Paul Ollendorf, éditeur (p. 207-219).


XVIII


La neige avait fondu. Les choses reprirent leur aspect, mais combien piteux et sali ! Le squelette des arbres dégouttait misérablement. Des ruisseaux de boue sillonnaient les chemins. Les cônes de sel portaient à leur flanc comme des guenilles noires, et, çà et là, de la suie traînait sur des bandes de neige plus opiniâtre. Ainsi retrouvèrent-ils leurs rêves souillés et lamentables.

En une minute d’aberration, ils les avaient trahis pour courir après des joies interdites. Ils avaient élu vertu le mensonge d’amour contre lequel ils s’étaient insurgés si vaillamment. Excédés de fatigue, ils avaient cherché dans les bras l’un de l’autre un peu de repos et de paix, en voilant leur défaite avec des cris de triomphe. Quelle lâcheté ! Pourquoi essayaient-ils de flétrir leur idéal alors qu’ils en connaissaient la beauté divine ? S’ils ne pouvaient l’atteindre et s’aimer dignement devaient-ils proclamer que c’est un but chimérique et céder à l’illusion malsaine des mots troublants et factices ?

Sous toutes les excuses de lassitude, sous toutes les envies de tendresse et d’épanchement, ils virent que se cachait le piège de la chair. Partout l’embûche furtive se tendait. Toujours la chair inassouvie leur conseillait l’étreinte chaste pour profiter d’une faiblesse possible. Or ils ne succomberaient point. Succomber, c’était la victoire définitive des jalousies et des droits. C’était aliéner ce qui leur restait d’indépendance. Ils ne seraient pas amant et maîtresse. Une fois de plus Armelle l’avait senti en son épouvante du geste de Claude. Et Claude lui-même, s’il obéissait encore à la loi de l’instinct, ne paraissait pas admettre ce dénouement, ni ne tentait jamais d’y amener la jeune femme par la séduction des prières.

Ils ne succomberaient point. Ils seraient implacables. Ils se refuseraient au péril d’un baiser, d’un enlacement, ou même d’un regard profond. Cela, du moins, subsisterait de leur rêve. Autour de ce point spécial, le plus important, ils concentreraient leurs efforts, se résignant d’autant mieux aux autres concessions. D’avance ils acceptaient tous les faux pas, toutes les méchancetés, tous les caprices, et se les pardonnaient en faveur de leur volonté inflexible à l’égard de ce qu’ils désiraient le plus follement.

Alors ils furent malheureux. Ils le furent sans espoir de ne plus l’être. Il n’y avait aucune raison pour que l’avenir les soulageât, puisqu’ils répudiaient le seul acte qui pût modifier leur vie douloureuse. Ils se recherchaient ou se fuyaient au hasard des humeurs passagères. Souffraient-ils davantage près ou loin l’un de l’autre ? Ils l’ignoraient ou plutôt chacune de ces deux peines leur était plus cruelle au moment où ils la subissaient, et ils souhaitaient le retour de l’autre, comme de la plus tolérable.

Et des détails précis leur montraient de temps en temps l’invasion progressive des sentiments les plus inférieurs. Un soir, Armelle se blottit derrière ses volets parce qu’elle avait cru, la veille, apercevoir une femme qui sortait de la tour et franchissait la poterne au bras de Landa. Elle ne vit rien. Néanmoins un doute lui resta. Le lendemain, ce fut Claude qui, la sachant dehors, l’attendit au seuil de la maison, du côté de l’impasse.

— D’où venez-vous ?

Il avait eu la vision absurde de rencontres et de promenades avec Paul. Ils n’allèrent plus en ville l’un sans l’autre.

Et Guérande également agissait sur eux par menues influences imperceptibles qui déformaient à la longue certaines de leurs pensées ou de leurs habitudes. Les rues herbeuses restreignent l’horizon. Les bonnes gens aux fenêtres enseignent le calme et la patience, mais aussi la soumission et l’effacement. Leur sagesse est faite de petits renoncements, de petits égoïsmes, de petites turpitudes. À défaut de grands drames, on devine la marche sourde des potins et des calomnies et l’enchevêtrement des conspirations quotidiennes, et de tout cela se compose l’atmosphère somnolente.

Ce que jadis, dans leurs flâneries autour de la ville, ils imaginaient comme un nuage épais et mouvant qui roule par les rues, baigne les maisons et bat la paroi des murailles, c’était l’air qu’ils respiraient aujourd’hui et dans quoi ils éprouvaient une sorte de béatitude à penser et à vivre. La lave des siècles qui bouillonne au fond de l’immuable cuve de granit et se cristallise au flanc des remparts, déposait en eux d’impalpables résidus. Et comme les vieux héroïsmes se sont évaporés et les belles flammes éteintes, ce qui persiste est un mélange insipide et grossier. Pourraient-ils s’en préserver, eux dont l’âme actuelle offrait aux idées vulgaires un réceptacle commode ?

Ils n’étaient point sans suspecter la fréquentation de la ville close, mais où aller ? La saison leur défendait les promenades lointaines. En outre, la solitude les gênait, car ils ne savaient comment se tenir l’un en face de l’autre. Quelque chose manquait à leur intimité qui lui eût valu sa signification complète. Et ils avaient l’impression confuse qu’en n’accomplissant pas cette chose mystérieuse, ils se rendaient coupables d’un tort. Quelle chose ? Envers qui, ce tort ? Envers quoi ?

Mais, en ville, un fait inexplicable se passa. Le hasard, peut-être aussi le désir de se distraire de leur obsession en échangeant des propos quelconques, les avait attardés parfois chez des fournisseurs. Là des gens leur parlaient qui les saluaient ensuite d’un air content. On les entourait de sympathie et de sourires. Cette approbation discrète les flattait.

Or il survint une série de petits faits isolés qui finirent par les intriguer, tant leur retour fréquent et leur apparence marquaient entre eux une corrélation bizarre. Des personnes, les avisant de loin, se jetaient dans les rues adjacentes. D’autres, prises au dépourvu, leur adressaient un salut compassé. Les femmes surtout affichaient une réserve évidente. On ne souriait plus. Il y avait comme du vide autour d’eux. Armelle et Claude n’en revenaient pas.

Une lettre de Paul leur fournit le mot de l’énigme. Tout confus, le jeune homme les avertissait que, pour le venger, sa mère démentait leur parenté de frère et de sœur et montrait les preuves de sa médisance.

Malgré tout, l’aventure leur fut désagréable. Ils supportèrent avec humeur les reproches des yeux, le blâme des attitudes, les affronts imbéciles, toute cette comédie de vertu où ils étaient jugés minutieusement et vilipendés selon leur mérite. Ils avaient envie de prendre à part quelqu’un des plus hostiles et de lui expliquer les choses, de lui prouver la noblesse de leur conduite, car, en vérité, cela les agaçait qu’on pensât mal d’eux.

Ainsi chaque jour apportait sa part de souffrance. Ils ne cessaient de se dire :

— Voyons, il n’est pas possible que cela dure ainsi, nous sommes trop misérables…

Mais ils n’essayaient nullement de corriger leur destinée. En eussent-ils trouvé la force s’ils en avaient découvert le moyen ? Ils étaient bien faibles et bien meurtris. Toute douleur nouvelle s’accompagnait d’un pas en arrière, et de même tout échec amenait un chagrin nouveau. Et toujours grossissait, comme une armée d’insectes rongeurs, l’invasion des rancunes infimes, des bouderies, des énervements, des procédés volontaires, des vexations. Ordinairement résignés, ils se raidissaient au moindre choc. L’un se froissait sitôt que l’autre semblait se distraire en dehors de lui. Quelle torture ! Et ils songeaient :

— Pourquoi nous acharner ? Qu’espérons-nous ? Que faisons-nous ? Se réunir suppose un but. Quel est le nôtre ? Ne vaudrait-il pas mieux se quitter que d’endurer ensemble un tel supplice ?

Jamais pourtant ils ne se virent davantage.

Et le désir aussi les martyrisait. Ne dût-elle être que passagère et se dénouer en une effroyable souffrance, la grande joie était là, à leur portée, infinie. Il leur suffisait de vouloir. Et même, sans le vouloir, ne céderaient-ils pas à l’affolement de leur chair, à leurs bouches qui se souvenaient, à leurs corps en révolte ? Ils vivaient dans l’angoisse continuelle d’une défaillance qu’ils souhaitaient de toute leur jeunesse et de toute leur énergie.

Quelques jours abominables se succédèrent. Souvent les effleura l’idée d’une séparation. La haine passait par souffles furtifs. Les amours-propres se cabraient. Ils s’aimaient éperdument.

Un incident brusqua les choses. Un matin Armelle accourut en hâte et dit d’une voix entrecoupée.

— Claude, j’ai reçu une lettre de mon père… il sait tout… oui, on lui a écrit… sans doute la mère de Paul… il sait que vous êtes là et que vous habitez là… il sait tout ce que nous faisons… et il me demande ce que cela signifie…

Il tenta de la calmer :

— Eh bien, quoi ? Vous ne devez pas de comptes à votre père…

— Des comptes, non, mais je ne veux pas qu’il me soupçonne, c’est un chagrin pour moi… une honte…

Il l’examina dédaigneusement. Qu’était devenue la femme fière et haute qui affirmait sa liberté comme on arbore un drapeau au sommet d’une tour ? Il demanda :

— Qu’allez-vous faire ?

— Partir.

Comme un cri, Claude répéta :

— Partir ! vous, partir !

Tout ce qu’il y avait de mauvais en lui, d’orgueilleux et de tyrannique, se rua d’un coup à l’assaut de cette volonté. Il souhaita d’en briser le bloc et de le réduire en poussière. Une telle résistance le stupéfiait. Il fallait que la jeune femme se courbât devant sa volonté, à lui, il le fallait. Il parla. Il supplia. Elle répondit :

— Vous me désobligez, Claude. On ne doit jamais chercher à influencer les rapports de deux autres êtres parce qu’on ne les comprend jamais, ces rapports. Vous ne pouvez savoir exactement ce qu’il y a entre mon père et moi, les raisons pour lesquelles ayant un amant, j’aurais le courage de le lui dire, et les raisons pour lesquelles, n’en ayant point, je n’admets pas qu’il en doute, enfin les raisons qui exigent mon retour.

Il frappait à une porte de fer où ses mains se déchiraient inutilement. Il fléchit. Alors sa douleur jalouse éclata. La perspective de leur existence à Paris lui fut épouvantable :

— Là-bas, Armelle, vous sortirez, n’est-ce pas ? Vous irez en soirée… vous verrez des gens…

— Est-ce que je sais ! fit-elle.

Il reprit d’un ton haletant :

— Non, ce n’est pas possible… quoi ! On vous parlera, on vous fera la cour, on vous désirera, vous irez en des endroits où je n’irai pas… et je ne saurai rien… je ne pourrai rien… à peine si je vous verrai de temps à autre, en cachette… moi… moi qui voudrais vous enfermer comme une proie…

Sa souffrance future l’attendrit. Il s’agenouilla et lui dit doucement :

— Tout est fini, Armelle… je suis sûr que tout est fini… il y a des choses que je ne supporterai jamais…

— Mon pauvre Claude, murmura-t-elle, souffrirons-nous là-bas plus qu’ici ?

Elle vit de l’égarement dans ses yeux. Ils erraient comme des bêtes fauves en cage qui cherchent une issue. Sa pensée devait être ainsi, acculée, traquée, et toute sa vie, et leur vie à eux deux, était au fond d’une prison. Qu’allait-il dire pour les sauver ? Qu’allait-il faire ? Elle eut peur : les yeux semblaient se débattre. Il prononça lentement :

— Si nous nous épousions, Armelle ?

Elle le regarda terrifiée. Des mots de révolte se pressaient en sa gorge. Pourtant elle se tut.

Et ils restèrent pantelants et muets, tandis qu’au-dessus d’eux les paroles effarantes planaient comme de grands oiseaux ténébreux.