Art d’enseigner aux sourds-muets/Chapitre II


CHAPITRE II.


Observations nécessaires pour la lecture et la prononciation des sourds-muets.

Nous avons su prononcer les différens mots de notre langue avant que d’apprendre à lire. La première de ces deux études s’est faite, de notre part, sans nous en apercevoir, et toutes les personnes avec qui nous vivions étaient nos maîtres sans s’en douter. De prétendus experts dans l’art nous ont introduits dans la seconde de ces sciences ; mais si nous y avons réussi, ce n’a point été leur faute, car ils prenaient tous les moyens pour nous en empêcher. En nous faisant épeler un t, un o, un i, un é, une n et un t, ils nous mettaient à cent lieues de tê : c’était cependant pour nous le faire dire. Peut-on imaginer rien de plus déraisonnable ? Enfin nous avons su lire, parce que nous avions plus de facilité que nos maîtres n’avaient de bon sens. Au moins, après nous avoir fait épeler toutes ces lettres, auraient-ils dû nous dire de les oublier pour prononcer tê ?

ARTICLE PREMIER.
Comment on apprend aux sourds-muets à prononcer de même des syllabes qui s’écrivent différemment.

Il n’en est pas des sourds-muets comme des autres enfans. De la prononciation à la lecture il n’y a pour eux qu’un seul pas ; disons mieux : ils apprennent l’une et l’autre en même temps. Nous avons soin de leur bien inculquer ce principe, que nous ne parlons pas comme nous écrivons. C’est un défaut de notre langue ; mais nous ne sommes pas maîtres de le corriger : nous écrivons pour les yeux, et nous parlons pour les oreilles.

Nous mettons donc l’une sur l’autre différentes syllabes dans le même ordre qu’on les voit ici :

tes les mes
tais lais mais
tois lois mois
toient loient moient,
et nous disons à nos sourds-muets qu’elles se prononcent toutes de même en cette manière : tê, tê, tê, tê, tê,… lê, lê, lê, lê, lê,… mê, mê, mê, mê, mê. Ensuite nous leur faisons prononcer de cette manière chacune de ces syllabes ; ils l’entendent, c’est-à-dire qu’ils le comprennent, et nous voyons qu’ils ne s’y trompent jamais.

Nous observons la même méthode pour toutes les syllabes qui se prononcent les unes comme les autres, et qui s’écrivent différemment ; et cela entre si bien dans leur esprit, que sous notre dictée, lorsqu’elle se fait par le mouvement des lèvres, sans être accompagnée d’aucun signe, comme nous le dirons ci-après, ils écrivent tout autrement qu’ils ne nous voient prononcer. Par exemple, nous prononçons leu mouà de mè, et ils écrivent le mois de mai ; nous prononçons l’ô deu fontène, et ils écrivent l’eau de fontaine ; je prononce j’é deu la pène, et ils écrivent j’ai de la peine, etc., etc.[1].

ARTICLE II.
Sur les syllabes composées de deux consonnes et d’une voyelle.

Les sourds-muets n’ayant eu, dans leurs premières leçons, que des syllabes dont la prononciation était absolument indivisible, lorsque nous leur en écrivons qui commencent par deux consonnes, et qui exigent par conséquent deux différentes dispositions de l’organe avant la prononciation de la voyelle qu’elles précèdent, cette opération souffre de la difficulté.

Ainsi nous écrivons pra, pré, pri, pro, pru ; mais les sourds-muets ne manquent point de dire peura, peuré, peuri, peuro, peuru. Pour corriger ce défaut, nous leur montrons qu’ils font deux émissions de voix, et que nous n’en faisons qu’une. Nous leur faisons mettre deux doigts de leur main droite sur notre bouche, et deux doigts de leur main gauche sur notre gosier : ensuite nous prononçons comme eux, très-tranquillement peura, peuré, peuri, etc., en comptant avec nos doigts une et deux, à mesure que nous prononçons chacune de ces syllabes, et nous les avertissons que ce n’est point comme cela qu’il faut faire.

Alors nous leur disons par signes qu’il faut serrer et unir ces deux syllabes que nous avons séparées, et n’en faire qu’une seule. Leurs doigts étant donc toujours sur notre bouche et sur notre gosier, nous prononçons très-précipitamment pra, et ensuite de même pré, pri, pro, pru. Nous leur montrons, à chaque fois, que nous ne faisons qu’une seule émission de voix ; ils le sentent, ils essaient de faire la même chose, et pour l’ordinaire en peu de temps ils y réussissent.

Mais, comme je l’ai remarqué ci-dessus, il faut bien prendre garde de les rebuter, s’ils n’y réussissent pas en peu de temps. Tout homme trop vif et sujet à l’impatience, ne serait pas propre à ce ministère.

D’après l’opération que je viens d’expliquer, on concevra facilement comment il faudra s’y prendre pour faire prononcer toutes les syllabes qui commencent par une consonne suivie d’une r. Quant à celles qui, comme pla, plé, pli, plo, plu, sont suivies d’une l, il faut faire sentir au sourd-muet le retroussement de sa langue vers son palais, qui doit se faire pour l’l immédiatement avec la prononciation de la consonne p.

ARTICLE III.
Sur les syllabes qui finissent par une n.

Pour les syllabes qui finissent en n, comme tran, pan, san, nous disons aux sourds-muets que la voix doit se jeter dans le nez : alors nous leur faisons mettre leurs deux doigts index sur le côté de chacune de nos narines, et les presser doucement. Ensuite nous prononçons tra, pa, sa, et nous leur faisons observer qu’ils ne sentent aucun mouvement qui se fasse dans nos narines. Après cela nous disons tran, pan, san, et nous leur faisons remarquer le mouvement très-sensible qu’ils y éprouvent. Nous mettons à notre tour nos doigts sur leurs narines, et nous leur faisons prononcer d’abord tra, pa, sa ; mais nous les avertissons ensuite de jeter leur voix dans leurs narines, comme ils ont senti que nous avions fait nous-mêmes pour dire tran, pan, san. Quelques-uns d’entr’eux nous exercent un peu long-temps, d’autres le font dès la première fois. Nous aidons cette opération, en leur faisant sentir que lorsqu’ils disent tra, pa, sa, l’air qui sort de leur bouche échauffe le dos de leur main, et qu’il n’en est pas de même lorsque leur bouche étant fermée, l’air ne sort que par leurs narines.

ARTICLE IV.
Sur les mots qui se terminent en al ou en el ou en il.

Lorsque les mots natal, immortel, subtil, sont au masculin, et par conséquent ne se terminent point par un e muet, nous montrons aux sourds-muets que nous laissons notre langue dans la position de l’alphabet labial, qui convient à la prononciation de la lettre l. Nous n’abaissons point notre langue pour laisser l’air sortir librement, et nous fermons notre bouche avec notre main. Nous faisons ensuite la même chose avec les sourds-muets pour toutes les syllabes de la même espèce : il n’importe par quelles consonnes elles se terminent : nous leur fermons la bouche, et nous n’en laissons pas sortir l’air. Alors ces consonnes reçoivent leur son de la voyelle qui les précède, et à laquelle elles sont immédiatement unies.

Corollaire des trois articles précédens.

Nous avons encore à parler d’une espèce de syllabe qui se termine par deux consonnes qui donnent chacune un son distinct, comme cons dans constater, et trans dans transporter. Il n’est question que d’appliquer à ces sortes de syllabes les trois opérations que nous venons de décrire. En montrant aux sourds-muets qu’il faut jeter la voix dans le nez, on leur fait prononcer con, selon ce qui a été dit, article III. En les faisant resserrer et unir deux consonnes, on leur fait dire cons, ainsi que nous l’avons expliqué, article II. Enfin, en leur mettant la main sur la bouche, et les obligeant de rester dans la disposition des organes qui conviennent à la lettre s, on les empêche de dire conseu, de la manière dont nous l’avons montré, article IV.

Tel est aujourd’hui, avec les sourds-muets, le nec plus ultra de mon ministère pour ce qui regarde la prononciation et la lecture. Je leur ai ouvert la bouche et délié la langue : je les ai mis en état de pouvoir prononcer plus ou moins distinctement toutes sortes de syllabes. Je puis dire tout simplement qu’ils savent lire, et que tout est consommé de ma part. C’est aux pères et mères, ou aux maîtres et maîtresses chez lesquels ils demeurent, à leur faire acquérir de l’usage, soit par eux-mêmes, soit en leur donnant le plus simple maître à lire, qui soit exact à leur faire une leçon tous les jours, après avoir assisté lui-même à nos premières opérations. Il s’agit de dérouiller de plus en plus leurs organes par un exercice continuel. Il faut aussi les obliger de parler, en ne leur donnant tous leurs besoins qu’après qu’ils les ont demandés. Si on ne se conduit pas de cette manière, tant pis pour les sourds-muets, et ceux qui s’y intéressent : quant à moi, il ne m’est pas possible d’en faire davantage.

Lorsque je n’avais point à instruire la quantité de sourds-muets qui sont venus successivement l’un après l’autre fondre sur moi, l’application que je faisais par moi-même des règles que je viens d’exposer, m’a suffi pour mettre M. Louis-François-Gabriel de Clément de la Pujade en état de prononcer en public, dans un de nos exercices, un discours latin de cinq pages et demie ; et dans l’exercice de l’année suivante, il a soutenu une dispute en règle sur la Définition de la Philosophie, dont il avait détaillé la preuve, et répondu en toute forme scholastique aux objections de M. François-Élisabeth-Jean de Didier, l’un de ses condisciples (les argumens étaient communiqués). J’ai mis aussi une sourde-muette en état de réciter de vive-voix à sa maîtresse les vingt-huit chapitres de l’Évangile selon saint Mathieu, et de dire avec elle l’Office de Primes, tous les dimanches, etc. Ces deux exemples doivent suffire.

Mais il ne me serait pas possible aujourd’hui de faire la même chose ; en voici la raison :

La leçon qu’on donne à un muet, pour le langage, ne sert qu’à lui seul : il faut nécessairement ici du personnel. Ayant donc plus de soixante sourds-muets à instruire, si je donnais seulement, à chacun d’eux, dix minutes pour l’usage de la prononciation et de la lecture, cela me prendrait dix heures entières. Et quel serait l’homme d’une santé assez robuste pour soutenir une telle opération ? Mais, d’ailleurs, comment pourrais-je continuer leur instruction dans l’ordre spirituel ? Or, c’est le but principal que je me suis proposé en me chargeant de cette œuvre.

Quand on voudra, dans un établissement, conduire plusieurs sourds-muets jusqu’à une prononciation et une lecture totalement distinctes, on leur donnera des maîtres qui se consacreront par état à ce genre d’éducation, et qui les exerceront tous les jours. Il n’est pas nécessaire de choisir pour cet emploi des hommes à talens, il suffit d’en trouver qui aient de la bonne volonté et du zèle, et qui pratiquent fidèlement ce que nous avons expliqué. Pour cette œuvre purement mécanique, des gens d’esprit sont plus à craindre qu’à désirer, parce qu’ils s’en lasseraient bientôt. En se rabattant au niveau des maîtres d’école ordinaires, on en trouvera qui s’y appliqueront assiduement et persévéramment, pourvu que cette occupation forme pour eux un état dont ils soient certains jusqu’à la fin de leur vie ; c’est le seul moyen d’y réussir.

S’il se trouve, en province, quelque père ou mère, maître ou maîtresse, qui ait un sourd-muet dans sa maison, et qui ne soit pas en état de comprendre tout ce que j’ai expliqué le plus clairement qu’il m’a été possible, sur la manière d’apprendre aux sourds-muets à lire et à prononcer, voici ce que je leur conseille.

Dès l’âge de quatre ou cinq ans ils mettront souvent devant eux, ou même prendront entre leurs jambes le jeune sourd-muet ; ils lui leveront la tête, pour l’engager à les regarder, en lui proposant quelque récompense. Lorsqu’il regardera, ils prononceront fortement (il n’est pas nécessaire de crier pour cela) et tranquillement pa, pé. Ils ne seront pas long-temps sans obtenir ces deux syllabes. Ils diront ensuite pa, pé, pi, et ils y joindront par degrés, po et pu.

Quand ils auront réussi, ils prendront de même par degrés, ta, té, ti, to, tu, et ensuite fa, fé, fi, fo, fu, toujours en prononçant fortement et tranquillement, et en faisant marcher les récompenses à proportion du succès. Mais ils auront soin de ne point passer d’une première syllabe à une seconde, et de même, de la seconde à la troisième, jusqu’à ce que la précédente ait été bien prononcée. Je vois tous les jours de très-petits sourds-muets qui n’apprennent que de cette manière. Ce mot fortement ne signifie autre chose, si ce n’est qu’il faut appuyer longuement sur la syllabe qu’on prononce. Les pères ou mères, maîtres ou maîtresses porteront alors cette méthode, que je suppose qu’ils auront entre leurs mains, puisqu’ils auront fait ce que je leur conseille ici ; ils la porteront, dis-je, à quelqu’un de plus habile qu’eux ; et en lui montrant la seconde partie de cet ouvrage, qui n’est pas longue, ils le prieront de vouloir bien la lire, et de leur montrer comment ils devront continuer leurs opérations.

  1. Lorsque vous commencerez à faire lire votre élève, il sera avantageux de lever les difficultés que lui présentera l’irrégularité de notre orthographe, en représentant avec des caractères simples la prononciation des mots difficiles. Ainsi, s’il avait à lire ces mots : Ils avaient ardemment souhaité, vous écririez au-dessous, il za’vè tardamant souhaité.