Astronomie populaire (Arago)/XVII/14

GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 317-328).

CHAPITRE XIV

sur la grande comète de 1843


La comète qui devint subitement visible dans le mois de mars 1843 (n°164 du catalogue), excita au plus haut degré la curiosité publique. A certains égards, cette curiosité était légitime : le nouvel astre se distinguait de la plupart des comètes dont les annales astronomiques ont conservé le souvenir, par l’éclat de la tête, et surtout par la longueur de la queue. C’est à la lumière de cette comète que j’ai comparé celle de la lumière zodiacale, ainsi que je l’ai rapporté précédemment (liv. xv, chap. iv).

J’ai pensé devoir donner, dans ce chapitre, un aperçu rapide des observations, des rêveries et des calculs auxquels la grande comète de 1843 a donné lieu. Une sorte de monographie de cette comète fera voir sur quels points divers doit porter l’attention de l’astronome, lorsqu’un nouvel astre chevelu vient à être signalé tout à coup.

Je commencerai par réunir dans un seul tableau les dates des premières apparitions de la comète, telles qu’on me les a adressées d’un grand nombre de lieux de la Terre.

Parme, Bologne, etc., 28 février. — La comète, aperçue d’abord par des curieux en plein Soleil, et considérée comme un météore, était à l’heure de midi, d’après une observation de M. Amici fils, de 1° 23’ à l’est du centre du Soleil. M. Amici dit seulement que l’astre était fumeux vers l’est. Les observateurs de Parme assurent qu’en se plaçant derrière un par de mur cachant le Soleil, on voyait une queue de 4 à 5 degrés de long.
Mexique. Mexico (capitale), 28 février). — A 11 heures du matin, suivant le Diario del Gobierno, la comète se voyait à l’œil nu, près du Soleil, comme une étoile de première grandeur, ayant un commencement de queue dirigée vers le sud.
Mexique. Mines de Guadalupe y Calvo (latitude, 26° 8’ N. ; longitude, 106° 48’ de Greenwich), 28 février. — M. Bowring vit la comète depuis 9 heures du matin jusqu’au coucher du Soleil. A 4 heures 12 minutes du soir sa distance au Soleil était de 3° 53’ 20". La queue ne paraissait avoir alors que 34’ de long.
Portland (Amérique du Nord), 28 février. — La comète a été vue à l’œil nu et en plein jour, à l’orient du Soleil, par M. Clarke.
Copiapo (Chili), ler mars. — M. Darhi dit que la comète se montra tout à coup le 1er mars, et que la queue avait une étendue angulaire de 30 degrés.
Sous l’équateur, 4 mars. — M. le capitaine Wilkensparle de l’observation qu’il fit le 4 mars, et d’une queue fortement courbée vers le sud, ayant 69 degrés de long.
Ile De Cuba, 5 mars. — A 7 heures du soir, M. Ducous, capitaine du navire le Guatimosin, trouvait déjà que la comète avait une longue queue. D’autres relations anonymes disent qu’à la Havane, la comète fut vue dès le 2 mars, et qu’elle avait une queue courbe, semblable à un arc-en-ciel sans couleurs.
Presqu’île De Banks ; Akaroa (Nouvelle-Zélande), 8 mars. — M. Bérard, capitaine de vaisseau, observait la comète les 8 et 9 mars.
Tête De Buch, 8 mars. — La queue de la comète fut aperçue par M. Lalesque, docteur en médecine, le 8 mars.
Montpellier, 11 mars. — M. Legrand vit la comète vers 7h 15m du soir. La queue lui parut d’une teinte rouge très-prononcée. Cette teinte existait encore le 13. Le 14 il n’y en avait plus de traces : la queue était alors blanche.
Nice, 12 mars. — M. Cooper ne voyait dans la queue de la comète aucune trace de la teinte rougeâtre que M. Legrand remarquait le même jour et la veille, à Montpellier.
Bérias (Ardèche), 14 mars. — M. Malbos, ingénieur des mines, vit la comète le 14, malgré un clair de lune très-vif.
Auxonne, 14 mars. — M. le capitaine Franc Aufrère distingua la traînée le 14 mars, en faisant sa ronde.
Paris, Marseille, Genève, Tours, Reims, Neîchatkl (on Suisse), Brest, etc., 17 mars. — Dans toutes ces villes, la queue de l’astre fut aperçue le 17. Le 17, à Genève, on vit la tête, mais sans pouvoir l’observer. D’après les observations de Paris, la longueur de la queue ne devait pas être, le 17, au-dessous de 39 à 40 degrés.
Paris, 18 mars. — La tête a été observée. On a déterminé son ascension droite et sa déclinaison. La queue a 43 degrés de longueur ; la largeur ne dépasse nulle part 1°,2.
Marseille, Genève Et Vienne, 18 mars. — La tête a été observée.
Berlin, 20 mars. — On observe la tête ; on en détermine la position le 20 mars.

La table précédente soulève diverses questions ; je vais les discuter.

Il est certain que la grande comète de 1843 a été aperçue en plein jour et très-près du Soleil, le 28 février 1843, mais il est vraiment très-fâcheux qu’aucun des observateurs qui la virent durant cette journée n’ait été en mesure d’en déterminer la position exacte. Je n’ignore pas que des personnes entièrement étrangères à ce qui se passe, à ce qui doit se passer dans les Observatoires, ont été étonnées qu’un phénomène lumineux, aperçu par des oisifs, ait échappé aux nombreux astronomes dispersés sur la surface de l’Europe. En tous cas, aucun reproche à ce sujet ne saurait atteindre les observateurs de Paris, astronomes de profession ou autres : le 28 février 1843, le ciel fut entièrement couvert toute la journée ; le Soleil ne se montra pas un seul instant.

On remarquera, en parcourant le tableau qui précède, que, dans le midi de la France, diverses personnes virent la queue de la comète le 8, le 11, le 14, et que ce phénomène fut aperçu, à Paris, le 17 seulement.

Plusieurs journalistes se sont fondés sur ce rapprochement des dates, pour formuler contre les astronomes de Paris des accusations dans lesquelles l’ignorance et la haine se montrent également à nu. Je réduirai toutes ces déclamations au néant, en extrayant seulement quelques lignes de notre registre d’observations météorologiques :

8 mars : ciel couvert ;
9 id.
10 id.
11 très-orageux ;
12 couvert ;
13
voilé, à ce point qu’on mesura le diamètre d’un halo lunaire ;
14 couvert et pluie ;
15 couvert ;
16
beau ; mais la Lune s’était levée à 6h 59m, et sa lumière effaçait celle de la comète.

En prenant d’abord les observations sans les discuter, en se bornant aux seules apparences, en ne tenant compte que des dimensions angulaires, la queue de la comète de 1843 n’est pas, à beaucoup près, la plus étendue dont les fastes astronomiques aient eu à faire mention. Cette queue, à Paris, n’a jamais paru avoir au delà de 43° de long.

A l’équateur, le capitaine Wilkens a trouvé 
 60°
Eh bien ! la queue de la comète de 1680 (n° 49 du catalogue)
embrassait 
 90°
La queue de la comète de 1769 (n° 84 du catalogue) 
 97°
La queue de la comète de 1618 (n° 40 du catalogue) 
 104°

Ce qui rendait la queue de la comète de 1843 si remarquable, c’était la petitesse et l’uniformité de sa largeur. Depuis les environs de la tête jusqu’à l’extrémité opposée, cette largeur, à peu près constante, était de 1° 15′ le 18 et le 19 mars.

Dans les queues des comètes, les bords brillent ordinairement plus que le centre, et la différence est très-sensible. La queue de la comète de mars 1843 paraissait, elle, d’un blanc uniforme sur toute sa largeur.

Pendant les premiers jours de l’apparition de la comète, le noyau semblait entièrement séparé de la queue. Le 29 mars, les deux parties s’étaient rattachées l’une à l’autre.

Un professeur de Montpellier a prétendu que la queue de la grande comète de 1843 offrait une nuance rouge prononcée, le 11, le 12 et le 13 mars. Cette remarque a été contredite par un astronome qui, aux mêmes époques, observait à Nice.

Le ler mars, lorsque M. Darlu vit la comète pour la première fois à Copiapo (Chili), elle avait deux queues distinctes. La queue principale s’épanouissait notablement en s’éloignant de la tête ; la seconde queue, située au nord de la première et formant avec elle un angle considérable, consistait, au contraire, en un filet brillant, d’une largeur uniforme, sensiblement courbé, présentant sa concavité au nord. Sa longueur était double de celle de la queue principale. À partir du noyau, les deux queues marchaient confondues dans un certain intervalle.

Le long filet, en forme d’arc, avait entièrement disparu le 4 mars ; le 3 il présentait encore, par sa forme, par son étendue et par son éclat, le même aspect que trois jours auparavant. Cette disparition presque subite ajoute une difficulté nouvelle à toutes celles qui, jusqu’ici, ont empêché de donner une explication complétement satisfaisante des queues des comètes.

Les comètes changent quelquefois notablement d’aspect et d’éclat, dans le court intervalle de trois à quatre jours.

Leur chevelure et leur queue varient surtout considérablement avec la distance de l’astre au Soleil.

Les circonstances physiques de grandeur et d’intensité ne semblent donc pas pouvoir conduire catégoriquement à reconnaître les comètes dans leurs retours successifs. Néanmoins, si tel de ces astres a été une fois remarquable par la vivacité du noyau, l’étendue de la nébulosité, la longueur ou la forme de la queue, on peut présumer, sans prétendre à une ressemblance parfaite, que pendant un certain nombre de ses apparitions, le noyau a dû rester brillant, la nébulosité épanouie et la queue développée. Envisagée ainsi, l’histoire des comètes peut fournir, non des conséquences absolument certaines, mais du moins des indications utiles, quelques faibles probabilités, surtout si l’on fait entrer en ligne de compte la comparaison des temps des révolutions. Tel est le point de vue où il faut se placer pour bien apprécier une communication faite par un astronome anglais, M. Cooper, et datée de Nice, le 20 mars.

M. Cooper croyait que la comète du mois de mars 1843 était une réapparition de celle que J.-D. Cassini avait vue à Bologne en 1668 (n° 45 du catalogue).

Cassini assimilait déjà à la comète de 1068, une traînée lumineuse que Maraldi observait à Rome le 2 mars 1702, et même le phénomène qui, suivant Aristote, fit son apparition à l’époque où Àristée était archonte à Athènes, c’est-à-dire vers l’an 370 avant notre ère. Ces identifications conduisaient, pour le temps de la révolution de l’astre, à des périodes de 34 à 35 ans 3 mois.

Des conjectures passons aux calculs : Les comètes décrivent des ellipses. On ne les voit guère de la Terre qu’aux époques où elles occupent des positions peu éloignées des sommets de ces courbes, les plus voisins du Soleil, qu’on nomme les périhélies. Les ellipses cométaires sont généralement très-allongées. Il en résulte que l’arc d’ellipse qu’une comète parcourt pendant toute la durée de son apparition, ne diffère pas sensiblement de l’arc correspondant d’une ellipse ayant même foyer, même sommet, et dont le grand axe serait infini. L’ellipse à grand axe infini s’appelle une parabole. Puisque, habituellement, les observations, quelque précision qu’on leur donne, ne permettent pas de choisir entre un grand axe très-grand et un grand axe infini, c’est en adoptant un grand axe infini qu’on effectue les calculs, c’est en supposant que la comète parcourt autour du Soleil une véritable parabole.

Pour déterminer complétement la forme et la position de la parabole qu’une comète décrit dans l’espace, trois positions de l’astre sont nécessaires ; deux ne suffisent pas. Si on n’a que deux observations, l’orbite reste indéterminée, comme le centre, le rayon et la position d’un cercle, quand on ne connaît que deux des points par lesquels ce cercle doit passer.

Malgré le zèle le plus actif, on n’avait encore à Paris, le 27 mars 1843, que deux observations de la comète. Favorisé par un plus beau ciel, M. Plantamour, directeur de l’Observatoire de Genève, ayant déjà réuni trois observations à la date du 21 mars, calcula le premier l’orbite. Les résultats furent communiqués à l’Académie des sciences de Paris, dans sa séance du 27. La moindre distance de la comète au Soleil y figurait par la fraction 0,0045, le rayon moyen de l’orbite de la Terre étant supposé l’unité ; mais le rayon du Soleil est 0,0046 ; la comète semblait donc avoir dû pénétrer dans la matière lumineuse qui détermine le contour visible du grand astre, dans ce qu’on est convenu d’appeler la photosphère solaire.

Ce résultat singulier ne s’est pas confirmé. Dès leurs premiers calculs, deux astronomes de l’Observatoire de Paris, MM. Laugier et Victor Mauvais, trouvèrent pour la distance périhélie de la nouvelle comète la fraction 0,0055, supérieure à 0,0046, ce qui écartait toute possibilité de la prétendue pénétration. La comète de mars 1843 n’en reste pas moins celui de tous ces astres connus qui a le plus approché du Soleil. Le tableau suivant pourra intéresser le lecteur. Les comètes y ont été portées dans l’ordre de leurs distances périhélies :

Date
de l’apparition
de
la comète.
N° d’ordre
du
catalogue.
Distance périhélie
exprimée en mille lieues
et rapportée
au centre du Soleil.
1843 164 190 mille lieues.
1630 49 228
1689 53 760
1826 149 1 026
1847 179 1 596
1816 130 1 824
1593 37 3 420
1821 136 3 420
1780 91 3 800
1665 44 4 180
1769 84 4 560
1830 154 4 788
1827 152 5 244
1851 193 5 351
1577 32 6 840
1758 76 7 980

Il résulte de cette Table que le 27 février, au moment de son passage au périhélie, le centre de la comète de 1843 était à 32 mille lieues seulement de la surface du Soleil. De surface à surface il y avait, au plus, 13 mille lieues entre les deux astres.

En un seul jour, la distance du centre de la comète au centre du Soleil varia dans le rapport de 1 à 10.

Les éléments paraboliques du nouvel astre une fois connus, il devint possible et facile d’exprimer en lieues plusieurs données de l’observation que, jusque-là, il avait fallu donner en mesures angulaires.

Le 28 mars, le rayon de la tête de la comète (de ce qu’on appelle la nébulosité) était de 19 mille lieues.

Le même jour, la queue avait 
60 millions de lieues de long. ;
La longueur de la queue de la comète de 1680 (n° 49 du catalogue), ne dépassa jamais 
41 millions de lieues ;
Celle de la comète de 1769 (n° 84) 
16 millions ;
Les queues multiples de la comète de 1744 (n° 70) allèrent à un peu plus de 
13 millions.

La largeur de cette même queue extraordinaire de la comète de 1843, était de 1 320 mille lieues.

Ces dimensions, énormes en tous sens, avaient fait rechercher si la Terre était passée dans la queue de la comète de 1843. Les calculs de MM. Laugier et Mauvais montrèrent que cette rencontre n’avait pas pu avoir lieu.

La queue (en la supposant aussi longue le 27 février que le 18 mars) s’étendait bien au delà de la distance à laquelle la Terre circule autour du Soleil, mais elle n’était pas couchée sur le plan de l’écliptique ; mais, n’ayant pas assez de largeur pour racheter l’effet de cette déviation, elle passa tout entière en dehors de notre globe.

Le calcul de l’orbite permit à MM. Laugier et Mauvais de rechercher s’il y avait quelque vérité dans les conjectures qu’on avait formées, touchant l’identité des comètes de 1668 (n° 45 du catalogue), de 1702 (n° 58 du catalogue) et de 1843, en se fondant sur des ressemblances, d’aspect et d’éclat.

J’ai déjà expliqué comment les signalements comparatifs des comètes peuvent être des indices trompeurs. La similitude des routes parcourues est un caractère tout autrement démonstratif.

Or, pour l’orbite de la comète de 1702, il n’est possible de faire aucune assimilation avec celle de la comète de 1843.

MM. Laugier et Mauvais, en remontant la chaîne des temps, ont examiné de quelle manière, dans l’hypothèse de l’identité, les positions anciennes de 1668 sont représentées par l’orbite de 1843. Tout balancé, il leur a paru probable que les comètes de 1668 et de 1843 constituent un seul et même astre. C’est aussi la conséquence que M. Petersen a déduite de ses propres recherches. La comparaison des éléments des numéros 45 et 164 du catalogue montre, en effet, que les routes suivies ont eu la plus grande ressemblance dans les deux apparitions de la comète.

Plus tard, M. Clausen a reconnu qu’il s’est glissé des erreurs considérables dans ce que Pingré a rapporté concernant la marche de la comète de 1689 (n° 53 du catalogue). Après avoir rectifié ces erreurs, M. Clausen s’est cru autorisé à considérer la comète de 1689 comme une apparition de la comète de 1843. Le temps de la révolution serait de 21 ans 10 mois.

Mais d’un autre côté, l’orbite elliptique de la comète de 1843, calculée par M. Hubbard d’après l’ensemble de toutes les observations, a une excentricité de 0,99989 : son demi grand axe serait égal à 54 fois la distance moyenne de la Terre au Soleil, et elle ne saurait être parcourue qu’en 376 ans environ. Ainsi l’assimilation de la comète de 1843 avec celle de 1689 qu’a cherché à faire prévaloir M. Clausen ne saurait être admise, et il y a bien des doutes sur l’identité réelle des deux astres de 1668 et de 1843.