Armand Durand ou la promesse accomplie/08

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 114-125).

VIII


Durand fut un homme heureux lorsqu’il se vit installé de nouveau dans sa maison, assis, avec pipe et tabac devant lui, au milieu de ses vaillants fils qui souriaient de voir la tante Ratelle déjà occupée à raccommoder leurs hardes déchirées, tandis que lui-même écoutait les discussions enjouées et animées qu’ils avaient ensemble.

Paul s’était laissé entraîner à une violente diatribe contre la vie de collège, et fesait en termes énergiques l’éloge de la carrière agricole, ainsi que du bonheur qu’y trouve le cultivateur.

— Ainsi donc, lui dit son père, tu es déterminé à ne plus retourner au collège pour y terminer tes études, à moins d’y être forcé ? Tu veux embrasser de suite l’agriculture ?

— Oui, père : c’est la vie pleine de liberté et d’agrément qui me convient. Je ne veux pas me rendre tout-à-fait bête dans ces sombres cachots qu’on appelle bureaux, à étudier les doctes professions, à me barbouiller les doigts d’encre, à me fatiguer l’esprit pour écrire des thèses et prendre des notes !

— Tu devrais avoir honte, Paul, de parler ainsi ! intervint madame Ratelle. Après avoir coûté tant d’argent à ton père et été si longtemps au collége, tu devrais avoir acquis un peu d’amour pour les livres et la science.

— Les livres ! vociféra Paul, oh ! j’en ai assez pour toute ma vie, et je ne crois pas jamais en ouvrir, du moins pas avant que je sois grisonné, ou qu’il m’arrive d’être nommé commissaire d’écoles ou marguillier.

Durand fumait tranquillement sa pipe. Ces sentiments ne lui déplaisaient pas, malgré les sommes considérables qu’il avait dépensées pour l’éducation de ce fils qui en tenait si peu compte. Il avait toujours eu le secret désir de voir l’un de ses fils lui succéder dans la direction de sa grande et belle terre dont la prospérité le rendait si fier : le robuste Paul paraissait être, par sa force et ses goûts, celui des deux qu’il lui fallait pour cette position.

— Dieu soit loué, interrompit encore madame Ratelle en faisant un mouvement de tête, que mes neveux n’aient pas les mêmes sentiments ! Du moins, Armand sait apprécier les avantages de l’éducation.

— Oh ! Armand, répliqua Paul avec ironie, c’est un génie, ou, si vous aimez mieux, un rongeur de livres. M’est avis qu’il suffit d’en avoir un de cette espèce dans une famille !

Armand souriait d’un air de bonne humeur, mais la tante Françoise reprit avec sévérité :

— Oui, un de cette espèce, c’est autant que la destinée puisse favoriser notre maison, car toi, mon jeune neveu, tu n’as certainement aucune inclination de ce genre.

— Armand, de quel côté penchent tes idées ? demanda le père.

— Eh ! bien, je pense d’abord à ce que Paul appelle un sombre cachot de bureau. Là je pourrai épousseter les pupitres et les tabourets, en attendant que je devienne juge ou procureur-général.

— Tu n’as pas besoin de rire, Armand, en disant cela ! reprit avec gravité madame Râtelle. Quelques-uns des plus grands hommes du Canada ont été des fils de cultivateurs, et je pense que tu as autant de chance qu’un autre. Dieu merci ! le talent naturel et la persévérance rencontrent souvent leur juste récompense, même dans ce monde méchant. …Mais il faut, mes garçons, que je voie à préparer pour votre souper de bons biscuits que vous saurez apprécier, juge ou cultivateur.

Le même automne, Armand fut installé dans Le bureau de Joseph Lahaise, avocat éminent de Montréal, homme affable, doux et honnête. De son côté, Paul, tout joyeux de se trouver enfin délivré de son esclavage de collège, se levait au point du jour et partageait avec son père les travaux de la ferme, y déployait une ardeur et y trouvait une jouissance qui firent beaucoup de plaisir à celui-ci. Le fusil et la ligne ne furent pas non plus négligés, et quelques fois ; lorsque Durand le voyait revenir après une demi-journée passée en excursions de chasse ou de pêche, ou qu’il contemplait sa charpente athlétique, sa robuste santé, montrant tant de capacités pour les âpres jouissances de la vie, il ne pouvait s’empêcher de penser en soupirant à son autre fils qui était à sécher sur des livres ennuyeux dans un obscur et triste bureau. Alors il se prenait presque à désirer qu’Armand eut fait un autre choix.

Voyons maintenant comment ce dernier s’accommodait de sa nouvelle position.

L’étude du Droit, quoique sèche et pleine d’aridité, ne lui déplaisait pas trop ; puis son père indulgent, aimant à faire les choses convenablement, lui donnait assez d’argent pour rencontrer amplement ses besoins, lesquels étaient, à la vérité, raisonnables et modérés. Il demeurait chez une respectable mais humble famille où il n’y avait pas d’autres pensionnaires : les repas y étaient excellents et abondants, le linge sans réplique, et madame Marcel, l’hôtesse, brillait par sa politesse et par ses manières.

La vie ne pouvait certainement s’ouvrir pour les deux frères d’une manière plus agréable ! Se pouvait-il qu’il y eût des écueils sous des eaux aussi limpides, du moins pour l’un d’eux ?

Madame Martel n’avait ni fille, ni sœur pour épousseter les ornements en faïence qui ornaient sa corniche, ou pour arroser et tailler les géraniums et les rosiers de tous les mois qui fleurissaient avec tant de profusion dans ses fenêtres à vitres petites et propres. Cependant, Armand, revenant un jour à sa pension, quelques semaines après qu’il s’y fût installé, aperçut, en se rendant à sa chambre, dans la salle d’entrée, une jeune fille occupée à coudre près de la fenêtre.

Lorsqu’il entra elle ne releva seulement pas la tête, et tout ce qu’il vit en jetant un rapide coup-d’œil sur elle fut qu’elle était gracieuse de taile et extrêmement bien mise. Cependant, au souper, madame Martel la lui présenta.

— Ma cousine Délima Laurin, dit-elle, qui vient demeurer ici quelques jours pour m’aider dans ma couture.

Armand la regarda avec assez d’insouciance. Ses traits étaient délicats, elle avait des cheveux noirs comme le jais, des yeux superbes, une figure d’une symétrie parfaite, qu’une élégante toilette faisait ressortir davantage : cette toilette était encore plus surprenante que sa grande beauté, chez une personne de sa condition. Malgré tout cela, cependant, lorsque le repas fut fini, sans s’arrêter un instant et sans montrer la moindre contrariété et le moindre regret, il monta à sa petite chambre où il tint compagnie à Pothier et autres illustrations du Droit.

Quelques semaines après, Délima était encore chez madame Martel, toujours occupée à la couture, et aussi tranquille et réservée qu’il était possible de l’être. Malgré sa grande beauté, son apparence distinguée et la timide douceur de ses manières, Armand ne lui consacra qu’une bien petite part de ses pensées, probablement parce que, ayant vu Gertrude de Beauvoir la première, celle-ci était devenue pour lui, avec sa grâce patricienne et ses caprices fascinateurs, le type d’après lequel il jugeait les autres femmes.

Ce fut avec un sentiment mêlé de satisfaction et d’embarras qu’il reçut un jour une invitation à une soirée chez M. de Courval. Il était loin de soupçonner la discussion qui avait eu lieu à son sujet, entre M. de Courval et madame de Beauvoir, avant l’arrivée de cette invitation. Il se décida à y aller, mais non sans lutter avec sa modestie naturelle ; une fois sa décision prise, il ne perdit point de temps et commanda à un marchand compétent tout ce dont il pouvait avoir besoin pour une circonstance aussi importante.

Enfin cette soirée qu’il désirait et redoutait en même temps arriva, et notre héros, dont le cœur palpitait, entra pour la première fois dans une salle de bal. Tout d’abord les flots de lumières, la musique, les joyeuses figures, les gracieuses toilettes, le tourbillonnement des danseurs l’éblouirent, mais il se remit bientôt et rassembla son courage pour aller saluer madame de Beauvoir. Superbe dans sa riche et coûteuse toilette, cette dame était inclinée dans une posture gracieuse sur un sofa, souriant à chacun avec une aimable affabilité, et se donnant très peu de trouble à part celui d’amuser ses invités. Elle reçut le jeune Durand d’une manière froide mais polie, ce qui était probablement dû à une menace de Gertrude qui, en entendant sa mère déclarer qu’elle recevrait le protégé campagnard de M. de Courval de telle manière qu’il n’aurait plus envie d’y revenir, lui avait annoncé que pour réparer ces mépris et ces froideurs envers Durand, elle passerait toute la veillée à flirter avec lui.

Ayant cette menace devant les yeux, et certaine qu’en cas de provocation elle serait certainement mise à exécution, madame de Beauvoir, avons-nous dit, avait reçu assez poliment son invité ; M. de Courval lui avait adressé quelques paroles aimables, et Gertrude qui était entourée d’un cercle d’admirateurs, l’avait salué d’une manière souriante et affable.

Ce fut avec un sentiment d’excessif soulagement qu’Armand se glissa dans un coin isolé, près d’une porte. En se mettant à son aise dans cette position, il prit en lui-même la résolution de ne point quitter ce port de salut, excepté pour se sauver s’il était serré de trop près. Il tira à lui une petite table sur laquelle se trouvaient empilés des gravures et des portraits, afin de se donner une contenance dans le cas où il surviendrait quelque chose propre à le déconcerter.

— Tiens, Armand ! comment vas-tu, s’écria tout-à-coup près de lui une voix amie. Dans quel trou t’es-tu donc mis depuis quelque temps, que je n’ai pu te trouver ?

— Dans le bureau de M. Lahaise, rue St. Vincent.

— À tout prendre, ce n’est pas une trop mauvaise place ; puisque tu t’es décidé à devenir ou juge ou homme d’État, tu dois, comme de raison, commencer par la première marche qui conduit à ces deux positions. Bien, tu réussiras. Tu as de la tête et de la constance : deux qualités essentielles dans la carrière que tu as embrassée comme dans beaucoup d’autres.

— Et puis, toi, Belfond ?

— Moi ! j’ai parcouru presque toutes les professions. J’ai d’abord essayé le Droit : oh ! c’était intolérable ! profession sèche, poudreuse et stérile ! Puis j’ai tenté la médecine ; mais quoique je pusse soutenir les horreurs des salles de dissection et voler des sujets, je ne pouvais pas endurer l’odeur des remèdes. Je n’ai pas essayé la servitude du notariat, parce que j’en avais assez de la loi sous toutes ses formes, mais il y a du temps pour prendre une décision. D’ailleurs, mon vieux garçon d’oncle, qui est aussi mon parrain, m’ayant dernièrement déclaré qu’il avait l’intention de me constituer formellement son héritier, à la condition par moi d’éviter les professions libérales, ce qui, selon lui, est en quelque sorte dérogatoire à la dignité d’un gentilhomme, peut-être qu’à la fin je deviendrai un rien qui vaille.

— Tu seras capable de le devenir, s’il est vrai que M. Lallemand soit de moitié aussi riche qu’on le dit.

— C’est vrai ! Cependant, j’aimerais à essayer quelque temps la carrière d’artiste, du moins la partie qui concerne les voyages ; mais je pense que l’oncle Toussaint ne voudra pas entendre parler de cela !… Dis donc, quoique tu n’aies pas l’intention de rester ici toute la nuit, je pense que tu n’as pas non plus celle d’en faire un monopole pour toi ! Un coin charmant où circule une brise rafraîchissante !… Aie ! mademoiselle Gertrude regarde dans cette direction. Je pense qu’elle viendra bientôt-vers nous. Comment la trouves-tu ?

— Réellement je la connais bien peu, répondit Armand en quelque sorte décontenancé par cette question à brûle-pourpoint ; mais elle est pleine d’élégance et de fascination.

— Je ne suis pas de ton avis. Elle a de l’esprit et est assez jolie, c’est vrai ; mais elle a aussi une volonté terrible. J’ai cinq sœurs, et je ne pense pas que depuis que j’ai l’âge de connaissance elles aient montré à elles ensemble autant de caprices et d’humeur que mademoiselle de Beauvoir en a fait voir dans deux ou trois différentes occasions. Mais peut-être que cela dépend plus de la manière dont son odieuse mère l’a élevée que d’elle-même.

Pour rendre justice à la jeune fille qu’il venait de censurer, Belfond aurait dû mentionner que ses sœurs étaient d’un tempérament phlegmatique avec une prédisposition à l’embonpoint, et d’une constitution toute différente de celle de l’impétueuse Gertrude, que, de plus, elles avaient l’avantage d’être gouvernées par une mère aussi sage que dévouée.

Mademoiselle de Beauvoir s’avança gracieusement vers les deux jeunes gens, et après avoir salué par quelques paroles aimables Armand à qui elle parlait pour la première fois de la veillée, elle leur reprocha en plaisantant de perdre tant de paroles et de temps entre eux, tandis qu’il y avait là des jeunes demoiselles à qui ils pourraient bien les consacrer.

— Est-ce que vous dansez. M. Durand ? demanda-t-elle ensuite à notre héros.

Armand répliqua qu’il ne dansait pas, et Belfond s’esquiva en disant que comme lui dansait à sa manière, il allait se choisir une partenaire.

Mademoiselle de Beauvoir resta un peu plus longtemps à causer avec Armand. Les premiers moments de gêne et d’embarras disparus, il se sentit plus à son aise qu’il l’aurait cru possible dix minutes auparavant. Le fait est que si la jeune fille pouvait être sarcastique et arrogante au plus haut degré lorsqu’on la provoquait, il y avait aussi chez elle une franchise et une simplicité naturelles qui inspiraient la confiance au lieu de l’éloignement.

Madame de Beauvoir qui trouvait probablement que l’entrevue entre Armand et sa fille était trop prolongée, s’avança, au bout de quelque temps, et demanda poliment ;

— Pourquoi M. Durand ne rejoint-il pas les danseurs ?

— Je ne sais pas danser, madame, répondit Armand qui retomba aussitôt dans le même état de gêne et de confusion d’où il venait justement de sortir.

— Peut-être que dans ce cas vous nous favoriseriez d’une chanson ?

Notre héros protesta encore de son ignorance, remerciant intérieurement le ciel d’être capable, avec une conscience nette, d’en agir ainsi.

— Dans ce cas, il faut que vous fassiez une partie de cartes : on demande justement un joueur dans la chambre voisine.

Et elle l’entraîna malgré lui, en se félicitant de les avoir si diplomatiquement séparés.

Armand se trouva bientôt assis à une table de whist, ayant la sœur aînée de Belfond pour partenaire. Celle-ci passa bien volontiers par-dessus ses nombreuses bévues ; elle ne lui reprocha pas une seule fois de ce qu’il coupait ses levées et de ce qu’il ignorait ses demandes. Il lui en était d’autant plus reconnaissant, que la dame aux yeux vifs qui était à sa droite piquait impitoyablement son pauvre partenaire, — homme tranquille, entre les deux âges, — chaque fois qu’il enfreignait le moindrement les plus petites règles du jeu.

On fit de la musique et l’on chanta beaucoup : Gertrude et de Montenay chantèrent splendidement ensemble une couple de duos, et ils restèrent indifférents aux applaudissements ; puis on gâta misérablement une couple de morceaux choisis d’opéra ; on eut une bonne chanson de Belfond qui, lorsqu’on l’invita à chanter, grommela, sotto voce : que c’est donc ennuyeux ! puis on servit un superbe réveillon. On ne fit pas de jeux, par conséquent on ne tira pas de gages, madame de Beauvoir se trouvant trop à la mode pour tolérer quelque chose de ce genre-là. Bref, la soirée fut assez agréable pour chacun : et Armand put avoir une autre entrevue longue ei délicieuse avec mademoiselle de Beauvoir, en sorte qu’il revint de chez M. de Courval enchanté de son début dans la vie du grand monde. Les timides avances qu’il fut forcé de faire à quelques-unes des dames présentes avaient été reçues très-gracieusement car quoiqu’il n’eût point chanté, ni dansé, ni flirté, il s’était attiré de tous côtés, par son apparence et ses manières recherchées, des sourires et des regards tout-à-fait favorables.