Giguet et Michaud (p. 22-43).

ACTE II.



Scène première.

ARTAXERCE, GRANDS DE L’EMPIRE, HÉRAUTS D’ARMES, GARDES.
ARTAXERCE, en entrant à gauche.

Que j’aime ces transports, amis trop généreux !
Mais le roi veut en vain que je cède à vos vœux.
Du prix qui m’est offert ma vaillance flattée
Rejette une faveur qu’un autre a méritée.
On l’accordait au prince ; on la doit au soldat.
Le triomphe appartient au vengeur de l’état.
Ce vengeur est Arbace ; heureux par sa victoire,
Je réclame pour lui les palmes de la gloire. (6
Indigné de l’affront que l’on fait au vainqueur,
Je viens dans ce palais, n’écoutant que mon cœur,
Défendre mon ami, désabuser mon père,
Et garder à l’état son appui tutélaire.


Scène II.

ARTAXERCE, MANDANE, GARDES.
MANDANE.
(Elle entre du même côté que son frère.)

La victoire en ce jour, après tant de travaux,
Rend à Mandane un frère, à la Perse un héros !
Que j’aime à contempler le vainqueur de Pharnace,
Le soutien de l’empire et l’émule d’Arbace !…
Il te suit !… et je touche au moment désiré
Où Suze enfin verra ce héros admiré,
Joignant l’or de l’Indus aux trésors de l’Euphrate,
Triompher en dépit de cette cour ingrate,
Et suspendant sa foudre au temple de la paix,
Respirer entouré des heureux qu’il a faits !…
On dit qu’à ton ami toi seul rendant justice,
Tu fais, en sa faveur, l’éclatant sacrifice
Des lauriers que ton bras moissonna près de lui.
Arbace est opprimé ; toi seul es son appui !
L’univers admirant ta vertu, ton courage,
En répétant ton nom, redira d’âge en âge :

« Exempt d’orgueil, d’envie, il a sacrifié
» Les palmes du triomphe aux droits de l’amitié ! »

ARTAXERCE.

À mon ame étonnée épargne la louange.
On offense un soldat ; Artaxerce le venge.
Arbace est malheureux : je le plains comme toi.
Mais je plains davantage et mon père et mon roi.
Loin du trône où triomphe en paix la calomnie,
Toujours la vérité sera-t-elle bannie ?
Apprends si le héros que l’on ose accuser,
Mérite les honneurs que j’ai dû refuser.
Rappelle-toi le jour où Tygrane et Pharnace
Vainqueurs de tous nos chefs, mais vaincus par Arbace,
Virent leurs bataillons renversés, confondus,
Des plaines de l’Euphrate aux rives de l’Indus
Fuir ; et, dans les déserts de l’aride Hyrcanie,
Courir cacher leur rage et leur ignominie…
Jeune, oisif, languissant dans un lâche repos,
J’entendis raconter les hauts faits du héros ;
Et soudain abjurant ma honteuse mollesse,
Aux armes, aux combats exerçant ma jeunesse,

Sur les pas d’un ami que je veux égaler,
Dans les champs de l’honneur je cours me signaler.
Ton frère, grâce à lui, déjà cher à l’armée,
S’était acquis des droits à quelque renommée ;
De sa gloire mon nom empruntait son éclat.
Le Parthe qui, toujours évitant le combat,
Et fuyant devant moi dans un désert sauvage,
Fatiguait mes guerriers et lassait mon courage,
S’arrête ; et jusque-là fugitif, dispersé,
Présente à mes regards un bataillon pressé,
Qui tout à coup cédant à son antique audace,
S’avance et fond sur nous à la voix de Pharnace.
Par les cris du barbare, instruit de mon danger,
Mon intrépide ami, brûlant de me venger,
Dans les rangs que le Parthe oppose à son courage,
Sur les corps entassés s’ouvre un large passage ;
Il me voit : d’ennemis j’étais environné.
Le farouche Pharnace à ma perte acharné,
Déjà tenait le fer suspendu sur ma tête ;
Arbace le prévient, me dégage, l’arrête,
L’attaque et le renverse expirant devant moi.
Et je consentirais à triompher sans toi,

Arbace ?… à ta valeur je dois plus que la vie ;
Et je pourrais te voir victime de l’envie,
Après tant de hauts faits au mépris réservé !
Par qui ? par un ingrat que ton bras a sauvé !…
Ingrat ? moi ! non : jamais ! dût en ce jour mon père
Me punir, m’accabler de toute sa colère,
Je lui désobéis ; l’honneur m’en fait la loi.
Une gloire usurpée est indigne de moi ! (7

MANDANE.

Que j’aime à voir un prince aimé de la victoire,
Fidèle à l’amitié, modeste dans sa gloire,
Loin de s’enorgueillir d’un éclat séducteur,
Lui-même rendre hommage à son libérateur,
Et, faisant d’un vain faste un noble sacrifice,
Au séjour de l’envie écouter la justice !…
Mais ne puis-je savoir quel puissant intérêt
Fait subir au vainqueur un si cruel arrêt ?
Quel injuste soupçon, quelle haine cruelle
Arme le roi des rois contre un sujet fidèle ?

ARTAXERCE.

On le craint ; on l’accuse ; ah ! pour lui je frémis.
Il a dans ce palais de puissans ennemis.

Si j’en crois Cléonide, ici, dans le mystère,
Il existe un complot tramé contre mon père.

MANDANE.

Celui qui, de lauriers voit son front couronné
D’un si noir attentat serait-il soupçonné ?
Il défendra mon père ; et tu crains trop peut-être
Un bruit dans ce palais répandu par un traître,
Qui, rampant sous le roi, sourdement s’agrandit,
Et rêve des complots pour garder son crédit.

ARTAXERCE.

Un flatteur hautement ose accuser Arbace !
Son père souffre-t-il un tel excès d’audace ?
Craint-il de démentir un bruit injurieux ?
N’oserait-il défendre un fils victorieux ?

MANDANE.

Réserver cet outrage à l’ami de mon frère !
Il a sauvé le fils ; peut-il trahir le père ?

ARTAXERCE.

Les courtisans, d’Arbace ennemis déclarés,
Pour nous perdre tous deux nous ont-ils séparés ?

Serais-je, auprès du roi, calomnié moi-même ?
Prêt à me dévouer pour un père que j’aime,
J’accours : et jusqu’à lui je ne puis pénétrer !

(Il va vers l’appartement du roi.)
MANDANE, le retenant.

Demeure ! à ses regards tremble de te montrer !
Sans son ordre oses-tu paraître en sa présence ?
Ta mort serait le prix d’une telle imprudence,
Mon frère ! ton audace augmente mon effroi.
Arbace est en danger ; c’est bien assez pour moi !


Scène III.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, MANDANE, GARDES, SUITE, HÉRAUTS D’ARMES.
CLÉONIDE, sortant de l’appartement du roi.
(À Artaxerce.)

Le monarque irrité d’un refus qui l’outrage,
Vous défend de lui rendre un légitime hommage,
Jusqu’au moment heureux où, cédant au devoir,
Au temple du soleil vous irez recevoir

La palme du vainqueur, des mains de votre père.

(Artaxerce fait un mouvement d’improbation.)

Ne lui résistez plus, ou craignez sa colère…
« Renoncez, m’a-t-il dit, à l’espoir odieux
» De me voir du triomphe honorer en ces lieux
» Un sujet qui déjà trop dangereux peut-être,
» Ne peut s’accoutumer à fléchir sous un maître. »
Aux ordres de mon roi toujours obéissant,
Épouvanté, certain de son danger pressant,
Et redoutant pour vous le coup qui le menace,
Je vais prouver mon zèle en m’assurant d’Arbace.

(Artaxerce et Mandane frémissent d’indignation.)

Vous, tremblez pour un père et songez qu’aujourd’hui
Un seul pas indiscret peut vous perdre avec lui. (8

(Cléonide sort par le fond avec les gardes, les grands de l’empire et les hérauts d’armes.)

Scène IV.

ARTAXERCE, MANDANE.
MANDANE.

Quel sinistre langage et quel affreux mystère !

ARTAXERCE.

Je crains pour mon ami ! je tremble pour mon père !
Ses vils adulateurs lui cachant le danger,
Écartent le héros qui seul peut le venger.

MANDANE.

Tes soupçons étaient vrais ; n’en doutons plus, l’envie
Ose attaquer d’Arbace et l’honneur et la vie.
Son nom aux courtisans imprime la terreur ;
Sa gloire les irrite, et leur lâche fureur,
Par une calomnie alarmant sa prudence,
Du monarque abusé réveille la vengeance.

ARTAXERCE.

Et je verrais mon roi par leurs conseils trahi,
Captif dans son palais, de ses sujets haï,
Confiant la justice aux artisans du crime,
De leurs propres fureurs devenir la victime ?…
Il retient mes guerriers ; j’irai les retrouver !

MANDANE.

Malgré ton roi, tu veux…

ARTAXERCE.

Malgré ton roi, tu veux… Périr, ou le sauver.

Je vois dans ce palais quel danger l’environne.
En défendant mes droits, je défendrai son trône.

(S’arrêtant.)

Que dis-je ? impunément, au nom du roi des rois,
Je verrais l’imposture ici dicter des lois ?…
En des climats lointains j’ai combattu Pharnace ;
Et lorsque, pour défendre et pour venger Arbace,
Empressé, je reviens près d’un père chéri,
J’attendrais pour le voir l’ordre d’un favori ?…
Non !… dût contre moi seul éclater sa colère,
Sur le bord de l’abîme il faut que je l’éclaire ;
Allons : et de mon roi vengeant l’autorité,
Jusqu’à son trône enfin portons la vérité !

(Il entre dans l’appartement de son père.)

Scène V.

MANDANE, seule.
(Voulant le retenir.)

Artaxerce !… il me fuit !… nul danger ne l’arrête !
Arbace ! c’est pour toi qu’il expose sa tête !
Contre tes oppresseurs il t’offre son secours ;
Il ne peut oublier que tu sauvas ses jours !…

Cependant je crains tout du courroux de mon père.

(Voyant Artaban qui entre.)

Ah ! sauvez votre fils et rendez-moi mon frère !


Scène VI.

ARTABAN, MANDANE.
ARTABAN, entrant par le fond à droite.

Princesse ! ainsi que vous j’aime Arbace, et je croi
Qu’il n’a point oublié ce qu’il doit à son roi.
Je connais ses vertus, et peut-être il ignore
Ce complot odieux dont vous doutez encore.
Mais le roi le soupçonne ; il se croit en danger ;
Prompt à calmer sa crainte, ardent à le venger,
D’un arrêt qui m’afflige approuvant la sagesse,
Je dois à son salut immoler ma tendresse ;
Et Mandane, d’un père oubliant le pouvoir
Ose écouter l’amour et trahir son devoir !…
Gardez sur le complot un éternel silence.
J’ai fait mander Arbace ; évitez sa présence.
Ainsi le veut Xercès… à ses ordres, soumis,
Seul, je viens en ces lieux interroger mon fils. (9

(Mandane va pour lui répondre.)

Le monarque a parlé ; vous l’aimez, il vous aime ;
Tremblez de résister à son ordre suprême !…
Vous craignez pour mon fils !… je ne puis oublier
Qu’il y va de ma gloire à le justifier.
À vos désirs, aux miens, empressé de le rendre,
S’il est calomnié, je saurai le défendre,
Princesse !… et si mon fils vous est cher… il paraît !
Gardez-vous de troubler cet entretien secret.

MANDANE, en elle-même.

On me défend de voir ce guerrier magnanime
Que l’univers contemple et que l’envie opprime ! (10
Dieux puissants ! de sa tête écartez le danger !
Contre ses ennemis daignez le protéger !

(Elle sort à gauche, elle entre dans l’appartement d’Artaxerce.)
ARTABAN
(Regardant Mandane qui sort.)

Calme-toi : rien n’échappe à ma vue attentive.
Pour protéger mon fils, il suffit que je vive.

Quel que soit son danger, je serai son appui ;
Xercès a, dans ce jour, plus à craindre que lui !

(Les officiers de la suite d’Arbace entrent par le fond à droite ; Arbace entre vivement le dernier ; il est armé en guerre. Au moment où il paraît, Artaban va au-devant de lui et le reçoit dans ses bras.)

Scène VII.

ARTABAN, ARBACE, OFFICIERS DE LA SUITE D’ARBACE.
ARBACE, courant dans les bras de son père.

Vous qui m’avez tracé le chemin de la gloire,
Vous m’offrez dans vos bras le prix de ma victoire !
Ah ! combien près de vous je bénis mon retour !
Quel plaisir pour mon cœur d’apporter en ce jour
La paix à mon pays, mes lauriers à mon père !…

(Aux officiers de sa suite.)

Magnanimes guerriers ! vous qu’une loi sévère
Bannit de ce palais et sépare de moi,
Cédez, sans murmurer, aux ordres de mon roi.

Quand le Parthe fuyait au fond de l’Hyrcanie,
Vous ne présumiez pas qu’ici la calomnie,
Dans l’ombre et le silence armant la trahison,
Eût osé contre Arbace éveiller le soupçon.
Mais mon ame est tranquille ; et je rends grâce au zèle
Qui, dans tous mes dangers, près de moi vous appelle.

(Montrant Artaban.)

Mon père me suffit ; avec un tel soutien,
Fort de mon innocence, amis ! je ne crains rien.
Allez et réprimez une ardeur téméraire. (11

(Regardant autour de lui.) (Ses officiers sortent.)

J’espérais qu’en ces lieux, conduite par son frère,
Après deux ans d’absence, empressée à me voir,
Mandane, à mes regards…

ARTABAN.

Mandane, à mes regards… Arbace ! vain espoir !…

ARBACE.

Vain espoir, dites-vous ? ce langage m’étonne…
Artaxerce me fuit !… Mandane m’abandonne !…
Le monarque irrité… Mon père ! expliquez-moi
Les discours que j’entends, l’accueil que je reçoi.

ARTABAN.

Écoute : profitons du moment qu’on nous laisse.
Par ta sincérité réponds à ma tendresse…
De l’orgueil de Xercès, du mépris de sa foi,
De l’affront qu’il te fait je souffre plus que toi.
Son parjure m’outrage ; et le coup qui t’accable
Rendrait, même à mes yeux… ta révolte excusable.

ARBACE.

Qu’osez-vous dire ?

ARTABAN.

Qu’osez-vous dire ? Écoute !… et moins prompt à juger
Un père qui te plaint et veut te protéger,
Songe que ton bonheur est tout ce qui me touche ;
Songe aussi que ton roi te parle par ma bouche ;
Et lorsqu’il me prescrit de lire dans ton cœur,
N’accuse pas mon zèle, accuse sa terreur.
Tandis que nuit et jour ma sage vigilance
D’un monarque orgueilleux protège l’indolence,
Son palais (si j’en crois ses vils adulateurs)
Est rempli d’ennemis et de conspirateurs.
On dit que sourdement les Satrapes, les Mages,
Indignés de le voir payer par des outrages

Les hauts faits d’un héros, l’honneur du nom persan,
Arment pour te venger et punir le tyran.
On dit même (mon cœur en a frémi d’avance),
On dit qu’ils ont sur toi fondé leur espérance ;
Que certains de frapper un parjure, un ingrat,
Ils réservent le trône au vengeur de l’état ;
Que la honte d’un roi défait à Salamine,
Peut de son vaste empire entraîner la ruine ;
Que ton nom à la Perse imprimant sa grandeur,
Peut seul lui rendre enfin son antique splendeur ;
Que le vainqueur aimé jusqu’à l’idolatrie,
Voyant ses vœux trompés et sa gloire flétrie,
Lui-même recueillant le fruit de ses exploits,
Au peuple qu’il sauva doit seul donner des lois.
Voilà ce que partout on se plaît à répandre…
Ce bruit flatteur pour toi n’a point dû me surprendre.
Est-il fondé ? réponds : ne va point m’abuser.
Ton père qui t’écoute est prêt à t’excuser.

ARBACE.

Si l’envie à ce point a noirci mon courage,
Je ne m’étonne plus d’un accueil qui m’outrage.

On soupçonne mon zèle !… ah ! vous me jugez mieux ;
Mon père ne croit point à ce bruit odieux !
Je respecte mon roi jusque dans sa faiblesse ;
En lui j’excuse même un soupçon qui me blesse ;
Mais lorsque tout conspire à me sacrifier,
Je ne m’abaisse point à me justifier.
Pour imposer silence à la haine, à l’envie,
Je pourrais retracer l’histoire de ma vie ;
Arbace injustement accusé par son roi,
Se tait, plaint son erreur et lui garde sa foi…
De ses sujets ingrats, Xercès me croit complice !
Je suis sûr que son fils me rend plus de justice.
Il m’estime ; il le doit : et son cœur irrité
Me venge d’un accueil qui n’est point mérité.
Si d’un coupable espoir mon ame était séduite,
Aurais-je, au gré du roi, congédié ma suite ?
Aurais-je réprimé l’ardeur de mes guerriers,
Qui voyant de mes mains arracher mes lauriers,
Et ne pouvant souffrir l’affront que je pardonne,
Parlaient de m’élever sur les débris du trône ?

ARTABAN.

Du trône ? un tel honneur est par toi refusé !

ARBACE.

J’ai puni le premier qui me l’a proposé. (12

ARTABAN.

Sans murmurer, tu perds le prix de ton courage !

ARBACE.

Au prince, à mon ami je dois en faire hommage.

ARTABAN.

Ainsi l’ambition n’a sur toi nul pouvoir !

ARBACE.

Je sais borner la mienne à remplir mon devoir.

ARTABAN.

Ton devoir te prescrit l’oubli de ton offense,
Il est vrai… cependant soumis par ta vaillance,
Le Parthe humilié t’élève au rang des rois.
S’ils comptent leurs aïeux, tu comptes tes exploits.
Xercès qui n’a pu voir tes succès sans envie,
Ose te reprocher de me devoir la vie !
L’ingrat sauvé par toi, ne te pardonne pas
D’entendre les Persans, affranchis par ton bras,
En comparant sa honte à l’éclat de ta gloire,
Déplorer sa défaite et chanter ta victoire…

ARBACE, l’interrompant.

Quel discours ! de mon roi vous le plus ferme appui,
Mon père ! vous m’offrez des armes contre lui !
Est-ce pour m’éprouver ? parlez sans artifice ;
À ma sincérité rendez plus de justice.
Est-ce pour me défendre ? épargnez-vous ce soin ;
Votre amitié pour moi vous emporte trop loin.
Quelque injuste que soit l’ordre qui me rappelle,
Au devoir, à l’honneur je resterai fidèle.
Si mon maître abusé méconnaît son appui,
Mon zèle à le servir me vengera de lui.

ARTABAN.

Je ne puis qu’approuver ta vertu que j’admire.
Quel spectacle de voir le soutien de l’empire,
Le chef que ses soldats voulaient proclamer roi,
Au parjure tyran garder toujours sa foi,
Dévorer ses affronts, et, vainqueur de Tygrane,
Renoncer, sans se plaindre, au triomphe… à Mandane ! (13

ARBACE.

À Mandane !

ARTABAN.

À Mandane ! Oui, mon fils ! tu n’y dois plus songer.

ARBACE.

Qui ? moi ! je lui fus cher ; a-t-elle pu changer ?

ARTABAN.

N’accuse point Mandane ; elle est toujours fidèle.

ARBACE.

Qui peut me la ravir, si je suis aimé d’elle ?

ARTABAN.

Xercès.

ARBACE, avec fureur.

Xercès. Xercès !

ARTABAN.

Xercès. Xercès ! Modère un tel emportement !

ARBACE, hors de lui.

Il me l’avait promise !

ARTABAN.

Il me l’avait promise ! Il trahit son serment !

ARBACE.

Ah ! Dieux !…

ARTABAN.

Ah ! Dieux !… Mon fils ! silence ! on pourrait nous entendre…
Le roi te la ravit ; moi, je veux te la rendre.

Je ne souffrirai pas qu’il t’enlève à la fois
Le prix de ton amour, le fruit de tes exploits.
Du triomphe à ton roi tu fais le sacrifice ;
Je veux de ses rigueurs réparer l’injustice.
Oui : je veux lui parler pour sa fille et pour toi,
Je veux voir s’il persiste à violer sa foi…
Sois libre cependant ; et de l’aveu d’un père,
Sans crainte en ce palais vois Mandane et son frère.

(Désignant l’appartement à gauche.)

Ils t’attendent tous deux… Va ! surtout songe bien
Que je ne te permets qu’un secret entretien ;
Et que tu dois cacher à Mandane elle-même,
Ce que je fais pour elle et pour un fils que j’aime.

ARBACE.

Le bienfait signalé que je reçois de vous,
Mon père ! est un secret entre le ciel et nous.

(Il entre à gauche dans l’appartement d’Artaxerce.)

Scène VIII.

ARTABAN, seul.

Il est à moi !… son cœur à Mandane fidèle,
Enfin, grâce à l’amour, est devenu rebelle !…

C’en est fait : oubliant un importun devoir,
Au gré de mes souhaits, mon fils ! je vais te voir,
Emporté loin de toi, confondre en ton délire,
Et tes vœux et les miens, et Mandane et l’empire !…
Ta désobéissance aux ordres de ton roi,
Ta fureur contre lui, ton amitié pour moi,
Ta gloire, tout te force à finir mon ouvrage.
Ta vertu m’alarmait ; ton amour m’encourage !…
Nicanor est dans Suze ; interrogé par moi,
Hélénus a gardé mon secret et sa foi.
Au temple du Soleil où m’attend Mégabise,
Hâtons-nous d’assembler les chefs de l’entreprise.
Allons, d’un même coup, affranchir mon pays,
Punir ses oppresseurs et couronner mon fils.

(Il sort par le fond à droite, du côté de l’appartement du roi.)
fin du second acte.