Giguet et Michaud (p. 69-94).

ACTE IV.



Scène première.

ARTABAN, MÉGABISE.
(Mégabise suit Artaban, qui entre le premier et qui est dans la plus grande agitation.)
MÉGABISE.

Où vas-tu ? pour ton fils j’implore ton secours.
Si tu perds un instant, c’en est fait de ses jours.

ARTABAN, en lui-même et sans écouter Mégabise.

Mon fils !

MÉGABISE.

Mon fils ! On va dicter l’arrêt de son supplice.
Au fond de son cachot attends-tu qu’il périsse ?

ARTABAN.

Mon fils !…

MÉGABISE.

Mon fils !… Viens le sauver. Les Mages sont à nous.
Les conjurés sont prêts à servir ton courroux.

ARTABAN.

Il n’est pas temps encor ; j’exposerais Arbace.
Le conseil va paraître !…

MÉGABISE.

Le conseil va paraître !… Y prendras-tu ta place ?

ARTABAN.

Tu seras près de moi…

Tu seras près de moi… (Mégabise hésite.)

Tu seras près de moi… Que peux-tu redouter ?
Son arrêt malgré nous peut-il s’exécuter ?…
Lorsque la loi me force à juger l’innocence,
D’un fils qui sait mon crime et garde le silence,
Ne suis-je pas certain de voir ce fils sauvé,
Au rang du roi des rois par nos mains élevé ?
Si les juges d’Arbace ordonnent qu’il périsse,
Je vois les conjurés l’arracher au supplice,
Disperser les soldats, immoler les bourreaux,
Sacrifier le prince, enlever le héros,

Le porter en triomphe, enfin mettre à la place
Du dernier de nos rois, le premier de ma race… (21
Je ne balance plus : à la loi j’obéis ;
Son salut en dépend ; je jugerai mon fils.

MÉGABISE.

Aura-t-il devant toi la force de se taire ?

ARTABAN.

Ah !… respecte le fils qui s’immole à son père !…
Ne tremble pas pour moi ; pour lui je ne crains rien.
Va ! le sang coulera ; mais ce n’est pas le sien.
Eh ! quoi ! de ce héros ma plus chère espérance,
J’entendrais sans horreur prononcer la sentence !
Je verrais un guerrier de l’Asie adoré,
Monter à l’échafaud, de bourreaux entouré,
Périr, de mon forfait victime volontaire,
En demandant aux Dieux le pardon de son père !…
Prévenons un arrêt que je ne puis souffrir ;
Seul, je suis criminel ; seul, je saurai mourir !

(Il sort dans la plus grande agitation.)
MÉGABISE, allant pour le suivre.

Quel discours ! où vas-tu ? quelle est ton espérance ?
Prétends-tu révéler…

Prétends-tu (S’arrêtant et s’interrompant tout à coup.)

Prétends-tu révéler… Artaxerce s’avance !…


Scène II.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, MÉGABISE, DEUX OFFICIERS, GARDES.
ARTAXERCE, en entrant, à Mégabise.

De ce peuple égaré par quelques factieux,
On ne réprime point les cris séditieux ?…
Allez, accompagné de mes gardes fidèles,
Aux portes du palais arrêter les rebelles.
Ils marchent en tumulte, au carnage animés ;
Artaban va combattre ; ils seront désarmés.

Artaban va combattre ; ils seront (Mégabise sort.)

(Au premier officier.)

Que Mandane à l’instant se rende près d’Arbace.
J’accorde à l’accusé cette dernière grâce.

J’accorde à l’accusé cette (Le premier officier sort.)

(Au second officier.)

Que les Mages, les grands, en face de l’autel,

Viennent faire à leur roi le serment solennel,
Au moment où des Dieux le ministre suprême
Posera sur mon front le sacré diadême.
Allez.

(Le second officier sort.)

Scène III.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, GARDES
ARTAXERCE, à Cléonide.

Allez. Fidèle ami d’un père infortuné,
J’approuve le conseil que vous m’avez donné.
J’aime à rendre justice à ce zèle intrépide
Qui pour servir vos rois vous anime et vous guide.
Mais quand sur mes dangers vous m’avez éclairé,
Mégabise d’un mot m’a soudain rassuré.
Le peuple satisfait, à mes lois est docile ;
Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille.

CLÉONIDE.

Dussé-je être puni de ma sincérité,
Je serai devant vous parler la vérité.

« Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille, »
A-t-il dit ? apprenez qu’au fond de son asile,
Caché, mais en secret aux factieux uni,
Ce prince libre encor voit son crime impuni,
Tandis qu’en ce palais trompant ma vigilance,
Du Mage audacieux il nourrit l’insolence.
Oui, seigneur !… vous marchez entouré d’ennemis.
Ils ont frappé le père ; ils menacent le fils.

ARTAXERCE.

Nicanor oserait attenter à ma vie ?
Son zèle à me servir…

CLÉONIDE.

Son zèle à me servir… Couvrait sa perfidie.

ARTAXERCE.

Lui, que j’ai toujours vu prêt à s’armer pour moi,
Ce prince magnanime…

CLÉONIDE.

Ce prince magnanime… Est l’assassin du roi !…
Quand Xercès a péri, le traître était dans Suze ;
Oui, je le sais !… j’en crois Artaban qui l’accuse.
Seigneur ! avec Arbace il ose conspirer.

ARTAXERCE.

Cléonide !… un moment, laissez-moi respirer !…

(En lui-même.)

Ah ! quand je lui permets l’entretien de son père,
Instruit d’un tel complot Arbace ose se taire !
Dans quel abîme affreux veux-tu donc me plonger,
Ciel !… on poursuit mes jours ; je ne puis me venger !

CLÉONIDE.

Le peuple ose à grands cris redemander Arbace ;
Il s’arme contre vous…

ARTAXERCE.

Il s’arme contre vous… Je crains peu son audace.
Va, je n’ai qu’à paraître et ce peuple irrité
Abjure la révolte et fuit épouvanté !

CLÉONIDE.

Pour un vil meurtrier que toute pitié cesse.
Que devant vous Arbace au tribunal paraisse.
S’il brave, en se taisant, ses juges rassemblés,
Seigneur ! sur son destin prononcez, ou tremblez !

ARTAXERCE.

Du sort de mon vengeur, qui ? moi ! que je décide !
Qu’il paraisse au conseil que son père préside !
Cette idée est horrible et me glace d’effroi.

CLÉONIDE.

Artaban doit venger et son prince et son roi.
Il ne peut abdiquer ce sacré ministère.
Du moment qu’il est juge, il cesse d’être père.

ARTAXERCE.

Cléonide, il suffit ; je cède à vos avis.
La sagesse les dicte ; ils vont être suivis.
En ces lieux, à ma voix, que le conseil s’assemble ;
Qu’Arbace y soit conduit, et s’il se tait, qu’il tremble !

(Cléonide sort.)

Scène IV.

ARTAXERCE, seul.
Oui : (Gardes au fond.)

Oui : l’indignation succède à la pitié !
Puis-je pour cet ingrat écouter l’amitié ?

Ô mon père !… ô Xercès !… c’est toi qui le condamnes…
Sois satisfait : sa mort apaisera tes mânes !
Le fer sanglant l’accuse et son crime est prouvé ;
La loi veut qu’il périsse… hélas ! il m’a sauvé !…
Ô souvenir trop cher ! que faire ? que résoudre ?
Je n’ose le punir et je ne puis l’absoudre !… (22
De mon père, à mes yeux le sang est répandu,
Et l’arrêt du coupable est encor suspendu ?
Allons : n’hésitons plus ; étouffons ce murmure
Qui combat dans mon cœur le vœu de la nature.
C’en est fait : il mourra !… Son père loin de moi
Réprime la révolte et combat pour son roi !
L’espoir de ses vieux jours, l’ami de mon enfance,
Arbace va périr !…


Scène V.

ARTAXERCE, MANDANE, GARDES.
MANDANE.

Arbace va périr !… J’embrasse sa défense !…
Oui : je viens de le voir… oui ; crois-moi, ce guerrier
De l’auteur de nos jours n’est point le meurtrier.

ARTAXERCE, avec joie.

Il n’est point criminel !… que ne puis-je le croire ?
Ah ! pour briser ses fers, pour lui rendre sa gloire,
Je donnerais mon sang !… parle, achève, ma sœur !

MANDANE.

Docile à tes conseils, pour lire dans son cœur,
Au fond de sa prison, seule j’ose descendre.
J’entre : il ne me voit pas… Sa voix se fait entendre.
Je l’écoute, inquiète, et je surprends ces mots,
Que sa douleur confie aux murs de ses cachots :
« Vous, qui sous mes drapeaux avez perdu la vie,
» Intrépides guerriers ! que je vous porte envie !…
» Heureux d’avoir reçu la mort en combattant,
» J’aurais trouvé la gloire, et l’opprobre m’attend !…
» Mon père m’abandonne et souffre qu’on m’accuse !…
» Artaxerce écoutant un soupçon… qui l’abuse… »
Il frémit à ce mot : je m’approche, il se tait…
Vainement j’ai voulu pénétrer son secret ;
J’ai fait pour le fléchir un effort inutile.
Inquiet sur ta vie, et sur ses jours tranquille,

Sans plainte, sans regrets, en implorant la mort,
Il conjure les Dieux de veiller sur ton sort ;
Et tremblant pour toi seul, en ce moment terrible,
Il bénit son trépas si ton règne est paisible…
Ah ! bannis un soupçon trop indigne de lui,
Artaxerce ! sois juste et deviens son appui ;
Arbace est innocent !

ARTAXERCE.

Arbace est innocent ! Quel est donc le coupable ?
Pourquoi le couvre-t-il d’un voie impénétrable ?
Ma sœur ! pourquoi ce fer teint du sang paternel ?
Il atteste le crime…

MANDANE, avec impétuosité.

Il atteste le crime… Et non le criminel !…
D’une action si lâche Arbace est incapable.
Plus le crime est affreux, moins je le crois coupable…
Ne crois pas qu’un amour, qu’il a tant mérité,
À mes yeux éblouis cachant la vérité,
Dans le fond de mon cœur en proie à son ivresse,
Trahissant mon devoir, étouffe ma tendresse…

Je pleure sur mon père, et je hais comme toi
Le sacrilège auteur du meurtre de mon roi.
Prouve que c’est Arbace, et je vais la première,
N’écoutant contre lui que la voix de mon père,
À l’instant ici même, au milieu de ta cour,
Maudire sa fureur, abjurer mon amour ;
Je vais, du tribunal invoquant la justice,
Aux arbitres des lois demander son supplice ;
Je vais en ennemie attachée à ses pas
Mettre ma seule gloire à presser son trépas…
Mais si tu n’obtiens point la preuve de son crime ;
Si, taisant le coupable, il veut être victime ;
Si, pour toucher ton cœur, je fais de vains efforts ;
S’il périt innocent… quels seront tes remords !

ARTAXERCE, irrésolu.

Sans le justifier, tu demandes sa grâce !
T’a-t-il dit jusqu’où va l’excès de son audace ?
S’il arme Nicanor, s’il conspire avec lui,
S’il est des conjurés et le chef et l’appui,
Égaré par l’amour, s’il immola ton père,
Ivre d’ambition, il peut perdre ton frère !

MANDANE.

Te perdre ?… est-ce bien toi qui l’oses soupçonner ?
Celui qui te sauva peut-il t’assassiner ?
Non : tu ne le crois point ; ton ame généreuse
S’indigne, se révolte à cette idée affreuse.

(Avec une impétuosité graduée.) (Artaxerce est ému.)

Artaxerce ! je lis dans ton cœur agité !
Abjure ton erreur, entends la vérité.
Étranger aux complots, victime de l’envie,
Arbace dans les fers ne craint… que pour ta vie.
Fais un dernier effort ; viens unir par pitié
Aux accents de l’amour la voix de l’amitié.
Seconde-moi : soudain le secret qui nous touche,
Pour le justifier, va sortir de sa bouche.
Viens !… tu sauves ses jours en lui rendant l’honneur ;
Viens !… tu sauves le trône, et ta gloire et ta sœur !…

(Elle l’entraîne vers l’appartement à gauche.)
ARTAXERCE.

Je n’y résiste plus !… puisse son innocence
Éclater à mes yeux !…

Éclater à mes yeux !… (S’arrêtant tout à coup.)

Éclater à mes yeux !… Mais son père s’avance !…
Du zèle pour ses rois quel est donc le pouvoir ?

Son courage m’étonne…

Son courage m’étonne… (Avec feu.)

Son courage m’étonne… Il m’apprend mon devoir !…
Va, ma sœur !… de l’amour étouffe le murmure…

Va, ma sœur !… de l’amour (Elle résiste.)

Va !… crains, en résistant, d’outrager la nature !

(Mandane sort à gauche ; Artaban paraît au fond, à droite ; il est rêveur et consterné ; il ne voit point d’abord Artaxerce ; dès qu’il l’aperçoit, il compose sa figure, et affecte une fermeté qui n’est point dans son cœur.)

Scène VI.

ARTABAN, ARTAXERCE, GARDES au fond.
ARTAXERCE, voyant Artaban.
(En lui-même.)

Impatient déjà d’obéir à ma voix,
Il devance au conseil les arbitres des lois !…

(À Artaban.)

Tranquille, et n’écoutant que l’équité sévère,
Près de perdre ton fils, tu viens venger mon père ?
Au moment de juger ton appui, mon soutien,
Le trouble est dans mon cœur…

ARTABAN, en lui-même.

Le trouble est dans mon cœur… La mort est dans le mien !…
(Haut.)
Seigneur !… fier de vous voir affermi sur le trône,
Je mourrai satisfait si ma main vous couronne.

ARTAXERCE.

Tu veux perdre ton fils ?

ARTABAN.

Tu veux perdre ton fils ? Je veux sauver mon roi.

ARTAXERCE.

Ah ! le ciel te devait un fils digne de toi !

ARTABAN.

En m’immolant pour vous je sens que je suis père ;
Seigneur !… j’ose implorer une grâce dernière :
Souffrez que je renonce à l’honneur d’être assis
Près de vous au conseil qui va juger mon fils.
Puis-je, malgré l’horreur que m’inspire un tel crime,
Devant mon tribunal voir marcher la victime ?
Je connais mon devoir ; mais l’austère équité
N’exige pas de moi tant d’inhumanité.

Je respecte un arrêt que je ne puis suspendre.
J’ai dû le provoquer ; je ne dois pas l’entendre.

J’ai dû le provoquer (Il va pour sortir.)
ARTAXERCE.

Demeure au conseil.

ARTABAN.

Demeure au conseil. Moi !

ARTAXERCE.

Demeure au conseil. Moi ! Je crains d’être abusé ;
Je remets en tes mains le sort de l’accusé.

ARTABAN.

Seigneur !… vous oubliez qu’Artaban est son père.

ARTAXERCE.

Tu peux seul pénétrer cet horrible mystère.
Demeure !… je le veux.


Scène VII.

MÉGABISE, ARTABAN, ARTAXERCE, CLÉONIDE, MEMBRES du conseil, GARDES.
Les membres du conseil entrent ; ils sont précédés de Cléonide et de Mégabise qui viennent se placer, le premier à la gauche d’Artaxerce, le deuxième à la droite d’Artaban.
ARTAXERCE.

Demeure !… je le veux. Astre et dieu créateur !
De l’antique univers éternel bienfaiteur !
Soleil !… daigne exaucer les vœux que je t’adresse ;
Du conseil qui t’implore éclaire la sagesse ;
D’un seul de tes rayons perce l’obscurité
Qui dérobe à mes yeux l’auguste vérité !

(Arbace enchaîné paraît ; il est précédé et suivi des gardes
du conseil.)

Scène VIII.

MÉGABISE, ARTABAN, ARBACE enchaîné, ARTAXERCE, CLÉONIDE, GARDES du conseil.
(Au moment où Arbace paraît, Artaxerce s’assied à gauche et fait signe à Artaban de s’asseoir. Cléonide et Mégabise restent debout, le premier à côté d’Artaxerce, le second à côté d’Artaban ; les autres membres du conseil sont rangés en haie des deux côtés du théâtre ; Arbace est debout entre Artaxerce et Artaban ; les gardes sont placés en demi-cercle derrière Arbace.)
ARTAXERCE, en lui-même, voyant entrer Arbace.

Qui ne serait frappé de sa noble assurance !
De le justifier je conçois l’espérance.

(Regardant Arbace.)

Puis-je dans un héros, dans mon libérateur,
D’un lâche assassinat reconnaître l’auteur ?…

(À Arbace.)

Approche…

Approche… (Arbace s’avance)

Approche… explique enfin cet horrible mystère.
Serais-tu criminel ?… Parle !… un juge sévère
Pour te rendre l’honneur n’attend qu’un mot de toi…
Arbace !… réponds…

ARBACE, voyant Artaban.

Arbace !… réponds… Ciel !… mon père devant moi !…

ARTAXERCE.

Achève, malheureux ! cesse de te contraindre :
L’innocence accusée ici n’a rien à craindre…
Connais-tu l’assassin ?… nomme-le.

ARBACE, en lui-même.

Connais-tu l’assassin ?… nomme-le. Je ne puis !…

(À Artaban.)

Vous, mon juge ?… avez-vous oublié qui je suis ?…

ARTABAN.

Téméraire !

ARBACE, après un grand temps, se contraignant.

Téméraire ! Soumis, calme en votre présence,
Votre fils entendra son arrêt en silence.

ARTABAN.

D’un père qui t’aimait si les sages avis
Par toi dans ce jour même eussent été suivis,
On ne nous verrait point, moi juge, toi coupable.

ARTABAN, à part.

Moi, coupable !

ARTAXERCE, à Cléonide.

Moi, coupable ! Il se tait ?

CLÉONIDE, à Artaxerce.

Moi, coupable ! Il se tait ? La vérité l’accable.

ARTAXERCE.

Du plus noir des forfaits, Arbace ! es-tu l’auteur ?…
N’as-tu rien à répondre à ton accusateur ?

ARBACE.

Rien.

ARTAXERCE.

Rien. Je vais donc venger les mânes de mon père !

ARBACE.

Tu le dois.

ARTAXERCE.

Tu le dois. C’en est fait.

CLÉONIDE.

Tu le dois. C’en est fait. Il s’accuse.

ARTAXERCE.

Tu le dois. C’en est fait. Il s’accuse. Il m’éclaire !

(À Arbace.)

Vainement au conseil tu le caches encor ;
L’assassin m’est connu…

L’assassin m’est connu(Arbace et Artaban frémissent.)

L’assassin m’est connu… Ce monstre est Nicanor…
Parle !… que tardes-tu de nommer ma victime ?

ARBACE, se désignant lui-même.
(Rassuré.)

Elle est devant tes yeux.

ARTAXERCE.

Elle est devant tes yeux. Toi, l’auteur d’un tel crime ?

ARBACE.

Artaxerce !… à mon sort ose m’abandonner ;
Alors que tout m’accuse on doit me condamner.

ARTABAN.

Ah ! mon fils !…

ARTAXERCE.

Ah ! mon fils !… La pitié fait place à la colère.
Tu voulais de Mandane assassiner le frère ?

ARBACE, égaré.

De Mandane ?… à ce nom… adoré…

ARTABAN, l’interrompant.

De Mandane ?… à ce nom… adoré… Penses-tu
Qu’un parricide amant soit cher à sa vertu ?…
Quel espoir te séduit ? tu ne vois plus sans doute
Le juge qui te parle et le roi qui t’écoute ?…

Le juge qui te(Silence et frémissement d’Arbace.)
ARTAXERCE.

Un père t’en conjure, Arbace ! défends-toi.
L’honneur te le commande.

ARBACE.

L’honneur te le commande. Ô mon père !… ô mon roi !…

(En lui-même.)

L’abîme est sous mes pas : sans plainte, sans défense,
J’y tombe… je me tais !…

ARTAXERCE.

J’y tombe… je me tais !… De ce cruel silence
Qu’attends-tu donc ?

ARBACE.

Qu’attends-tu donc ? La mort. (23

Qu’attends-tu(Artaxerce consterné se tait.)
ARTABAN, à part à Mégabise, prêt à se trahir.

Qu’attends-tu donc ? La mort. Ô sublime vertu !
C’est à moi de mourir, et je vais…

MÉGABISE, de même, le retenant.

C’est à moi de mourir, et je vais… Que fais-tu ?

ARTABAN, égaré, haut.

Mon devoir !… je suis père… et ce spectacle horrible…

MÉGABISE, à part.

Il s’égare !

Il s'égare(Haut à Artaban.)

Il s’égare ! Seigneur ! montrez-vous inflexible.
Au conseil qui vous plaint épargnez vos douleurs :
Sommes-nous assemblés pour voir couler vos pleurs !
Ce n’est point la pitié que Xercès vous commande.
Son sang est répandu : c’est du sang qu’il demande.
Remplissez sans faiblesse un rigoureux emploi ;

(Avec intention.)

Oubliez votre fils ; songez à votre roi !

Oubliez votre fils ; (Artaban se contraint.)
CLÉONIDE.

Témoin muet, mais sûr, d’un forfait exécrable,
Le glaive délateur reste aux mains du coupable.
Si du sang de mon roi son bras n’est point trempé,
Arbace au moins connaît le bras qui l’a frappé.
Il est, n’en doutons plus, meurtrier ou complice ;
C’est de lui que dépend sa grâce ou son supplice.
S’il nomme l’assassin, on peut lui pardonner ;
S’il garde le silence, on doit le condamner.

(Long silence d’Arbace.)
ARTAXERCE, se levant.

Artaban !

ARTABAN, à part et assis.

Artaban ! Dieux !

Artaban ! Dieux(Artaxerce se remet sur son siège.)

Artaban ! Dieux ! Je (À Artaxerce.)

Artaban ! Dieux ! Je cède à cet ordre sévère.
Vous demandez sa mort ; je dois vous satisfaire.

(Il se lève.)

Je dois à mon pays, au conseil, à mon roi,
Cet affreux sacrifice, inouï jusqu’à moi…
Xercès ! j’entends ta voix terrible, inexorable ;
Tu dictes mon arrêt ; tu nommes le coupable…
Qu’il périsse !

(Il met la main sur son cœur, et retombe sur son siège ; Arbace reste muet et impassible.)
ARTAXERCE, en lui-même, regardant Arbace et se levant avec indignation.

Qu’il périsse ! Son père ordonne son trépas !
Cléonide ! sortons.

Cléonide ! sortons. (Haut en sortant.)

Cléonide ! sortons. Veillez sur lui, soldats !

Cléonide ! (Il sort avec Cléonide.)

Scène IX.

ARTABAN, ARBACE, MÉGABISE, GARDES dans l’enfoncement.
ARTABAN, après avoir regardé autour de lui, et voyant les gardes.
(À Arbace à demi-voix et assis.)

On n’accomplira point ce cruel sacrifice !
Tu marches au triomphe, et non pas au supplice !
Va !… je saurai défendre un fils digne de moi ! (24

(Se levant.)

Arbace ! il est un dieu qui veille encor sur toi !…

Arbace (Il sort avec Mégabise.)

Scène X.

ARBACE, seul.
(Avec une impétuosité graduée.) (Gardes au fond.)

(Avec une impétuosité graduée.)

Qu’a-t-il dit ? quel projet médite sa furie ?
Par un crime nouveau veut-il sauver ma vie ?
Veut-il impunément, dans le crime affermi,
Joindre au sang de mon roi le sang de mon ami ?

Qui ? moi ! pour obéir aux fureurs de mon père,
Quand j’adore la sœur, j’immolerais le frère !
Non ! non ! je dois mourir et presser mon trépas,
Pour arrêter le cours de ces assassinats !
Vivant, de tant d’horreurs je deviendrais complice :
Je conserve ma gloire en marchant au supplice.
C’en est fait : il est temps de subir mon arrêt ;
Dans l’éternelle nuit j’emporte mon secret ! (25

(Il sort avec les gardes.)
fin du quatrième acte.