Au Léthé (O. C. Élisa Mercœur)

Œuvres complètes d’Élisa Mercœur, Texte établi par Adélaïde AumandMadame Veuve Mercœur (p. 121-123).


AU LÉTHÉ.
 

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Chaque siècle qui tombe et que ton onde entraîne
N’est qu’un éclair nouveau que voit l’éternité.

Élisa Mercœur
 

Lorsqu’en mon sein gonflé par un dernier soupir
Le flambeau de la vie aura perdu sa flamme,
Dans ton cours oublieux n’abîme point mon âme,
Léthé, que sur tes flots surnage un souvenir.

Qu’un reflet de la terre et m’entoure et me suive,
Qu’un vent, comme un adieu de ses passagers biens,
Conduise, en inclinant les roses de ta rive,
Ma nacelle sans rame aux champs Élysiens.


Fleuve toujours voilé d’un frais et doux ombrage,
Il n’est donc point d’hiver sur tes bors éternels ?
Quoi ! jamais agité ? Quoi ! pas un seul orage ?
Et ce calme convient à l’esprit des mortels ?

Ah ! dans tes flots on perd les pensers de la vie :
Dans les champs du repos, du bonheur sans désir,
De ses émotions l’âme n’est point suivie ;
Là, c’est un long présent qui n’a point d’avenir.

L’âme, en fuyant la terre en rejette la chaîne ;
Heureuse, elle se plaît dans l’immobilité ;
Chaque siècle qui tombe et que ton onde entraîne
N’est qu’un éclair nouveau que voit l’éternité.

Là, jamais ne s’échappe une heure fugitive
Que le sable jadis marquait à petit bruit ;
L’homme ne penche plus une oreille craintive
Pour écouter le temps qui le frappe et s’enfuit.

Là, n’est jamais aux cieux le semblant d’un orage,
C’est toujours sous leur voûte une aurore, un printemps,
Aux timides zéphyrs effleurant ton rivage,
Les fleurs livrent toujours leurs parfums enivrans.

Sans cesse de la lyre un son divin s’exhale,
Se prolongeant dans l’air qui doucement frémit.

La flûte du pasteur jette sa note égale,
Et l’éternel écho mollement la redit.

Ah ! coule en vain pour moi, fleuve calme et funeste ;
Laisse-moi sur tes bords un aspect d’ici-bas,
Et l’amour et la gloire ; et que, parfum céleste,
Ils embaument tes flots, mais ne s’y plongent pas.

Mon regard fatigué d’une trop douce image,
Sous un ciel orageux aime un soleil voilé ;
Il aime, dans la nuit, quand un obscur nuage
S’épaissit un moment sous le dôme étoilé.

Le cœur prête souvent un charme à la souffrance ;
Le printemps est plus doux après un long hiver…
Mais ne voir aujourd’hui que ce qu’on vit hier ?
Mais n’avoir plus besoin d’écouter l’espérance ?…

Lorsqu’en mon sein gonflé par un dernier soupir
Le flambeau de la vie aura perdu sa flamme,
Dans ton cours oublieux n’abîme point mon âme,
Léthé, que sur tes flots surnage un souvenir.


(Mars 1837.)