braz au marché), et l’image que j’en ai gardée se confond toute à ma vision d’aujourd’hui. Au port de pêche, je puis voir ceux qui viendront se reposer là dans trente ans…


Ce port de pêche, entre la petite falaise boisée des Plomarc’hs et la digue, qu’il est vivant et populeux ! C’est comme le gite secret où se retrouve, le soir, après l’éparpillement sur les champs de pêche, un peuple d’oiseaux marins. Comme ils s’affairent ! Quelle presse, que d’ailes en mouvement, à cette heure-là, avant l’ordre et le silence de la nuit ! Par petites compagnies, ils rentrent, les bateaux. Il en arrive toujours de nouveaux essaims : voiles brunes, presque noires, et tendues, de l’avant à l’arrière, en un seul plan oblique, basses à masquer tout le pont quand ils sont au vent, à l’allure du plus près. Ensemble, ils virent, et changent l’amure. Silence, précision de ce vol, comme de goélands qui, près du sol, tournent soudain pour se poser. Mais déjà on amène la toile, chaque bateau court sur son erre, et l’on est au mouillage. Au bout d’une heure, il n’y a plus dans le port qu’un hérissement de mâts où flottent, ondoient deux cents filets, comme de transparentes, aériennes voiles.

La tribu est rentrée : elle est là, couvrant le champ du grand bassin. Tous de même dessin, de même taille, du même noir épais de goudron, où se détache, avec un chiffre, une lettre blanche, le grand D que l’on a rencontré un peu partout, en mer, de Saint-Mathieu à Belle-Isle, signalant les « Douarnenistes, » entre les flottilles d’Ouessant ou de Concarneau. Vers la Saint-Michel, on en voit, sur l’Odet, qui s’en vont à Quimper, d’où leurs hommes, par la route, arriveront chez eux pour leur fête. En silence, ils remontent entre les grands bois lierreux, reconnaissables, avant qu’on ait vu leur marque, à leur noirceur, aux lignes en couteau de leur voilure et de leur étrave, à leur air un peu farouche, à toute leur allure de vitesse et de mystère.

Et les voici chez eux, au lieu de leur naissance et de leur réunion, en vue de leurs arbres et de leur clocher. Vraiment une famille, un clan, comme ceux qui nous apparaissent dans un Pardon où ne se rassemblent que des Bretons de même type et de même habit. Certains soirs, quand le vent mollit, à les voir cheminer l’un derrière l’autre dans la baie où il n’y a qu’eux, je songeais à une grave procession de noirs Léonards.


C’est à cette heure-là, quand le quai se borde de bateaux, et peu à peu se couvre d’hommes, qu’il faut y descendre. On arrive par une pauvre rue qui vient tourner au-dessus du port. Comment ne pas s’arrêter au vieux muret qui borne par-là son pavé ? C’est un lieu si naturel de repos et de contemplation, les choses que l’on voit composent un ensemble à la fois si calme et si animé, les humains, leurs groupes, leurs gestes s’y accordent si bien, que l’on n’est jamais seul, à cette heure-là, à regarder. Par deux, par trois, des marins y sont accoudés, des hommes d’âge surtout, de mine respectable, amis, après une rude journée, du sage repos. Ils devisent lentement, avec de longs intervalles de silence coupés de petits jets bruns de salive, emplissant encore une fois leurs prunelles du paysage qu’ils ont toujours connu.

Au-dessous, c’est le quai, déjà vivant, bruissant, entre son garde-fou que de longs filets tapissent, et les faisceaux de mâts, agrès, appuyés à l’escarpement. Et puis, s’en allant presque jusqu’au pied des Plomarc’hs, la succession des cales en épis, si hautes, si longues, à marée basse, les escaliers, les môles bordés de bateaux, de brunes ailes (en voici tout un rang collé au quai comme de grandes mouches sombres butinant là) ; et parmi des lueurs, tremblements d’eau, tout le fouillis de drisses, haubans, poulies, vergues, mâtures. Mille choses mille figures, mais qui s’ordonnent comme dans un tableau, — une grande fresque, plutôt, dont les plans espacés s’animent, nous présentent en scènes multiples et significatives les gestes, les travaux, la vie d’une certaine famille d’hommes.

On veut respirer cette vie. On descend sur le quai, sur la digue, sur le rude pavé des cales, que les sabots des générations ont disjoint, presque disloqué. Passent des équipages qui viennent de débarquer. Par double et triple file, le panier de deux cents sardines dans chaque main, ils se suivent, d’un pas lourd, lent, presque processionnel, dont j’entends le battement rythmique sur les dalles. La magnifique race ! — et d’un seul type comme leurs bateaux, tous à l’uniforme, tous rasés, les traits formes et stricts, un air de force libre et grave. Galoches ballantes, un rang de « collègues, » au repos, déjà, sur le parapet de la jetée, les regarde arriver. Beaucoup de coeffes. Elles se penchent au long du garde-fou, les femmes des marins, les « commises » des usiniers, parlant aux bateaux qui accostent, criant déjà leurs enchères pour la sardine. Va-et-vient de canots, là-dessous, où des mousses godillent. Sur un pont encombré, un panneau s’ouvre, découvrant un monceau de mot argent. On emplit les grands paniers de cette splendeur coulante, on les passe à terre, on les emporte. Il y a des bateaux emmêlés, bord à bord, où des hommes, campés à l’arrière, parmi tonneaux, cordages, lièges, écuelles, épluchures, font la soupe au poisson. Du couteau, ils taillent dans les grandes miches. La marmite fume. Ça sent la cotriade, et aussi la rogue, l’eau de cale, le goudron, le goémon. Plus loin, d’autres fumées : on voit des feux de bots qui flambent, là-bas, sur la petite grève du fond, des groupes qui remuent des bâtons dans des chaudrons. Ils font la tanne, brassent le cachou pour les filets, fondent le coaltar pour les carènes.

Par-delà cette rumeur et ce remuement de chaque soir, silence, grandeur du paysage immémorial. Des eaux toutes lisses, ondulantes, des côtes lointaines qui s’étirent. Mais tout près, fermant le port par derrière, droit au-dessus de toute cette marine, une bien calme et simple image, — un peu surprenante tout de même, en ce lieu, tant elle est d’essence différente. Quelques masures, au bord d’une humble falaise de roches et de ronces ; des prés en pente, baignés, ce soir d’automne, de deux soleil oblique ; une grande feuillée montante ; — et par en haut, rien qu’une pointe de clocher qui passe. Entre des bouquets d’arbres, on devine de minuscules chaumières. Paisible, champêtre présence, que bleuit, engourdit un peu de brume vespérale. À deux pas du massif serré de la ville, à toucher le rectangle d’une morne usine, ce paysage des Plomarc’hs prend comme une apparence de vision, de fantôme du souvenir.


Les Plomarc’hs : c’est pour eux, surtout, que je reviens à Douarnenez. Il n’y a rien qui m’enchante plus, au vieux pays de Cornouailles, nulle retraite cachée de la campagne où je me sente mieux dans les temps antérieurs. Toute l’essence de la Bretagne s’y concentre.

On n’a qu’à grimper le raide escalier, au flanc de la « friture, » et l’affreux cube disparaissant par en bas, l’on y est. Voilà, tout près, les grands arbres vénérables ; et voici le sentier, voici le hameau au bord de la falaise, — bien petit : huit ou dix logis à peine, mais tous très vivants. Des gamins en bérets de pécheurs jouent au bouchon sur le chemin. Une vieille, sur la marche d’une porte, file sa quenouille, et son chat dort à côté sur le tas d’ajoncs secs. Des poules picorent. Devant nous, un homme rentre, son ciré sous le bras ; une femme qui porte un tout petit vient à sa rencontre, et lui tend le marmot qu’il caresse.

Que de fois cette scène est-elle revenue sur le sentier qui domine le port, au pied de ces mêmes logis ! L’un d’eux, au fond d’une cour boueuse, est de pierre noble. Sur un de ses blocs, à côté du cintre de la porte, la date 1589 s’inscrit en rude et grand relief, et, à l’étage, au linteau d’une petite fenêtre toute empalée de chaux, on en distingue une autre, du XVIIIe siècle. Deux chiffrés dont on peut rêver en se disant qu’en cette dernière année de Henri III, un pêcheur était là chez lui, sous ces mêmes poutres que je devine dans l’ombre, en me baissant sous le porche ; qu’une femme, sans doute, venait au-devant de lui, le soir, portant aussi un nouveau-né ; — qu’en telle année de Louis XV il en était de même, que dans le long intervalle, et puis jusqu’à notre temps, le flux mystérieux qui n’a laissé que ces deux traces a passé, répétant toujours les mêmes vies. Oui, tout a toujours été pareil : les mamans allaitantes, la marmaille en robes sonnettes, les filles rentrant du doué, et toutes les voix bretonnes échangeant dans le soir les Ya vad ! et les Kenavo

Quelques, pas de plus, et voici l’entrée du bois. Un bois ? Pas tout à fait. Ces lignes de grands hêtres, sur l’herbe, sont trop régulières ; on sent bien qu’ils furent disposés là par la main des hommes. On dirait un mail plutôt, un mail du XVIIe siècle, s’ils ne couvraient des pentes presque abruptes par en haut, s’étageant aussi jusqu’au plateau dont le clocher garde le bord. A côté des petites cités bretonnes, il y a toujours de tels rangs d’arbres, qu’on a mis là, jadis, pour leur tenir compagnie, comme les pauvres quinconces à côté des fermes et des chapelles solitaires.

Bel ordre qu’ont voulu les hommes d’autrefois ; graves alignements où se survit leur idée de la règle et de la beauté. Mais rien de rigoureux, nul parti pris de logique et de volonté, excluant, comme à Versailles, le hasard et la nature. Ces allées ne sont qu’à peu près droites ; çà et là elles s’interrompent largement, enveloppant des champs, un lavoir, un groupe de vieux toits veloutés de mousse et de chaume, un pré qui se bombe, doucement mamelonné d’ombres, où des vaches ruminent et semblent suivre, de leurs yeux vagues, un petit mouvement de voiles lointaines.

Tout ici fait penser à de beaux dessins bien concertés du XVIIIe siècle, quand le sentiment nouveau de la nature et de sa liberté se traduisait par des mains d’artistes formés à l’idée des lignes durables et de la composition. Ces troncs gris et lisses semblent tracés, ombrés à la mine de plomb ; ce feuillage bien dessiné, ces belles masses, de caractère si noble et général, s’arrangent comme dans une étude d’un Louis Moreau ou d’un Joseph Vernet. Et de même toutes les lignes, tous les motifs : de ce paysage : les masures de pierre disjointe, à l’orée ombreuse d’un chemin, le pré penché où dorment les bestiaux, et sa molle ponte qui descend en lignes d’herbes sur les saillies de la falaise, et ce grave écran de frênes, dont les branches se découpent sur la mer et l’espace. Et plus bas, c’est le creux du ravin, et dans son cadre en triangle, sous des ramures, la calme image du port : une nappe close, dirait-on, où des barques, aile ouverte, glissent sous le ruban de maisons pâli par la distance.

De telles harmonies ont la perfection mesurée d’une musique ancienne. Rien d’excessif et rien de neuf. Sous la main du temps, tout ici s’est disposé de soi-même pour la paix de l’esprit et le plaisir des yeux. Tout a vieilli ensemble, et tout s’est accordé. Les choses sont à la proportion des humains, associées à eux par de longues habitudes. C’est tout leur monde familier que voient autour d’eux, dans ces allées, sur ces prés, les marins paysans des Plomarc’hs et de Ploaré. C’est tout ce qui a porté, enveloppé leur vie, et servi aussi celles de leurs pères. Au creux du ravin, dont le filet d’eau, le soir, élevé son murmure, voici le doué où les femmes, autour de la margelle usée, jacassent leur rude et deux breton, et, bras nus, coupent ce concert du claquement de dix battoirs. Voici les chaumières, où l’on nait, où l’on vit, comme il y a deux cents ans, — où sont nés ces enfants, qui dansent et chantent, autour d’un plus petit, une ronde de tous les temps. Auprès d’eux, rien non plus n’a changé, ni les auges de granit, seulement un peu rongées par l’âge, et de forme plus vague, ni les talus, ni les carrés de choux, — si bleus, si beaux, où roulent, aux nervures, des gouttes d’eau. Et si l’on approche de la falaise, si l’on se penche au-dessus des buissons et des roches, la petite grève est là, et les bateaux, portés par leurs béquilles, à l’abri pour l’hiver sur les vases où se promènent les mouettes ; — et les hommes sont encore à leurs chaudrons, où cuit le coaltar. Et de tous côtés, autour de nous, se croisent des chemins, les sentiers qu’ont tracés les pas des générations, ceux qui montent à Ploaré, à l’église, ceux qui descendent à la grève, ceux qui mènent aux chaumières, aux champs, aux lavoirs, à la ville. Et simplement, sous les troncs dépouillés des hêtres, sous les hauts arceaux solennels, les allées d’ombre verte où les amoureux s’en vont, comme toujours, errer par les soirs d’été.

Un monde harmonique à la vie d’un petit clan, — où se sont répétés bien des fois les rythmes de cette vie. Mais sa limite n’est pas si brève. Un au-delà le prolonge, où le rêve peut s’élancer avec le regard. Je monte un peu sur le pré derrière les chaumines, et par-dessus le petit ruban de la ville, je vois se développer dans le Nord-Ouest la ceinture immense du golfe, — fumeuse, un peu spectrale, du côté de la grande mer, aux lointains de Crozon et de la Chèvre. En face, au grand tournant de la baie, le Menez-Hom, violacé, ce soir, et si changeant, sensible à toutes les influences de l’heure, élève vers le ciel sa solitude. Et puis, l’admirable courbe achevant de se creuser, voici se rapprocher des campagnes en douce pente, des promontoires, des plages, des rochers entre des creux d’ombre. Un vaste pays bien vide. Et pourtant, dans cet apparent désert, il est des lieux dont les noms sont puissants : on les répète souvent dans les fermes de Cornouailles. Une femme qui tricote au pied d’un arbre me voit chercher des yeux dans le fond de la baie ; sa main se lève et me montre, très loin, un point noir, quelque chose comme un imperceptible buisson derrière une pointe baissante de roches : « Santez Anna beniguet, » dit-elle, — Sainte Anne bénie, Sainte Anne de la Palue. Mais la chapelle n’appa-rail pas. Seulement son petit bouquet d’arbres perdu, là-bas, derrière une dune.

Plus près de nous, un dôme clair, une montagne aussi rase et pure que le grand Menez, ne porte rien qu’un oratoire…

Voilà le cercle complet. Tout est là sous les yeux : les arbres qui protègent, les champs pour le froment, (que j’ai vus si dorés, couleur de gâteau, en juillet), la mer que les hommes labourent aussi ; et, au loin, ces lieux, ces points espacés qui sont des signes pour les âmes. L’horizon visible s’achève en horizon spirituel. Ainsi en était-il jadis pour tous nos pères. Et de là, pour nous, le grand charme d’un tel paysage. Ce n’est pas tant les yeux, ni même l’esprit, que la vieille Bretagne intéresse, — par quelque intensité de sa couleur, par quelque étrangeté de caractère ; c’est l’âme, par ce qu’elle lui rappelle d’habitudes et formes de vie qui furent familières à tous ceux dont nous sommes sortis. Nous n’y découvrons pas du jamais vu ; obscurément, nous y reconnaissons du déjà vu ; comme si quelque chose nous était rendu d’une vie antérieure. Voilà ce qui nous touche si fort, et d’autant plus que nous savons le miracle fragile. Car ici, comme en ces pays d’Islam où l’Européen commence d’arriver, notre sentiment de beauté s’accroît de notre inquiétude. Les antiques harmonies sont là, mais combien menacées ! Invisiblement, les forces hostiles s’accumulent. En 1913, Marrakech semblait inviolée encore : le canon roumi du Gheliz ne se montrait pas, qui, d’avance, impose tous les changements. A Douarnenez aussi, le principe nouveau est introduit, et ce n’est d’abord qu’un principe de désordre. Aussi bien, dans une petite ville bretonne où le passé semblait s’éterniser, souvent les transitions manquant, les prestiges du dehors s’imposant tout d’un coup, on dirait que rien n’importe plus à des municipalités naïves que de dire non à tout ce passé. Chaque année, je m’étonne de retrouver ici les Plomarc’hs.


Qu’il est bon de s’oublier, d’errer longuement, à petits pas, dans cette obscure allée au-dessus de la mer, en écoutant ce que disent les choses !

Elles parlent, comme s’élève, le soir, le murmure du secret ruisseau. C’est toujours la même petite voix profonde, celle que, de bonne heure, j’ai entendu monter un peu partout de la terre bretonne, celle qui a chanté pour toutes ses générations. L’heure est comme arrêtée ; il fait doux, presque tiède. Le jour finit. Le ciel insensiblement s’est voilé de vapeur ; plus de rayon vespéral au pré qui penche sur la falaise, aux lointaines découpures du golfe. Tout baigne dans une égale clarté grise ; tout se tait et se recueille comme pour se souvenir, et le sentiment d’intimité, de chez soi retrouvé s’approfondit.

Et du souvenir aussi me revient — oh, bien vague ! un simple, émouvant afflux ; nulle suite certaine d’images. Il y a bien longtemps, aux premières années de la vie, j’ai respiré cet air humide, languide, automnal toujours, mêlé de senteurs de marée basse et de terre mouillée. C’était dans un pays tout voisin et très semblable, car on y voyait le même Menez-Hom. Il y avait une grande eau comme celle-ci, généralement d’un gris de lin, ceinte de côtes basses, — des côtes perdues, presque toujours, en des lointains de brume, fondues en lignes de fumée, mais à certains jours, sans qu’on sût pourquoi, rapprochées soudain, dessinées, écrites avec une netteté un peu mystérieuse. J’entendais des noms : Quelern, Tréberon, L’Ile-Longue, l’Ile des Morts, — et celui-là, participant de la solennité des choses, me faisait un peu peur. Il y avait, tout près d’un triste faubourg, une grève de galets moussus, dont je n’ai jamais retrouvé tout le pénétrant effluve ; et derrière la grève, sur une pente, entre des talus de remparts, de grands arbres rangés comme ceux-ci, seulement plus hauts encore, et sévères, d’une maigreur sombre et triste. Il y avait aussi, dans la direction d’un phare, une petite route à mi-côte, perdue entre des carrés de lande fleurie, où séchait toujours du linge. Et cela se suspendait sur les calmes néants. Même par les jours bleus, il faisait ce même temps moite, dont la douceur enveloppe, endort un peu. Je suis revenu, depuis, dans ce pays de Brest, mais, ce soir, c’est directement, du plus lointain de la vie que me semble affluer, si vague et puissant, le souvenir. Et c’est comme si remontait le fond même de l’être…

La nuit tombe, effaçant peu à peu les formes. Le passé et le présent se confondent. La haute allée qui s’enténèbre, le pré » penché sur d’incertains luisants d’eau, les silhouettes de bateaux que je vois flotter entre les arbres, le pâle ruban de ville qui s’en va finir sur du vide, est-ce du rêve, est-ce du réel ?

Mais voici que le présent se détache et s’impose. Ce bruit faible, nombreux qui m’arrête, ce bruit incessant qui monte d’en bas, et si vite semble grandir, comment ne l’ai-je pas perçu encore ? Je prête l’oreille, et c’est un martellement continu que j’entends, comme de mille sabots sur du pavé ; et, si vague, si perdue dans l’espace, coupée de cris, d’appels lointains, une petite confusion de voix humaines. Humeur familière de la vie, mais pourquoi donc étrange, ce soir, et presque saisissante ? C’est comme au sortir d’un abri de la côte, l’approche d’un grand courant dont on s’était écarté, et dont le bord frémissant va vous reprendre…

En bas, quelque chose a remué : deux ombres qui surgissent à la fois ; deux noirs triangles de voiles qui doivent être grandes. Quelque sloop ou thonnier de la côte sud. Alors un autre bruit, mais à réveiller tous les vieux Plomarc’hs, celui-là, et qui traîne, et n’en finit plus : le long et ferraillant tapage d’un bateau qui mouille, lorsque, sur l’écubier, court en raclant la chaîne d’ancre.


André Chevrillon.
  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er et 15 août, 15 novembre.
  2. Ceci est moins vrai depuis que l’œuvre des Abris du Marin, qui s’adresse à une population de 25 000 pêcheurs, de Roscoff à Belle-Ile, a construit, à la pointe du port, sa plus belle maison.
  3. Le Cri du peuple : Journal révolutionnaire de Brest.