Armand Durand ou la promesse accomplie/05

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 64-74).

V


Ce ne fut que par amour pour Geneviève que Paul chercha une mère pour son enfant, et cette pensée seule, à l’exclusion de toute autre, le guida dans son second choix.

Sans se soucier de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, il passa en revue plusieurs filles aux yeux clairs, aux lèvres roses, qui auraient volontiers accepté sa demande, et en choisit une qui n’avait pas une grande beauté, mais qui était aimable, vertueuse, et déjà considérée dans la paroisse comme une vieille fille ; en cela il avait la ferme conviction qu’en autant que la chose serait possible, elle remplacerait auprès de son fils qu’il idolâtrait, la jeune mère que celui-ci avait si prématurément perdue.

Le jour qu’il demanda Eulalie Messier en mariage, il lui expliqua franchement les raisons pour lesquelles il se décidait à changer son état, ajoutant qu’il l’estimait et la respectait. et qu’il ferait tous ses efforts pour faire un bon mari ; mais il ne lui dit pas un seul mot d’amour. Eulalie fut parfaitement satisfaite, et très-reconnaissante envers la Providence et envers Paul ; car sans dot et sans attraits personnels, elle semblait irrévocablement condamnée à rester seule, ce qui équivalait, selon elle, à une vie d’isolement et d’un labeur sans fin.

Le second mariage de Paul eut lieu par une brûlante journée de juillet, mois aussi incommode par l’ardeur de la chaleur aux habitants de cette terre « de neiges et de glaces » que si nous demeurions sous les tropiques.

Plusieurs de nos lecteurs peuvent se rappeler l’inimitable description que nous donne Dickens, dans son Little Dorrit, d’une journée de chaleur passée à Marseilles ; il représente les pavés comme brûlants, les murs si chauds qu’ils font lever des ampoules, pendant que les piétons se morfondent pour trouver une toute petite lisière d’ombre afin de sauver leur vie en échappant aux rayons étouffants et enflammés du soleil.

C’était exactement une température de ce genre qui régnait à Alonville le jour en question : pas la plus petite ride sur la surface unie et claire de notre magnifique Saint-Laurent qui roulait majestueusement tout près de là, et sur laquelle se reflétaient comme dans un miroir les charmants villages qui sont coquettement assis sur ses bords ; pas la plus petite brise agita les feuilles, l’herbe et les fleurs sauvages qui bordaient la route et dont l’immobilité leur donnait l’air d’être peintes sur la toile. Les prairies nouvellement fauchées ressemblaient au Sahara, les chaumes jaunis renvoyaient les rayons ardents du soleil qui les surplombaient, et les champs étaient tristes et désolés ; les plantes, penchées moins par le poids de leurs épis que par l’impitoyable chaleur, paraissaient demander pitié, ainsi que les bêtes-à-cornes et les moutons qui haletaient sous le maigre ombrage des clôtures et des bâtiments ou des quelques arbres éparpillés ça et là sur la ferme. De leur côté, les insectes jubilaient, les mouches et les abeilles bourdonnaient, les cigales et les sauterelles gazouillaient à leur façon, et leur chant monotone remplaçait celui des oiseaux qui restaient muets dans le feuillage flétri.

Bon nombre de voitures dont les chevaux étaient attachés aux nombreux poteaux comme il y en a ordinairement sur la place publique de chaque paroisse, se trouvaient devant l’église du petit et modeste village.

Bientôt les propriétaires de ces voitures sortirent du lieu saint, et après un vif échange de plaisanteries et de folies qui les rendit indifférents, sinon insensibles, à l’étouffante atmosphère, on se dirigea vers la maison du marié, car il ne fallait pas penser à se divertir chez l’épouse puisqu’elle était pauvre.

Paul aurait de beaucoup préféré célébrer son second mariage sans éclat, comme le premier ; mais ses amis s’élevèrent si énergiquement et avec tant d’indignation contre un procédé si contraire aux usages de la société, qu’il fut obligé de sacrifier ses goûts aux leurs et de céder aux exigences de la coutume.

Pas n’est besoin de dire que le matin du jour en question, la résidence de Durand avait été mise, de la cave à l’attique, dans un état tout-à-fait brillant et hospitalier. De gros bouquets, disposés dans des verres ou des pots, avaient été placés dans tous les endroits disponibles, et une longue table recouverte d’une nappe de toile du pays était remplie de vaisselle et de verres.

Dès que la joyeuse compagnie fût entrée dans la maison, les femmes se rendirent dans la chambre à coucher pour ôter leurs grands chapeaux de paille et défriper leurs robes d’indienne,[1] et chacune, à tour de rôle, alla se lisser les cheveux et se regarder dans l’unique miroir, lequel, pour les remercier, leur renvoyait leur ressemblance d’une manière si difforme et si décourageante, que non-seulement cela suffisait pour guérir la vanité cachée qu’aurait pu posséder celle qui s’y regardait, mais encore pour en faire reculer quelques-unes d’épouvante.

On se passa généreusement les pots de cidre et de bière, ainsi que du sirop de vinaigre, — breuvage rafraîchissant que chaque ménagère canadienne sait faire à la perfection, et peu d’instants après, au milieu des observations sur la chaleur et les récoltes, on se plaça à l’entour de la table. Après que le curé du village à qui on avait donné la place d’honneur eût récité le benedicite, on attaqua résolument les plats friands qui se trouvaient devant soi. La table en était vraiment surchargée : c’étaient des volailles, des saucisses, des porcs-frais, des crêpes toutes fumantes, des tartes, du miel, des confitures et des assiettes surchargées de ces fameux beignes que l’on trouve toujours sur les tables canadiennes. À des distances raisonnables étaient placées des bouteilles de rhum et de vin Sherry, ce dernier pour les dames.

Au haut bout de la table se trouvaient les mariés. Paul paraissait calme et tout-à-fait à son aise, mais rien ne pouvait égaler le superbe aplomb de la mariée qui était assise à sa nouvelle place, aussi tranquille que si elle y eut été depuis les dix dernières années. Ses cheveux, vraiment luisants et abondants, étaient simplement relevés en arrière de ses tempes : on voyait que sa toilette, quoique sans reproches sous le rapport de la propreté, de la décence et du bon goût, avait nécessairement été choisie plutôt pour la durée, et avec le même dédain pour la parure qui distinguait son digne mari. On lisait sur sa figure une expression de franchise, d’honnêteté et de bonne humeur. Elle écoutait avec une impassible tranquillité, et sans rougir ou paraître embarrassée, les plaisanteries et les quolibets que l’on disait sur son compte. Enfin le bel-esprit de la bande, après avoir épuisé, à son intention et sans succès, toutes les flèches de son carquois, déclara à son voisin qu’il aurait plus de plaisir à faire endêver sa grand’mère. L’hilarité et la gaieté générales ne furent aucunement interrompues par sa déconfiture, et les conversations et les chansons continuèrent leur train : l’appétit de chacun était aussi aiguisé que dans les jours les plus froids de l’hiver. À la fin on se leva de table, et pendant la confusion occasionnée par le changement de sièges, et tandis que les hommes chargeaient leurs pipes à même leurs blagues, Durand fit à sa nouvelle femme un signe qu’elle comprit, car elle se leva aussitôt et le suivit tranquillement à travers un étroit passage qui aboutissait à un escalier conduisant à la partie supérieure de la maison. Quoique le plafond en fût bas, il y régnait comme en bas un air de bien-être. Un bel enfant de deux ans dormait dans un berceau garni d’un drap de grosse toile d’une éclatante blancheur. Penchant légèrement sa grosse main brunie par le soleil sur le front de son enfant, il dit avec un léger tremblement dans la voix :

— Eulalie, mon enfant est sans mère, voulez-vous lui en tenir lieu, voulez-vous ?

La femme regarda le petit dormeur sans rien dire : sa figure était très-agréable, et quoique très-jeune, la parfaite régularité de ses traits promettait pour plus tard de la beauté. Réveillé par le toucher de son père, l’enfant ouvrit ses grands yeux qui, ombragés par de longs cils, devinrent plus foncés, et les jeta avec étonnement sur cette figure de femme étrangère penchée sur lui. Durand, un peu surpris et peut-être peiné du silence qu’avait observé sa femme, reprit :

— Vous ne m’avez pas répondu, Eulalie ! Est-ce que vous ne serez pas une mère pour mon petit garçon ?

Une légère rougeur passa sur les joues de la mariée, la première rougeur qu’on eût aperçue de la journée sur sa figure, quoique ce fût le jour de ses noces. Elle s’agenouilla à côté du berceau, et embrassant tendrement l’enfant :

— Oui, dit-elle, que Dieu me fasse la grâce de bien remplir mon devoir envers lui !

Puis ses lèvres furent agitées pendant un instant, soit par une prière ou une promesse silencieuse, et lorsqu’elle se releva ses regards disaient éloquemment à Paul qu’elle était résolue de remplir sa promesse, regards qui, selon lui, la rendaient plus belle que si des roses et des fossettes eussent remplacé sur sa figure les marques des soucis et de la fatigue.

Les nouveaux mariés allèrent rejoindre leurs invités, le père portant son garçon qui, comme de raison, avait été pour l’occasion revêtu de ses plus beaux habits, et madame Durand soutenant avec sa sérénité ordinaire le nouvel orage de compliments et de railleries qui accueillit son retour. Après que le petit Armand eut été admiré et caressé, — quelques dignes dames étouffaient leurs soupirs pendant qu’elles se murmuraient à voix basse le mot, « belle-mère » qui est généralement regardé comme de mauvais présage, — il fut remis à la fille qui en avait soin depuis la mort de sa mère, et qui était à la porte, se renfrognant chaque fois que quelqu’un touchait à son nourrisson : car ce jour là, jour de joie pour tout le monde, son humeur était plus aigri qu’à l’ordinaire, non pas tant par les divertissements que par la circonstance particulière qui leur avait donné naissance.

Ainsi se passait le temps. Le soleil brûlait de plus en plus, et un des invités disait en forme de reproche que la grande rivière ne leur enverrait seulement pas une bouffée d’air pour dissiper les flocons de fumée qui sortaient de leurs pipes. Malgré cela, on continua à manger, boire, fumer, chanter et danser. Danser par une pareille chaleur était une espèce de suicide presqu’incroyabie. Tout le monde était enchanté cependant, et la gaieté générale ne se ralentit pas un seul instant. Malgré que le Médecin du village, jeune homme non marié, fût, avec son frère. Notaire de Montréal, encore garçon, tous deux amusants et agréables, au nombre des invités, plus d’une poitrine féminine se souleva en soupirs par le regret que la nouvelle mariée, bien que ses traits n’eussent rien que de très-simple et malgré le titre de « vieille fille » dont on la qualifiait en arrière, eût pu s’assurer le meilleur parti d’Alonville.

Les noces durèrent une semaine, un jour chez un des parents des nouveaux mariés, le lendemain chez un autre. Enfin, quand tout le monde fut bien rassasié de plaisirs, les choses reprirent leur routine ordinaire, et il s’établit dans le ménage de Durand une tranquillité parfaite.

Eulalie était si singulièrement taciturne et tellement à ses affaires, qu’il n’y avait aucun risque qu’elle fît oublier à Paul sa première femme : elle pouvait passer des heures entières avec son mari sans dire un seul mot, ou sans l’encourager à parler. Mais en revanche, elle était une ménagère bien rare, et sous ses soins la laiterie, la basse-cour et le jardin prospéraient aussi bien que sous ceux de la digne mère de Paul elle-même.

Mais le cœur de l’homme est difficile à contenter. Que de fois Paul, au milieu de la satisfaction, de la propreté et de la prospérité qui l’entouraient, se reporta avec envie et le cœur brisé par la douleur au temps de bouleversement que l’amour et la société de la femme bien-aimée qu’il avait perdue si jeune avait converti en un temps de bonheur !

Il reconnaissait cependant le vrai mérite, les rares et excellentes qualités de la seconde madame Durand, et elle, ne lisant jamais dans les replis de son cœur, s’assura qu’il était un des meilleurs et des plus dévoués maris. Elle aima de suite le petit Armand de toute la force de son âme, et quoique, naturellement, elle ne fît jamais voir ses sentiments intimes, elle le caressa et le choya avec tout le dévouement dont une bonne mère est capable.

Le temps arriva où elle eut un second enfant à dorloter ; mais lorsqu’elle eut rendu Durand père d’un gros et robuste garçon, elle ne fit pas de distinction entre les enfants, et le petit Paul n’eut pas de plus que son frère Armand une parcelle de son affection et de ses soins vigilants.

Tout naturellement cette naissance fut un puissant trait-d’union entre le mari et la femme, et il commençait à ressentir pour elle plus d’intérêt, un désir plus inquiet pour sa santé et pour son bonheur qu’il n’en avait éprouvé jusque-là, lorsque l’inexorable mort vint de nouveau et lui enleva sa seconde femme, juste au moment où il commençait à se sentir sincèrement attaché à elle. Une fièvre maligne qu’elle contracta dans la froide et pluvieuse saison d’automne suffit pour briser cette active et forte constitution pleine de santé et d’énergie, et le corps de la deuxième femme fut déposé auprès de celui de la première, deux courtes années après qu’elle l’eût remplacée comme épouse.

Le jour de l’enterrement, pendant que Paul était assis avec ses habits de deuil et qu’il pensait qu’il était à présent chargé du fardeau de deux enfants sans appui au lieu d’un, tandis que lui, il était plus seul que jamais, il prit en lui-même la résolution de ne plus se hasarder dans le mariage, mais quelque chose qu’il arrivât, d’essayer à combattre seul et sans compagne les combats de la vie.

Cependant, la destinée lui tenait une compensation en réserve.

Quelques mois plus tard Henri Râtelle, le mari de sa sœur, paya la dette de la nature, tendrement soigné jusqu’au dernier jour par sa femme. La nouvelle veuve écrivit laconiquement à son frère « Paul, me veux-tu ? » à quoi il répliqua brièvement « Oui, sans délai, » et elle vint.

— Vois-tu, frère, lui dit elle en arrivant, il était écrit que nous vivrions ensemble. Tous deux, nous nous sommes mariés deux fois, presque, parait-il, pour éluder cette destinée, mais cela devait être. Si tu es satisfait, je le suis !

Paul l’était amplement, et il lui donna pleine autorité de conduire son ménage. Elle se montra digne de la confiance qu’il reposait en elle, surtout dans les soins judicieux qu’elle portait aux petits garçons de son frère. Son union n’avait jamais été consacrée par la maternité, et sa bonne nature s’émouvait de compassion sur les deux enfants confiés à ses soins, comme s’ils avaient été les siens propres.

Ceux-ci différaient autant par leurs manières et leurs penchants, que par leurs caractères physiques, et pendant qu’Armand avait la fragile et sensible beauté de sa mère et qu’il était paisible et tranquille, Paul possédait la mâle vigueur de son père et il ôtait en outre turbulent et étourdi.

Durand et sa sœur les traitaient avec une parfaite égalité, et si parfois Paul se sentait ému à la forte ressemblance qui existait entre son fils aîné et sa jeune et jolie mère, comme son cœur s’était autrefois épris pour sa première femme adorée, il ne laissa jamais percer aucun sentiment de préférence.


  1. Nos lecteurs sont priés de se rappeler que ceci se passait dans l’enfance de notre héros. Depuis lors, il faut convenir que les modes ont fait dans nos campagnes de rapides progrès.