Ascension au Vignemale



ASCENSION
AU VIGNEMALE.

Le Vignemale est la plus haute montagne des Pyrénées françaises[1] ; sa tête chauve domine le lac de Gaube où elle se mire, et ses flancs déchirés descendent d’un côté dans la vallée d’Ossone, en s’appuyant sur le Malferrat, tandis que de l’autre le pic se dresse de toute sa hauteur au-dessus du port de Panticous, que les habitans de Cauterets suivent pour aller en Espagne.

Ramond essaya plusieurs fois de parvenir à la cime du Vignemale ; mais ses efforts furent infructueux. Il n’est pas à vingt lieues à la ronde de sommités plus âpres, de rochers plus verticaux ; les glaciers qui en protégent les abords sont sillonnés par des crevasses immenses, et les annales des Pyrénées ont enregistré plus d’un évènement sinistre dont les neiges du Vignemale ont été les témoins.

Plus que toute autre ascension, celle du Vignemale peut devenir funeste aux personnes qui la tentent, si la tourmente de neiges vient à les surprendre dans ces hauteurs désolées, là où chaque pas est un calcul, où l’équilibre tient souvent du hasard, dans ces vallées de glaces où, par le plus beau temps, vous ne pouvez faire vingt pas sans vous arrêter pour reprendre haleine. Je plains le pauvre voyageur dont la poitrine, épuisée par la raréfaction de l’air, est soumise encore à l’épreuve d’un vent glacial qui l’étouffe et le gèle, en même temps qu’il l’étourdit et l’aveugle. Il faut avoir parcouru ces hautes régions pour comprendre ce que les battemens rapides du cœur peuvent ôter d’énergie ; … et, dans le Vignemale, malheur à celui dont le pied hésite !

Je montais le 30 juillet dernier le port de Gavarnie avec mon frère et trente chasseurs que nous avions réunis pour faire une battue à l’ours dans la forêt de Bujaruelo en Espagne, m’amusant à écouter les récits d’exploits ou d’aventures plus ou moins invraisemblables avec lesquels nos compagnons de voyage s’efforçaient de charmer les ennuis d’une ascension des plus rudes. En récapitulant le nombre d’ours qu’ils auraient tués entre eux depuis une année, on serait, j’en suis sûr, arrivé à un chiffre qui aurait bien dépassé celui des ours tués dans les Pyrénées depuis vingt ans ; car, soit dit en passant, l’ours est un animal insaisissable, fabuleux même. Que d’ennui, de fatigues et de déceptions attendent le chasseur inexpérimenté qui, comme moi, aura la faiblesse de croire à l’ours des Pyrénées !

— Nous ne sommes pas sûrs de rencontrer l’ours à Bujaruelo, me dit le vieux Cantouz de Gèdres, plus sceptique ou plus véridique que ses compagnons. Mais, si vous voulez, je vous mènerai dans un pays que personne n’aura vu avant vous… à douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer… Voulez-vous que je vous conduise au sommet du Vignemale ?

Nous regardâmes d’un air un peu narquois l’auteur de cette étrange proposition, car nous étions trop nourris des traditions des Pyrénées pour ne pas savoir que le Vignemale est regardé comme inaccessible. L’offre du vieux guide nous sembla une fanfaronnade, et nous lui en exprimâmes notre façon de penser avec beaucoup de franchise. Mais le front ridé du Gédrois, d’où coulait une abondante sueur, sous son bonnet de laine brune, ne manifesta aucun embarras, et à mon exclamation : Mais, Cantouz, voulez-vous donc nous casser le cou ? il répondit : Monsieur, je vous conduirai au sommet du Vignemale plus aisément que je ne le ferais au Mont-Perdu… Or, vous n’êtes pas sans savoir que, depuis que Rondeau de Gèdres a montré à M. Ramond le chemin par l’Espagne, en passant la brèche de Roland, et couchant à la tour de Goliz, de bons marcheurs peuvent sans danger monter au Mont-Perdu ; cette ascension a souvent eu lieu.

Je connaissais tous ces détails aussi bien que Cantouz, car j’avais lu plus d’une fois, et avec passion, les voyages de Ramond au Mont-Perdu. Le récit de ses nombreuses tentatives pour arriver au sommet de cette montagne m’avait trop vivement intéressé pour que j’ignorasse que depuis il avait trouvé par l’Espagne un chemin que les rochers affreux du pic d’Allanz et les glaciers d’Estaubé lui avaient refusé trois fois.

— Mais alors, s’il en est ainsi, d’où vient que le sommet du Vignemale passe pour être inaccessible ? et comment se fait-il que vous, en particulier, Cantouz, en ayez une tout autre opinion ?

— Ah ! monsieur, c’est que j’ai trouvé par hasard un chemin que personne ne connaît, et qui s’est bien gravé dans ma mémoire. Voyez ces cicatrices… ce sont des blessures que je me suis faites sous le glacier du Vignemale, en tombant dans une crevasse où je suis resté cinq heures. J’avais été chargé par un voyageur, il y a deux ans, de chercher un chemin pour parvenir au sommet de la montagne, et j’avais la promesse d’une belle récompense si j’y arrivais. Pendant plus de huit jours, je parcourus, avec mon beau-frère Bernard Guillembert, les neiges, les rochers, les glaciers, sans pouvoir approcher de cette maudite cime, dont les assises sont tellement unies, qu’elles n’offrent pas même de prise aux pieds d’un isard. Nous désespérions de réussir, quand le 8 octobre 1834, à une heure de l’après-midi, nous étions sur le grand glacier qui regarde la vallée d’Ossone. Tout à coup le pied nous manque à tous les deux, et nous tombons, à une grande profondeur, dans une crevasse, où, le corps tout meurtri, nous restâmes pendant quelque temps privés de sentiment. Je fus le premier debout, et j’aidai Bernard à se remettre sur ses jambes. J’étais bien éclopé de ma chute ; mais j’avais bon courage. Bernard, démoralisé, me recommandait déjà sa femme et ses enfans. Je parvins pourtant à le faire marcher, et, nous traînant sur les mains et les genoux, nous suivîmes la longueur de la crevasse, passant d’une cavité à l’autre, dans l’eau ou sur la neige fondue, cherchant si nous ne trouverions pas un resserrement assez étroit pour qu’il pût nous permettre de regagner la surface du glacier, en nous faisant un appui des deux parois. Après avoir long-temps erré dans ce labyrinthe, nous trouvâmes une espèce de cheminée, dans laquelle nous nous élevâmes tout doucement en nous creusant à droite et à gauche des degrés avec nos crampons, que nous avions détachés à cet effet. Je ne sais pas le temps que dura notre travail, mais il me sembla bien long, et quand nous eûmes enfin le bonheur de revenir sur le glacier, le soleil était déjà descendu du côté de Saragosse. Nous nous trouvions alors sur une grande plaine de neige, flanquée de quatre pics d’inégale grandeur, qui me parurent aussitôt devoir être les sommets du Vignemale. Il nous fut très facile de les atteindre, car il paraît que la crevasse d’où nous sortions était, du côté de l’est, le dernier obstacle que nous devions rencontrer. En cheminant sous la glace, nous nous trouvions avoir évité quelques passages également difficiles ; nous venions de dépasser la croupe du glacier du Malferrat, et nous étions désormais dans le plat pays, sur une belle surface de neige, que ne sillonnait aucune apparence de fissure. Nous ne nous aventurâmes pourtant qu’avec précaution sur ce sol souvent perfide, et ce ne fut qu’au bout d’une heure que nous atteignîmes le pic le plus élevé du Vignemale.

— Et votre retour, Cantouz ?

— Ah ! monsieur, nous fûmes obligés de coucher sur la montagne, sans savoir si le lendemain nous pourrions redescendre ; mais nous fûmes assez heureux pour trouver, du côté de la vallée de Serbigliana en Espagne, un chemin très facile, que je vous ferai prendre, ainsi qu’à monsieur votre frère, si le cœur lui en dit. J’avais voulu y conduire l’Anglais pour qui j’avais cherché ce passage ; mais ses affaires l’ayant forcé à quitter Saint-Sauveur, nous ne pûmes effectuer l’ascension ensemble.

— Ah çà ! dis-je un peu ébranlé, vous vous souvenez bien de la route ?

— Comme si je l’avais trouvée hier.

— Vous savez pourtant que des lavanges, des neiges nouvelles peuvent changer, en peu d’heures, l’aspect de la montagne, et rendre votre route méconnaissable ?

Mais Cantouz ne voulut pas en démordre, et m’assura qu’il nous mènerait au sommet du Vignemale.

— Eh bien ! Edgar, si tu veux, nous irons.

— Cela me paraît évident, me répondit mon brave frère.

Dès ce moment, notre voyage au Vignemale fut décidé.

Le 10 août, à onze heures, nous étions en route, par un temps magnifique, indispensable à notre entreprise, avec Vincent, guide et chasseur de Luz, David, mon domestique, et le conducteur d’un cheval de bât chargé de couvertures et de provisions.

De Luz à Gavarnie, la route, que nous connaissions d’ailleurs, n’attira pas notre attention. Semblables à certaines gens dans le monde qui suivent une idée et n’écoutent rien de ce qu’on leur dit, nous marchions comme des inspirés, ne nous laissant aller à aucune distraction étrangère à notre mission. Après avoir pris une hache et des crampons à Gavarnie, où nous déjeunâmes, nous repartîmes aussitôt, nous dirigeant vers l’ouest par la vallée d’Ossone.

Nous rencontrâmes d’abord une côte rapide et pierreuse, puis un joli bois de noisetiers bien frais. À une demi-lieue plus loin, le vallon se resserre, et le chemin devient plus horizontal, à la grande satisfaction de nos chevaux qui semblaient protester, par des haltes fréquentes, contre les pentes de soixante-dix degrés sur lesquelles nous les conduisions. Ainsi que sur mer, ici point de route tracée : le Vignemale était notre pôle ; le Gave qui en sort et qui roulait à nos pieds, notre boussole. Nous cheminions sur des côtes vierges de pas humains, tirant sans cesse, de droite et de gauche, des bordées, dans le but de tromper la déclivité d’une surface glissante où nos montures perdaient souvent en équilibre ce qu’elles gagnaient en respiration.

À droite, au-dessus du Gave, dont les eaux sont si limpides, s’élève la montagne de la Courbe comme un mur immense ; cette montagne attire l’attention par sa raideur. Formée d’un marbre rose où l’œil ne découvre, pour ainsi dire, aucune anfractuosité, elle semble avoir été taillée par un architecte géant, pour former la vallée.

— Un homme fauchait son pré, l’autre jour, tout là-haut, me dit Jean-Marie (car notre caravane avait fait quelques recrues à Gavarnie) ; le pauvre diable s’est approché trop près du bord !… On n’en a rien retrouvé, monsieur !

Après deux heures de marche, par un soleil bien chaud, nous nous arrêtâmes sur une jolie pelouse, auprès d’une fontaine ; nous avions tourné le Malferrat que nous longions jusqu’alors, et le Vignemale brillait enfin devant nous, déroulant toute la pompe de ses glaciers, tout le caprice de ses aiguilles.

— Le voilà ! cria Cantouz se découvrant par respect devant sa conquête. Regardez cette pointe qui s’élève à peine derrière la neige… c’est le sommet de la montagne ! Voilà le pic où nous serons demain, avec la grace de Dieu et de Notre-Dame-de-Héas !

C’était le cas, si nous avions été Anglais, de pousser tous ensemble et par trois fois un hip ! hip ! hurrah ! à faire tomber une avalanche ; mais nous n’avons en français rien d’analogue. La pauvreté de notre langue nous condamna au silence le plus expressif.

— Vite un croquis de cette vieille tête, me dit Edgar.

Et nous dessinâmes.

— Eh ! mais… regarde là-bas, ne sont-ce pas des voyageurs à pied ? des guides ?… Il s’avancent vers nous… Ah ! s’ils nous avaient précédés !

J’étais, comme on voit, préoccupé de la crainte de ne pas arriver le premier à ce sommet, rêve de mon ambition.

— Non, monsieur, ce sont des étrangers, me dit Cantouz ; ils coucheront sans doute à Gavarnie, ils reviennent de Cauterets.

J’eus la faiblesse de me sentir soulagé d’un poids énorme. Notre route avait été égayée jusqu’alors par la vue d’immenses troupeaux répandus çà et là sur les larges flancs du Malferrat. Mais, après nous être remis en marche, en nous élevant du côté du Port, nous arrivions dans des solitudes que n’animaient plus ni le son grave de la cloche des brebis, ni la voix plus mâle encore de leurs gardiens fidèles. Ces chiens énormes semblaient ne signaler notre passage par leurs aboiemens pleins d’intelligence que pour prendre acte de notre arrivée : il n’y avait aucune hostilité dans leurs protestations. Insensiblement les bruits de la vallée se perdaient dans la vapeur, et nous nous en éloignions, gravissant lentement des côtes de plus en plus rapides. Nous mettions pied à terre de temps en temps, quand nous sentions que nos montures ne pouvaient plus tenir sur ces pentes glissantes, et cela arrivait souvent dans des herbages brûlés par un soleil qui, depuis deux mois, ne s’était pas voilé un jour. Il faut le dire aussi, ces pauvres bêtes, sur le gazon ou sur la pierre, n’avaient dans leur démarche rien de ce qui inspire à un cavalier une sécurité complète. Si nous cheminions dans les prairies, ce n’étaient que glissades ; c’était bien pis encore sur les schistes brisés, ou au milieu des cailloux roulans. Là, nous ne pouvions faire dix pas sans entendre ce bruit du cheval qui va s’abattre, et ne se retient sur ses jambes qu’avec d’immenses efforts et au grand préjudice de sa chaussure dont le fer jaillit en étincelles. Ce bruit a quelque chose d’inquiétant d’abord, mais on finit par s’y faire, car c’est là en quelque sorte une allure particulière aux chevaux des Pyrénées.

Pour nous donner du courage, les rayons de l’occident doraient alors de la manière la plus coquette ces belles neiges éternelles, objets de nos vœux ; rien ne cachait plus le Vignemale à nos regards, et s’il avait été abordable du côté de la France, il semblait assez rapproché pour que nous pussions y arriver ce jour-là avant souper. Il n’en était pas ainsi à beaucoup près, et, cette fois, à en croire Cantouz, le plus court chemin n’était pas le meilleur. Comme il nous restait encore une forte journée de marche pour le lendemain, afin de nous rapprocher de notre base d’opérations qui devait être le point où nous laisserions les chevaux, nous résolûmes de coucher le plus près possible du Plan d’Aube : c’est le nom du port qui conduit à la vallée de Serbigliana.

Cependant, après avoir continué de marcher quelque temps dans cette direction, comme le soir approchait, il fallut, sur l’avis de nos guides, changer un peu de route, afin de trouver un emplacement convenable pour notre bivouac. En effet, pour passer la nuit dans des régions aussi élevées, il faut faire du feu, et il eût été imprudent de nous éloigner trop des lieux où croissait encore le rhododendron, dernier arbuste qu’on trouve dans ces montagnes, et après lequel il faut dire adieu à toute végétation.

Nous fîmes donc un détour à gauche, et redescendîmes dans une petite vallée au pied du Cardal, où paissaient des troupeaux espagnols, sous la garde de deux bergers, qui nous frappèrent aussitôt par leur mine et leur costume. Il était impossible de réunir plus de couleur locale. Ces deux grands gaillards bien pris avaient le costume du paysan aragonais ; leur face bronzée était ombragée du large sombrero, et à chaque parole ils nous faisaient voir des rangées de dents blanches comme le lait de leurs chèvres. Du reste, ils tricotaient tous les deux des bas pour leur usage particulier.

La conversation fut bientôt établie entre nous, car il est impossible de courir un peu les Pyrénées sans retenir quelques mots de castillan (en Espagne, comme on sait, on ne parle pas espagnol, mais castillan). Nous leur fîmes les questions d’usage, et, disposés sans doute en notre faveur par le traité de la quadruple alliance, ils nous offrirent de fort bonne grâce leurs services. Je les employai avec trois des nôtres à aller chercher du bois en leur recommandant d’en apporter tant qu’ils pourraient. C’était là le point essentiel, car l’eau ne pouvait nous manquer. Nous eûmes bientôt trouvé un emplacement pour passer la nuit, sur le bord d’un joli gave auprès duquel nous fîmes halte. Les chevaux dessellés furent abandonnés à eux-mêmes ; on tira du bât les couvertures et les provisions.

La fraîcheur de la soirée me mit dans l’obligation de rendre hommage à la prudence d’un frère qui avait dans sa sollicitude muni nos paniers de dix bouteilles de vin de Bordeaux et de trois bouteilles de vieux rum. On étendit à terre la paille et le foin des paniers ; chacun prépara son lit. Nous nous couvrîmes, Edgar et moi, de vêtemens plus chauds. Cette opération se borna pour nos guides à passer les manches de leurs vestes brunes qu’ils portaient suspendues sur l’épaule ; mais la perspective du bon feu qui les attendait me fit considérer avec moins de remords les couvertures et les burnous dont notre domestique avait fait à mon frère et à moi le lit le plus comfortable. Bientôt apparut sur la montagne la corvée du bois ; nos hommes pliaient sous leur charge ; nous les vîmes avec joie déposer à nos pieds une énorme pile de fagots. Le feu le plus pétillant, la flamme la plus odorante et la plus vive ne tardèrent pas à réjouir notre vue, et nous nous groupâmes gaiement autour du foyer, tandis que la nuit tirait insensiblement son noir rideau sur le Vignemale, et semblait nous dire : « À demain les affaires sérieuses. »

Cette nuit se passa joyeusement. Toutes les combinaisons possibles de rum, d’eau-de-vie, de vin et de sucre, furent épuisées par l’esprit éminemment inventif d’Edgar, dans le but de réchauffer nos guides et de les mettre en belle humeur. Aussi ne tardèrent-ils pas à entonner Là-haut sous las mountagnas, de la voix la plus sonore, afin de faire honneur à des maîtres aussi prévoyans. C’est ainsi que notre dîner s’accomplit fort agréablement, mais peut-être avec une nuance de gaspillage dont notre souper du lendemain eut à souffrir.

Dans un esprit de fraternité que les circonstances expliquaient, nous appelâmes les Espagnols, et les invitâmes à prendre place au banquet, ils arrivèrent, toujours avec leurs tricots à la main, s’asseoir au feu de l’hospitalité. Ces bonnes gens n’étaient pas tout-à-fait étrangers aux arts ; car, sur notre invitation, et après avoir humé, comme de vrais bergers qui ne boivent que de l’eau depuis long-temps, chacun un énorme verre de punch, ils entonnèrent une espèce de chanson sur un mouvement de fandango, qui se terminait par de grands cris semblables à ceux que poussent les Arabes de l’Atlas. À ces cris, Perro, leur gros chien, répondait dans sa langue au grave, comme dirait M. XXX des Débats. Cependant, les chants cessèrent peu à peu ; les bergers allèrent se blottir avec quelques-uns de nos compagnons dans leur tanière en pierres sèches, et nous y offrirent une place. Mais une extrême sensibilité de peau (qu’on me pardonne cette expression !) nous éloigna, Edgar et moi, de ce lieu hospitalier, par souvenir d’une nuit passée à la meilleure auberge de Poitiers.

Ceux de nos guides qui, comme nous, ne voulurent pas risquer la couïla espagnole, s’étendirent autour du feu, qui fut religieusement entretenu toute la nuit. Que le ciel était grand ! Vous ne savez pas ce qu’est une belle nuit, vous qui, par crainte des rhumatismes, n’avez jamais osé affronter les charmes d’une nuit sur le Cardal ! Comme on respire bien sous ce beau ciel ! avec quelle volupté on dort ainsi ! et si l’on ne dort pas, combien d’idées, qui ne vous seraient jamais venues, naissent de la contemplation des étoiles !

Comme je l’ai dit, chacun veilla à l’entretien du feu jusqu’au jour, par un sentiment de bien-être personnel qui, vers deux heures du matin, nous porta tous à tisonner. Malgré la saison, la clémence de l’air et la latitude, les règles de la nature ne peuvent pas perdre absolument tous leurs droits, et, à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, un froid humide se fait presque partout sentir vers deux heures du matin. Mais le feu du rhododendron et quelques verres de vin chaud nous eurent bientôt rendu le sommeil.

Pour économiser nos forces, nous devions nous servir de nos chevaux le plus long-temps possible. Au point du jour, il fallut les chercher dans la montagne, où ils avaient pâturé toute la nuit. Ce ne fut pas chose aisée, et ils firent tant de façons, qu’à six heures à peine étions-nous en route. Nous gravîmes d’abord le Cardal : vers sept heures, nous étions en vue du Plan d’Aube ; nous ne le traversâmes pourtant pas immédiatement, car un isard qui paissait auprès du port nous donna l’idée de l’approcher, et nous fit perdre en détours inutiles au moins trois quarts d’heure. L’animal rusé ne voulut pas se laisser joindre, et lorsque nous arrivâmes, après bien des circuits, tout essoufflés, au terme de notre stratégie, marchant à quatre pattes depuis long-temps, impatiens de lever la tête et de le voir enfin à portée de nos carabines, il n’était déjà plus sur le port ; il avait fui, sans égard pour nos précautions et nos manœuvres, dont pas une seule ne lui aurait échappé, s’il faut nous en rapporter à ceux de nos guides, qui ne l’avaient pas perdu de vue. Aussi serais-je presque tenté de ranger l’isard au nombre de ces déceptions parmi lesquelles l’ours des Pyrénées figure en première ligne.

Après avoir traversé le Plan d’Aube et être descendus en Espagne dans la vallée de Serbigliana, nous fîmes environ une demi-lieue encore en tournant vers la droite, et nous nous arrêtâmes au pied du Malferrat. Nous y laissâmes les chevaux sous la garde d’un de nos hommes. C’est là que devait commencer notre ascension, et il était impossible désormais d’aller autrement qu’à pied. Il faut dire, d’ailleurs, que nous avions rarement usé de nos montures, et, dès le matin de cette journée, nous cherchions, en nous mettant en haleine par une marche anticipée, à acquérir ce second wind si précieux des chevaux anglais. Je crois que nous y réussîmes, car jamais nous ne nous étions sentis plus frais et plus dispos, et c’est dans les meilleures conditions que, le 11 août 1838, à huit heures du matin, nous nous présentions au poteau du départ. Nous étions trois de plus qu’en partant de Luz : Jean-Marie, de Saint-Sauveur ; Bernard Guillembert, de Cèdres, et Baptiste, chasseur de Gavarnie.

Le hasard avait fait trouver, en 1834, à Cantouz, le chemin du Vignemale : une simple déduction, tirée de la conformation du Mont-Perdu, aurait été, ce me semble, pour lui, un guide plus sûr. Comme je l’ai dit, l’ascension de cette montagne si long-temps rebelle aux efforts courageux de Ramond, tant qu’il voulut l’attaquer du côté de la France, est très aisée du côté de l’Espagne. Pourquoi Cantouz n’avait-il pas tenté cette dernière voie plus tôt ? Il est vrai que le savant illustre que je cite a plus d’une fois établi, dans ses ouvrages, des faits dont l’application aurait dû le conduire naturellement à essayer de tourner cet ennemi qu’il ne pouvait vaincre de front. Comment n’a-t-il pas senti la portée de ces faits ? je l’ignore.

Il est une vérité reconnue en effet, et que Ramond a été un des premiers à établir, c’est que le versant sud des Pyrénées offre des pentes moins abruptes, des rochers moins affreux, que le versant septentrional. Du côté de la France, les cimes de ces montagnes, dans les régions très élevées, sont protégées par des neiges presque éternelles ; le soleil n’a qu’une action fort limitée sur ces sommités, qui nous montrent encore toute la raideur de leur structure primitive. Là, pas une roche qui ne soit de première formation, pas une surface qui n’ait été baignée par les eaux du déluge. Du côté de l’Espagne, au contraire, les rayons d’un soleil plus ardent brûlent ces sommets trempés de neiges fondues, le travail des eaux ronge la montagne, et ces deux grands élémens de destruction réunis y entassent, depuis des siècles, débris sur débris, ruines sur ruines. Qui dit ruine dit éboulemens, brèches ; c’est donc par l’Espagne qu’on doit toujours donner l’assaut. Si l’on parvient jamais au sommet de la Maladetta, ce sera par la Catalogne.

La route qu’on nous faisait prendre avait donc l’avantage d’être rationnelle, et, pénétré de mes auteurs, je me prêtai sans murmurer à l’immense détour que notre guide nous imposait. J’avouerai toutefois que, jusqu’au dernier moment, je doutai un peu de la véracité de Cantouz, tant j’avais toujours entendu parler de l’impossibilité de gravir le Vignemale ; mais j’ai hâte de témoigner ici, pour lui rendre justice, qu’il nous a menés droit au but de notre voyage, sans hésiter et sans que nous eussions à regretter le temps perdu à chercher une direction meilleure que celle indiquée par lui.

C’était autour du Malferrat que nous montions d’abord, en nous dirigeant vers le nord, au-dessus de la vallée de Serbigliana. Au commencement, la route suivie est presque horizontale ; nous nous élevions à peine, afin d’éviter les rochers peu abordables dont est revêtue la partie moyenne du Malferrat ; nous suivîmes prudemment le pied de la montagne pendant une ou deux heures. Je tenais la tête de la colonne, dans le but de régler la vitesse de la marche. Nous rencontrâmes bientôt des ardoises mouvantes, des schistes en décomposition sur des pentes rapides. Ce sol est des plus pénibles ; il ne faut pas s’y arrêter ; l’on doit poser le pied à peine quand on rencontre une de ces veines grisâtres, et s’élancer. Le moindre déplacement de pierres cause un dérangement incalculable ; toute la montagne semble être en émoi, et il s’écoule bien du temps avant que le désordre causé par votre passage se soit calmé. Ces avalanches de pierres, ou lavanges, comme on les nomme dans les Pyrénées, doivent être rapidement coupées, et il serait imprudent de vouloir résister au courant ; on finirait par être entraîné. Le bruit sourd des quartiers de roches mis en mouvement par le torrent supérieur, qui allaient, se heurtant contre la montagne, rouler au-dessous de nous à des profondeurs invisibles, hâtait nos pas dans ce désordre général, par un instinct qui peut s’expliquer. Ces schistes, ces fragmens de pierres, usent les chaussures, déchirent les espardilles, et sont, sous ce rapport, la plus désagréable chose du monde. Je me souviens, après une chasse aux isards, dans le Taillon, d’être revenu, il y a quelques années, par le Port, à Gavarnie, après avoir passé une partie de la journée sur des lits de pierres de cette espèce ; j’arrivai à l’auberge de Belot pieds nus, marchant depuis deux heures de nuit sans savoir où j’allais. J’avais usé une paire d’espardilles et une paire de gros souliers : vous dire l’état de mes pieds est chose inutile.

Ce fut donc avec plaisir que nous quittâmes les terrains mouvans pour le rocher solide ; ici, avec une bonne tête et un peu d’adresse, on est presque toujours sûr de s’en tirer. Toute cette partie de la montagne, qui n’est pas encore très rapide, se parcourt aisément : d’une main tenant un bâton que l’on fixe quelque part, et l’autre main prête à saisir les saillies de la pierre, on avance doucement ; il faut peu de chose pour supporter le pied ; je ne crois pas, vers la fin de notre ascension, avoir souvent posé mes deux pieds entièrement à plat sur le rocher. Ce sont ces légères assises, ces gradins de quelques lignes qu’il s’agit de bien choisir, et nous avancions lentement, mais sans inquiétude.

Un pas néanmoins arrêta la colonne, et, avant de nous y aventurer, je voulus le reconnaître avec soin. Qu’on se figure, entre deux rocs, une cheminée naturelle d’une vingtaine de pieds de hauteur, et tellement étroite que le corps a de la peine à y entrer : là les saillies de la pierre manquaient. Où poser les pointes de nos bâtons ferrés ? où mettre les pieds ? Le danger n’était pas grand, mais l’obstacle immense ; dire comment nous nous en sommes tirés me serait difficile ; le fait est que ce pas ne nous arrêta que fort peu de temps, et nous en avons passé bien d’autres… C’est que le Vignemale nous attendait.

Cela me rappelle une bien belle réponse que m’a rapportée, en Suède, le maréchal comte de Stédnigk, à qui elle avait été faite par un grenadier français. — Pendant la guerre de l’indépendance de l’Amérique, où le maréchal servait comme volontaire, une compagnie française avait pris d’escalade un fort situé au haut d’un rocher très escarpé, et dont j’ai le tort grave d’avoir oublié le nom. M. de Stédnigk, alors simple officier, étant venu visiter le rempart, témoigna sa surprise en voyant la raideur de l’escarpement, et s’adressant à un grenadier en faction : « Et comment diable, mes amis, dit-il, avez-vous fait pour monter ici ? — Ah ! mon capitaine, répondit le soldat, c’est que l’ennemi y était ! »

Pour nous, l’ennemi, le Vignemale, y était incontestablement. Mais nous marchions de confiance vers ce but invisible, nous l’attaquions par surprise, nous montions sur le dos du géant sans qu’il s’en doutât, et nous l’avons saisi à la nuque, avant qu’il ait pu s’éveiller. Malheur à nous si, sortant de son sommeil séculaire, il avait secoué les neiges qui le couvrent ! Je crois que nous aurions payé cher notre fantaisie d’avoir voulu grimper sur ses épaules !

Je trouve, en vérité, que, sans trop de poésie dans l’imagination, on serait quelquefois tenté de personnifier ces montagnes mystérieuses et inhabitées. Combien d’obstacles, de dangers n’opposent-elles pas au mortel téméraire qui leur rend visite ! Les avalanches, les précipices, les crevasses des glaciers, et jusqu’à cette difficulté de respirer qui vous fait tant souffrir, quand vous touchez au terme de vos efforts, tout cela n’a-t-il pas quelque chose d’étrange, de surnaturel ? Ne croirait-on pas qu’il y a là-haut une divinité malfaisante, un vieux génie de la montagne qui en défend les approches ?

Vers onze heures, nous fîmes notre première halte, et nous nous retournâmes pour la première fois. La vue était déjà immense, et déjà plus d’une chaîne s’étendait à nos pieds ; derrière nous, le glacier du Vignemale s’élevait à pic entre des rochers aigus ; à droite, un énorme amphithéâtre étendait son cirque de marbre semblable à l’Oule de Gavarnie et à celle de Troumouse. Nous tirâmes du sac de nos guides quelques provisions, et nous nous mîmes à déjeuner. Cantouz portait fièrement mon baromètre ; il semblait attacher beaucoup d’importance à voir constater avec certitude la hauteur de la montagne. Ce brave homme n’est pas tout-à-fait étranger à la minéralogie et aux sciences physiques. Il assurait qu’on n’avait pu mesurer rigoureusement, par les moyens géométriques, le Vignemale, en opérant du Pic-de-Midi de Baréges, et qu’à nous les premiers appartiendrait l’honneur d’un calcul exact. À coup sûr, du Pic-de-Midi à la vallée d’Ossone il y a loin, et, si j’ose le dire, à ces grandes hauteurs les distances augmentent encore, ou plutôt la difficulté de s’en rendre bien compte. J’ignore avec quelle perfection sont établies les tables de réfraction employées par les astronomes, car je ne m’en suis jamais servi ; mais dans ces régions, à cause de la raréfaction de l’atmosphère, les observateurs se trouvent dans un cas particulier, et sujets à commettre des erreurs notables, s’ils n’ont pas en leur pouvoir les moyens de corriger les tables de réfraction calculées évidemment pour des milieux différens de ceux dans lesquels ils opèrent.

Quand nous arrivâmes en vue des neiges où nous devions nous frayer un chemin aussi fatigant que périlleux, nous vîmes un troupeau d’isards traverser lestement ces pentes glissantes et nous y indiquer notre route ; un cri que nous poussâmes et qui fut répété par vingt échos, les fit bondir et disparaître l’un après l’autre derrière les sommets que nous allions visiter. Nous ne rampions plus contre les parois des rochers, la scène s’élargissait ici pour nous, et nous avancions de front sur une longue ligne, choisissant à notre gré la place de nos pas. L’inclinaison des pentes augmente toujours jusqu’à la région des neiges. Nous marchions sur de larges surfaces calcaires dont quelques parties, lavées et polies par le travail des eaux, semblaient prêtes à entrer dans l’atelier d’un sculpteur. En nous dirigeant vers la gauche de l’arc immense formé par les parois de l’amphithéâtre, nous atteignîmes bientôt le pied du grand glacier. Là eut lieu une nouvelle halte, il fallut assujétir nos crampons, affermir et resserrer nos espardilles, mêler enfin du rum avec de l’eau de glace, et en emplir une bouteille, pour notre goûter du sommet, car la chaleur était extrême, et nous ne devions plus désormais trouver d’eau. Alors commença la marche la plus fatigante et la plus monotone qu’on puisse imaginer, sur ces neiges dont la blancheur nous éblouissait. À mesure que nous nous élevions, elles présentaient une inclinaison plus rapide et une surface plus ferme. Chaque guide, à son tour, marchant en tête, taillait dans la neige des degrés pour placer nos pieds. Nous avancions par file, les uns derrière les autres, et toujours en zig-zag, revenant sur nos pas quand nous rencontrions le rocher, et nous élevant à peine au-dessus de l’horizon de dix mètres à chaque fois. Une ascension directe eût été, d’ailleurs, impraticable. Cette manière de procéder assurait au contraire notre équilibre, qu’il eût été fort dangereux de perdre, surtout dans la partie supérieure du glacier dont la croûte est si dure et la pente si raide. Grâce à nos bâtons ferrés et à nos crampons, ce trajet s’acheva sans accident, et nous ne revînmes sur le rocher qu’au moment où la glace, par l’angle de son inclinaison, nous sembla tout-à-fait inabordable. Nous avions marché sur la neige plus de deux heures un quart. Il est vrai qu’obligés de piocher continuellement, nos hommes étaient fatigués, et ne cheminaient que lentement. J’ai appris depuis, à mes dépens, que nous avions bien fait de nous donner le temps de prendre pied, et de n’avancer qu’avec circonspection. Il fallut, pour sortir de la neige, sauter une crevasse assez profonde, car le glacier n’adhère point exactement au rocher à cause de sa chaleur qui fait fondre la glace ; mais ce passage s’effectua sans difficulté. Je remarquai dans ce lieu avec surprise quelques mouches sur la neige : je sais que Ramond en a signalé au Mont-Perdu ; elles étaient fort vivaces ; j’ignore comment elles peuvent vivre dans ces parages.

Déjà la respiration devenait plus difficile, le pouls augmentait de vitesse, et, tout en nous sentant vigoureux et légers, nous étions obligés de reprendre souvent haleine. Le calcaire primitif est la base unique du rocher que nous avions à gravir ; je n’y ai rien trouvé qui ressemblât au granit, et le Vignemale est, à coup sûr, de première formation, comme le Marboré et le Mont-Perdu, auxquels d’ailleurs il ne le cède en hauteur que de quelques mètres. Il y a, dans la teinte du rocher à ces hauteurs, dans la forme de ses contours, dans le dessin de ses anfractuosités, quelque chose de grandiose, de majestueux, qui frappe la vue ; les crêtes sont plus heurtées, plus confuses ; mais il est impossible de ne pas reconnaître partout les effets d’une cristallisation primitive qui, quoique souvent interrompue, ne se signale pas moins à chaque instant par la régularité des pans ou faces suivant lesquels la pierre se débite. Les nuances de tous les objets empruntent ici à un ciel presque noir des reflets singuliers. Tout porte un cachet particulier ; il n’est pas jusqu’au bruit de nos pas qui ne se fît entendre avec plus de netteté.

Quand la fatigue commence, il y a quelque chose de machinal dans les efforts qu’on fait pour avancer, et l’on parcourt de grands espaces, sans presque s’en rendre compte. La similitude des objets, jointe à une tendance à l’assoupissement qui nous importunait quelquefois, répandait beaucoup de monotonie sur notre marche assez rude d’ailleurs, car nous ne nous élevions plus qu’à l’aide des pieds et des mains ; il fallut pourtant nous réveiller à la vue du précipice qui domine à l’est le port de Panticous. J’avoue que je n’ai jamais rien rêvé de si effrayant ; je n’ai point cherché à le mesurer, car c’est avec répugnance que j’y portais mes regards. En avançant vers le sommet du premier pic du Vignemale, le rocher se resserre comme le dos d’un toit, et l’on finit par marcher à califourchon sur une crête qui offre heureusement de nombreux appuis ; c’est là que la nature a posé un énorme mâchicoulis, que Cantouz nomme la cheminée du Vignemale, Par cette ouverture, une pierre abandonnée à son propre poids arrive dans la vallée sans avoir heurté nulle part.

— Mais nous grimperons donc toujours ? disais-je à mon guide ; j’ai les mains et les pieds déchirés ; il me semble qu’il est temps que cela finisse ! — Courage ! messieurs, répondait-il, mais ne marchez pas si près du bord ; dans quelques instans nous y serons.

Il avait dit vrai. Après quelques efforts désespérés, car plus nous allions, plus le Vignemale semblait se défendre, je touchai à la cime des rochers, et me trouvai alors devant une immense plaine de neige circulaire, cachant évidemment un entonnoir[2] colossal autour duquel s’élevaient quatre pics d’inégale grandeur, les quatre sommets du Vignemale.

— Maintenant, dit Cantouz, le plus difficile, le plus dangereux est fait ; et, si vous n’êtes pas trop fatigués, nous serons dans une heure au haut de ce pic que vous voyez là-bas de l’autre côté du glacier, car c’est là le sommet de la montagne.

Nous nous reposâmes un instant sur les bords de ce cratère de neige, afin de contempler des solitudes si étranges, des objets si nouveaux pour nous. Ces monstrueuses masses de glaces allaient évidemment aboutir du côté de l’est au glacier que l’on voit de la vallée d’Ossone. C’est dans cet endroit que Cantouz nous répéta l’histoire dont j’ai parlé plus haut. Mais nous n’avions pas de temps à perdre, et, par suite d’un effet d’optique dont je ne tardai pas à reconnaître l’illusion, le pic qui nous restait à gravir me semblait à lui seul une montagne, La crainte de manquer du temps nécessaire à nos observations barométriques, et surtout de ne pouvoir nous retrouver en bon chemin avant la nuit, nous fit hâter le pas et traverser rapidement la plaine de neige. Nous eûmes cependant la précaution de marcher en file et de tenir tous une corde à la main, afin qu’un de nous venant à disparaître dans une crevasse, put se retenir à la corde, soutenu par le poids et les efforts de tous les autres. David, mon domestique, fut le seul à qui cette précaution servit ; il avait déjà de la neige jusqu’aux épaules quand nous le retirâmes. Nous arrivâmes sans autre accident au pied du Vignemale, et enfin, au sommet du pic, à deux heures et demie, une heure après notre dernière halte, ainsi que nous l’avait annoncé Cantouz.

Le sommet du Vignemale est l’angle d’un tétraèdre triangulaire dont deux faces sont perpendiculaires entre elles. Qu’on se le figure couché sur la plus longue de ces faces et présentant l’autre au sud, on aura une idée assez exacte de l’aspect du pic et de la manière dont il est orienté. Ajoutez à cette disposition, qui exclut toute surface horizontale au sommet, la composition même de la crête qui n’est formée que de fragmens de toutes grandeurs, superposés dans le plus grand désordre, et vous comprendrez qu’il ne doit pas être facile de s’y reposer. C’est, en effet, une remarque que nous fîmes quand nous eûmes essayé plusieurs fois de nous y asseoir.

Après avoir promené nos regards sur un panorama que je n’essaierai pas de décrire, et dont une carte géographique des Pyrénées ne peut qu’imparfaitement donner l’idée, notre premier soin fut de faire nos observations barométriques ; puis d’élever, au moyen de tous les débris que le lieu fournit en abondance, une petite tour, afin d’exhausser un drapeau que nous y plantâmes en le saluant d’une décharge de toute notre artillerie. Alors nous poussâmes de grands cris de joie, et bûmes gaiement à la santé du Vignemale.

À notre grande surprise, une voix nous répondit ; ce n’était pas l’écho, mais bien une voix humaine éloignée, différente des nôtres… Comment expliquer ce phénomène ? Nos lunettes parcouraient dans tous les sens les montagnes environnantes sans y trouver trace de créature humaine, quand un petit point noir sur la surface du lac de Gaube attira notre attention ; c’était la barque du pêcheur du lac : cette barque voguait en s’approchant de notre côté, et à coup sûr c’était de là qu’on nous avait répondu. Malgré l’énorme distance, cela ne parut pas étonner nos guides qui semblaient enchantés de savoir qu’on connaîtrait à Cauterets, le soir même, le résultat de notre excursion, et m’assuraient que la propagation du son dans les montagnes expliquait aisément ce phénomène.

Nous étions fort incommodés par le soleil ; on sait combien, à ces hauteurs, la figure se brûle aisément ; l’évaporation des corps a lieu d’autant plus abondamment dans un temps donné, que le milieu où ils se trouvent est moins dense. Aussi la raréfaction de l’atmosphère contribuait-elle puissamment ici à dessécher la peau. On rapporte qu’au haut du Mont-Blanc et dans les Cordillières l’air est tellement raréfié, que le sang jaillit quelquefois par les pores : ici nous en fûmes quittes, Edgar et moi, pour deux bons coups de soleil ; heureusement l’air était tranquille, car le vent aurait rendu notre excoriation plus complète encore.

De toute la chaîne des Pyrénées que nous parcourions des yeux, si nous devons nous en rapporter à la première impression, le Mont-Perdu s’élève le plus haut. Le groupe du Marboré, depuis le Taillon jusqu’aux aiguilles d’Allanz, occupe dans le sud-est une place éminente. Les montagnes de l’est, à l’exception du pic long de Néouvielle, sont toutes d’une taille fort inférieure. Je n’ai rien remarqué, ni au nord ni à l’ouest, de digne d’être cité. La plaine de Tarbes s’étendait au loin et se confondait avec l’horizon. Du côté de l’Espagne, on voulut me faire voir Saragosse, mais on n’y put réussir.

Avant de partir, nous laissâmes auprès du drapeau une bouteille dans laquelle je glissai un papier contenant les divers détails de notre ascension. J’invite les personnes que les dangers et les fatigues d’une pareille expédition n’arrêteraient pas, à aller placer à leur tour leurs noms dans cet endroit ; je crois qu’elles seront heureuses d’y avoir été, mais à coup sûr elles n’y retourneront pas.

J’avais observé sur le baromètre à notre station de la vallée du Cardal, à cinq heures et demie du matin, 0,m 6114 avec 17°,5 du thermomètre centigrade ; — sur le Plan d’Aube, à sept heures dix-huit minutes, 0,m 5801 — et 18° de chaleur ; enfin, au sommet du Vignemale, 0,m 5228 avec 20°,5 de chaleur. D’après les observations faites dans le même temps à Luz, la hauteur du Vignemale au-dessus du niveau de la mer serait de 3421m,48 en supposant, selon Pasumot, Luz à 390 toises au-dessus de la mer.

Il fallut partir, et nous retrouvâmes bientôt la neige que nous traversâmes de nouveau heureusement. Cependant il nous était aisé de sentir que l’énergie de notre volonté avait jusque-là soutenu nos jambes, et qu’après le succès elles étaient un peu disposées à mollir. Nous avions à lutter contre un grand danger, c’était d’envoyer des pierres à ceux d’entre nous qui marchaient les premiers. En descendant, on se trouve souvent les uns au-dessus des autres, et les fragmens de rocher qu’on détache viennent frapper la tête de la colonne, qui maudit alors l’arrière-garde. Plus d’un quartier de marbre siffla à nos oreilles, plus d’un ruisseau de schistes vint se partager sur nos tibias. Mais comment toujours modérer la vitesse de la descente ? Nous sentions d’ailleurs, en nous rappelant les obstacles rencontrés le matin, qu’il était important de les franchir avant la nuit, et, toutes les fois que cela était possible, nous gagnions du temps en nous laissant glisser.

J’attaquai le glacier un des premiers, et dans la partie supérieure qui est la plus rapide. Nous étions tous meurtris par les rochers, et nous comptions nous reposer en nous laissant aller sur la neige. Nous avions remis nos crampons, et nous nous promettions beaucoup de plaisir sur ces espèces de montagnes russes ; je faisais peu d’attention à moi, n’imaginant pas que l’inclinaison fût assez rapide pour présenter quelque danger. Ainsi, aux premiers pas, je fus culbuté, mais je me retins cette fois à la ceinture de mon guide, toujours de la meilleure humeur du monde. Cependant, mon crampon ayant tourné, je perdis de nouveau l’équilibre et je lâchai prise ; alors je commençai à descendre en glissant sur le dos. Je n’avais malheureusement pas de bâton, et je m’aperçus à l’instant, à la rapidité de mon allure qui croissait à chaque seconde d’une manière effrayante, et surtout aux cris que j’entendais pousser autour de moi, que je courais un grand danger ; mes crampons n’avaient pas le temps de mordre sur la neige, que mes mains ne pouvaient entamer. J’étais lancé comme une fusée sur un plan de soixante-quinze degrés que nous avions mis deux heures à monter, et d’un train tel qu’il était impossible que je ne perdisse pas la respiration, si cela continuait. Je pensais en frémissant aux rochers inférieurs ; cependant, je ne perdis pas la tête, et je parvins à me tenir sur le dos. Sur ces entrefaites, Bernard Guillembert s’était élancé au-devant de moi pour essayer de me retenir : ayant enfoncé son bâton et ses crampons dans la neige, il m’attendait à une trentaine de pieds d’un petit promontoire formé par des débris de rochers qui s’avançaient sur le glacier. Je me dirigeai de mon mieux vers lui, et j’eus le bonheur de l’atteindre. Le choc fut si fort, que je le renversai ; mais la déviation produite par sa rencontre me permit alors d’arriver sur les pierres, et me sauva ; car, après y avoir encore glissé quelque temps, je m’arrêtai contre un quartier de rocher vers lequel j’étendais les pieds. Le coup fut violent, comme on pense ; néanmoins, à l’exception d’une forte contusion au talon et d’un peu d’étourdissement, je n’éprouvai aucun mal, et pus me relever presque aussitôt. Je criai à mon pauvre frère qui était, comme on doit bien penser, dans une inquiétude mortelle : Je n’ai rien ! je ne suis pas blessé ! Bernard était auprès de moi tout couvert de sang, le bras presque démis ; en se plaçant devant moi pour m’arrêter, il n’avait pas assez solidement pris son point d’appui : je l’avais comme foudroyé par la violence de mon choc, et le pauvre diable avait roulé sur les pierres la tête la première.

Edgar commençait à descendre alors un peu plus à gauche, s’appuyant d’une main sur l’épaule de Cantouz, de l’autre sur son bâton ferré, et marchant avec toute la prudence que devait lui inspirer mon accident. Cependant, malgré ses précautions, il n’avait pas fait trois pas, qu’il glissa, entraînant son guide avec lui. Leurs efforts pour s’arrêter furent inutiles ; en vain ils enfoncèrent leurs bâtons, je les vis tous les deux lancés ensemble sur la terrible pente. Baptiste se jeta en travers, et, plongeant les trois quarts de son bâton dans la neige, il alla à vingt pas de là les attendre, se raidissant sur cet appui et sur ses deux pieds, qui semblaient avoir pris racine dans le glacier… Le bâton se brisa, mais Baptiste, renversé, eut le bonheur de pouvoir se cramponner encore au tronçon qu’il serrait entre ses mains. Qu’on juge de mon anxiété ! je voyais cette course rapide s’accélérer à chaque instant ; Edgar et son guide descendaient toujours ensemble !… Enfin, le groupe allait se briser sur une saillie de roc effrayante, quand Vincent se précipita avec intrépidité au devant d’eux, enfonçant par un coup désespéré sa hache toute entière dans la neige… Il les attend, il les regarde… Je retiens mon haleine… Grâce à Dieu ! malgré l’impétuosité du choc, malgré la force de la commotion, il eut la vigueur de résister et de les arrêter sur le bord de l’abîme !… Mais c’est qu’aussi Vincent est un intrépide chasseur, au coup d’œil de vautour, aux épaules d’Hercule ! Que d’émotions en quelques secondes !

Cet épisode de notre journée jeta une teinte sérieuse sur nos succès, et la descente s’effectua sans nouveaux malheurs, mais non pas avec la gaieté du début. Avant de reprendre notre route sur le malencontreux glacier, nous suivîmes le rocher le plus long-temps possible, et ne nous hasardâmes sur la neige qu’avec de grandes précautions, et quand la pente nous sembla plus praticable.

Les pas que nous avions franchis en montant avec toute l’énergie de l’espérance, nous semblèrent bien autrement difficiles en descendant ; mais aussi nos pieds étaient déchirés, et tout notre corps couvert de contusions, après douze heures de marche. Il faisait nuit obscure quand nous arrivâmes à la vallée de Serbigliana, à l’endroit où nous avions laissé nos chevaux. Le ciel étant trop sombre pour que nous pussions reprendre notre marche, il fallut nous résoudre à passer la nuit sans feu ; le temps heureusement était magnifique, et nous ne souffrîmes pas beaucoup du froid.

Le reste de notre voyage se termina sans évènemens, et nous étions de retour à Luz le lendemain dans la journée.

L’accident de Bernard n’a pas eu de suites.


Le Prince de la Moskowa.


Luz, 2 septembre 1838.
  1. Le Mont-Perdu et la Maladetta sont en Espagne.
  2. Le Vignemale serait-il un volcan éteint, ainsi que la conformation de ces sommités semblerait l’indiquer ? Le voisinage des eaux thermales de Cauterets et de celles de Panticous donne quelque crédit à cette supposition, que ne justifie pas d’ailleurs la composition des éléments de la montagne.