Apologie de Socrate (trad. Croiset)/Notice

Notice à l’Apologie de Socrate de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome Ip. 117-139).



NOTICE



I

SOCRATE. SON RÔLE. SES ACCUSATEURS


En l’année 399 avant notre ère, une accusation capitale fut intentée à Socrate ; elle entraîna sa condamnation et sa mort. Il avait alors 70 ans et quelques mois. C’est à cette accusation qu’est censée répondre l’Apologie composée par Platon. Pour la bien comprendre, il est indispensable de se représenter exactement quel avait été le rôle de Socrate parmi ses concitoyens[1].

Né à Athènes en 470/469, il était fils d’un ouvrier sculpteur, nommé Sophronisque, et d’une sage-femme, Phainarété. Jeune homme, il exerça quelque temps le métier paternel. Mais son esprit vigoureux et subtil, curieux de savoir, rompit bientôt sa chaîne. Ayant achevé et perfectionné de son mieux sa première éducation, il sentit le besoin d’aller plus loin. Abandonnant toute profession, résigné à vivre pauvre, sacrifiant tout à la passion généreuse qui le dominait, il étendit ses connaissances et se mit à méditer.

Athènes était alors le lieu d’élection de la pensée. Le commerce des manuscrits y était plus actif que partout ailleurs ; on y avait plus de facilités qu’en aucun autre lieu pour lire les œuvres qui avaient déjà signalé en Grèce les débuts de la science et de la philosophie. En outre, à partir du milieu du siècle surtout, les hommes remarquables y affluaient des diverses parties du monde grec. Anaxagore venait s’y fixer vers 460 et y publiait son Traité de la Nature. Puis, ceux qu’on appelait sophistes, c’est-à-dire les savants qui faisaient profession d’enseigner leur science, y donnaient des conférences retentissantes, qui passionnaient la jeunesse et qui partageaient l’opinion. Si le prix élevé de leurs leçons ne permettait guère qu’aux riches de les suivre, il était facile du moins à un esprit curieux et attentif d’en recueillir les échos. C’est ce que Socrate ne manqua pas de faire.

Mais la nature ne l’avait pas prédestiné au rôle modeste de disciple. Son génie original et indépendant trouva promptement sa voie. Il n’était pas de ceux que les affirmations dogmatiques satisfont aisément. Loin de le contenter, elles excitaient sa pensée, provoquaient ses doutes, stimulaient ses réflexions. Les questions naissaient spontanément du fond de cette intelligence pénétrante et scrutatrice. Là où les autres approuvaient, il voyait, lui, matière à interroger. Et, en interrogeant, il s’apercevait que la plupart des affirmations énoncées résistaient mal à l’examen. Il y eut ainsi, dans sa vie, une période décisive, entre 25 et 35 ans environ. Ce fut celle où il jugea ce qu’on appelait alors la science et se définit à lui-même le rôle qui lui convenait.

Considérant les sciences de la nature, où tant d’hypothèses hasardeuses se mêlaient alors à quelques intuitions justes et à quelques observations profondes, mais invérifiables, il lui parut qu’elles dépassaient la portée de l’esprit humain. Son bon sens positif répugnait à ces aventures ; et, peut-être même, inquiétaient-elles en lui un fond d’esprit traditionnel et religieux. En tout cas, il leur reprochait de détourner les hommes qui s’y livraient d’une recherche autrement utile, de leur faire négliger la connaissance indispensable, celle du vrai bien.

Car ce philosophe était avant tout épris de vertu. Détaché de tout intérêt matériel, de toute ambition, il orientait uniquement sa vie vers ce but. La vertu était si belle à ses yeux, si propre à remplir le cœur de l’homme et à lui assurer tout ce qu’il peut attendre de bonheur, qu’il ne lui semblait pas possible qu’on pût faire le mal autrement que par méconnaissance du bien. Toute faute, disait-il, est essentiellement une erreur. Et toute erreur provenant d’une ignorance, il se convainquait qu’il suffisait d’instruire les hommes pour les rendre vertueux.

Seulement, cet enseignement lui semblait exiger une méthode bien différente de celle qu’on pratiquait communément. Ce n’était pas par de beaux discours qu’on pouvait faire voir la vérité. Celle-ci, d’après lui, chacun de nous la porte en lui-même. Elle est en nous, mais elle y est souvent obscurcie, enveloppée d’idées fausses et d’illusions, ou enfoncée, pour ainsi dire, dans une région d’oubli, où elle échappe à la vue. Il s’agissait de l’en tirer, de la faire remonter à la lumière de la pleine conscience. Par quel moyen ? Uniquement par des questions méthodiques, propres à éveiller la réflexion, à la mettre en mouvement, puis à la conduire pas à pas, d’une vérité à une autre, d’évidence en évidence, en n’avançant jamais sans avoir obtenu un assentiment, libre et entier, sur chaque point successivement. Il pensait qu’ainsi interrogé, tout homme de bonne foi devait se rendre finalement à ce témoignage intérieur, à cette voix du dedans qui était manifestement la sienne propre, à moins qu’elle ne fût celle de Dieu parlant en lui.

Lorsque Socrate se fut fait cette doctrine, il la mit en pratique. On le vit errer à travers les rues d’Athènes, du matin au soir, pauvrement vêtu, insensible au froid et au chaud, insoucieux de ses affaires personnelles, uniquement occupé de rendre ses concitoyens meilleurs. Il les allait prendre partout, sur la place du marché, dans les boutiques, dans les gymnases, et il les interrogeait à sa manière. Examen très sérieux. L’homme ainsi appréhendé se sentait d’abord séduit par l’humeur enjouée de son interlocuteur, par la grâce de son esprit ; mais les questions se succédaient ; elles devenaient pressantes, indiscrètes ; on disait ce qu’on n’aurait pas voulu dire, on se voyait mis en face de vérités gênantes ; il fallait avouer qu’on avait tort ou se contredire impudemment. On était pris, à moins qu’on ne se fâchât, ce qui n’allait pas sans quelque ridicule. Et Socrate ne se laissait pas écarter facilement. Il ne se lassait jamais. Il tenait tête à tout le monde, et il avait toujours le dernier mot.

Les petites gens, à vrai dire, n’avaient pas beaucoup à le craindre. N’étant pas dialecticiens de profession, leur amour-propre n’était guère engagé dans la partie. Avec eux, elle se terminait vite. Ils convenaient de tout, sauf à n’en faire ni plus ni moins. Mais les beaux esprits, les professionnels de la parole ou de l’argumentation, ne s’en tiraient pas à si bon compte. Pour eux, ces interrogatoires de Socrate étaient une épreuve redoutable. Le souci de leur réputation ne leur permettait pas de s’y dérober. Ils auraient eu l’air d’avouer qu’ils n’étaient rien moins que sûrs d’eux-mêmes. Il fallait donc accepter l’entretien, qui s’offrait sans qu’on le désirât. Et, chose grave, un tel entretien, entre de tels interlocuteurs, devenait un spectacle, dans ce milieu où tout le monde aimait à argumenter et à entendre argumenter. Socrate d’ailleurs s’y présentait modestement ; il déclarait ne rien savoir ; il demandait qu’on voulût bien l’instruire. Le plus souvent, il sollicitait une définition. L’homme d’esprit, ainsi provoqué, cherchait et trouvait quelque formule qui lui paraissait heureuse. Alors commençait l’enquête, serrée, subtile, impitoyable. La pauvre formule se disloquait piteusement. Il en fallait vite substituer une autre. Socrate s’y prêtait sans difficulté. Mais, à l’épreuve, la seconde ne se trouvait pas meilleure que la première. Et, ainsi, d’essai en essai, de démolition en démolition, c’était toute la thèse proposée qui tombait en ruine, et la réputation de son auteur n’était pas sans en souffrir. Pourtant, Socrate ne cherchait pas le succès. Seulement, il ne faisait aucune concession aux dépens de la vérité. Avouant volontiers sa propre ignorance sur beaucoup de points, il découvrait sans ménagement celle des autres. Et l’ironie exquise, qui était son arme et qui faisait de ces entretiens un délicieux amusement pour les spectateurs, les rendait plus amers encore à ses victimes.

On comprend qu’avec cette méthode, plus il voulait faire de bien, plus il se faisait d’ennemis. Les trente dernières années de sa vie furent celles où l’orage qui devait l’emporter s’amassa, grossit, jusqu’à ce qu’il finit par éclater.

Un groupe s’était peu à peu formé autour de lui. Ce n’était pas une école à proprement parler, car il n’enseignait pas. Ceux qu’on appelait quelquefois ses disciples n’étaient en réalité que des compagnons habituels, des familiers, des amis, jeunes pour la plupart, qui trouvaient plaisir à l’entendre, à le faire parler, et qui le suivaient souvent dans ses enquêtes philosophiques, assistant et prenant part à ses entretiens quotidiens. Ce groupe inspirait une certaine défiance à l’opinion publique. Elle n’en aimait pas l’esprit critique, qui s’attaquait aux personnes et aux choses. D’ailleurs, on connaissait mal les idées qui y prédominaient, car Socrate n’avait rien écrit. On devinait toutefois que ces idées n’étaient pas celles de la foule, ni en morale, ni en politique, ni en religion. Bien peu de gens auraient pu dire exactement en quoi elles différaient ; elles n’étaient formulées nulle part. On n’en était pas moins persuadé qu’elles s’en écartaient sensiblement sur plusieurs points. En matière religieuse, on soupçonnait les compagnons de Socrate de tendances hétérodoxes. En politique, on les tenait pour des mécontents. Et surtout, ce qui apparaissait clairement à tous, c’était que l’enseignement de Socrate tendait à modifier profondément les directions traditionnelles de la vie. Tout honnête Athénien estimait que le but d’une activité raisonnable était de conserver son patrimoine ou de l’augmenter ; ainsi le voulait la sagesse traditionnelle, celle qu’on se transmettait de père en fils ; et l’on répétait que sans le travail assidu, sans la bonne économie, sans l’attention incessante donnée aux intérêts matériels, il était impossible d’y réussir. Or Socrate contredisait tous ces principes. Il combattait l’attachement aux richesses, il les méprisait lui-même et enseignait à les mépriser. Il orientait l’activité des esprits vers la discussion et, par là même, il semblait qu’il les détournât du travail vraiment profitable. N’y avait-il pas, dans ses exemples et ses discours, qu’il le voulût ou non, une protestation contre la coutume, une critique des leçons communément données par les parents à leurs enfants ? D’autre part, l’influence puissante que le maître exerçait sur son jeune entourage n’était pas sans exciter certaines appréhensions. Ce donneur de conseils ne risquait-il pas de prendre sur la jeunesse une autorité qui pourrait ne s’accorder ni avec les désirs des parents ni avec l’esprit même de la constitution ? Ces inquiétudes que l’on se communiquait, ces soupçons qui grossissaient en se répandant, s’ajoutaient aux ressentiments personnels de quelques-uns. Ainsi se formait un état d’esprit fort dangereux pour Socrate. Il suffisait, pour le perdre, qu’un homme malveillant et habile se rencontrât, qui saurait en profiter.

À vrai dire, il avait été attaqué publiquement depuis longtemps. Les poètes comiques l’avaient mis en scène dès qu’il avait attiré sur lui l’attention publique. Le plus illustre d’entre eux, Aristophane, dans sa comédie des Nuées, que nous possédons, avait fait de lui, en 423, une caricature satirique, qui le représentait comme un impie et un charlatan. On y voyait un Socrate de pure fantaisie, versé dans la philosophie ionienne, adonné à des recherches astronomiques et météorologiques, substituant aux dieux anciens les forces de la nature, enseignant les plus dangereux artifices d’une rhétorique sans scrupules, méprisant la morale et les lois, et finalement, sous son influence, un fils qui insultait et maltraitait son père. La pièce, il est vrai, n’avait pas réussi. Mais pour qu’un jeune poète, à l’affût du succès, en eût conçu le plan, il fallait que le vrai Socrate fût alors bien méconnu du public. Et si, dans les années suivantes, nous ne voyons pas se renouveler d’attaque aussi violente, nous pouvons constater cependant, soit chez Aristophane lui-même, soit dans les fragments encore subsistants d’autres poètes comiques, que la satire était loin de désarmer. Sans exagérer son influence, on peut admettre, tout au moins, qu’elle contribuait pour sa part à entretenir dans le public des préjugés fâcheux, des dispositions défavorables à l’homme qui en était l’objet.

Ce furent ces sentiments que sut mettre à profit, en 399, Anytos, un des hommes qui dirigeaient alors la démocratie[2]. Quels motifs personnels firent de lui un ennemi de Socrate ? Nous l’ignorons. Le rôle que Platon lui fait jouer dans son Ménon donne lieu de croire qu’il s’était senti blessé par les jugements trop libres de Socrate sur les chefs du parti populaire. Il ne paraît pas douteux, en tout cas, qu’il n’ait été le véritable auteur de l’accusation. Toutefois il la fit déposer par un certain Mélétos, jeune homme sans grande notoriété, et poète tragique sans talent[3] ; et ce fut ce Mélétos qui en prit la responsabilité. Probablement, Anytos, incertain du succès, ne se souciait pas de courir en personne les risques sérieux d’un échec ; c’est pourquoi il se choisit un complice qui consentit à jouer un rôle dangereux, mais tentant pour sa vanité. Tous deux s’adjoignirent un orateur de quelque renom, dont l’influence et le talent spécial pouvaient leur être utile ; il s’appelait Lycon[4]. À eux trois, ils combinèrent l’accusation la plus propre à perdre Socrate.



II

LE PROCÈS


La plainte (γραφή) fut déposée par Mélétos au greffe de l’archonte roi[5]. Elle était formulée à peu près en ces termes : « Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la cité et d’en introduire de nouveaux ; il est coupable aussi de corrompre la jeunesse. La peine demandée est la mort[6]. »

La rédaction en était habile. Rien n’était plus propre qu’une accusation d’impiété à faire impression sur le public athénien, et rien n’était plus difficile à réfuter. La religion, pour les Grecs du ve siècle, était l’âme même de la cité. Elle faisait partie de sa constitution ; en elle résidait la garantie de l’existence commune. Chaque cité avait son culte, fondé sur ses traditions propres. Chacune se reconnaissait redevable de sa prospérité, de son salut, à quelques dieux, ses protecteurs attitrés, qui exigeaient d’elle certains hommages rigoureusement déterminés et lui assuraient en retour un patronage efficace. Offenser ces dieux d’une manière quelconque ou leur susciter des rivaux, c’était compromettre la sécurité nationale, ou, en d’autres termes, trahir la république. Le peuple athénien, pénétré de ces idées, profondément attaché aux rites de son culte, se montrait extrêmement défiant à l’égard de quiconque lui paraissait ébranler ces fondements de l’État.

Il est vrai que sa religion ne comportait pas de dogmes à proprement parler. On pourrait croire, par suite, qu’elle devait opposer peu d’obstacles à la libre pensée. Ce serait une erreur. Chaque culte s’appuyait sur une légende, qui était sa raison d’être. Il y avait donc des légendes sacrées, qui ne devaient pas être mises en doute, au moins dans ce qu’elles avaient d’essentiel. Qu’on y introduisît quelques variantes, cela était sans importance, pourvu que le fond du récit subsistât, avec l’esprit dont il s’inspirait. Ce qu’on ne pouvait permettre en aucun cas, c’était que la personnalité d’un dieu national fût niée, ou simplement diminuée d’une manière quelconque.

Or, voilà précisément ce que faisait la philosophie. Les philosophes de la nature, qu’ils le voulussent ou non, tendaient à substituer, dans la conception de l’univers, des forces naturelles, puissances essentiellement impersonnelles, aux vieilles divinités, qui avaient chacune leur nom, leurs attributions, leur histoire. Quelques-uns ne s’en cachaient pas. De là les procès fameux, intentés à plusieurs d’entre eux au cours du ve siècle, et les condamnations qui s’en étaient suivies. Anaxagore, Protagoras, Diagoras, avaient tour à tour excité ces alarmes religieuses et en avaient subi les conséquences. Les poètes de la scène eux-mêmes n’y avaient pas échappé. L’attention publique, excitée par leurs témérités, demeurait toujours en éveil et toujours défiante.

Socrate, il est vrai, professait une philosophie très différente. Il croyait à la personnalité des dieux, à leur bonté, à leur justice, à leur intervention constante dans les choses humaines. Il observait les usages religieux de son pays, participait à son culte. Malgré tout, il se distinguait mal, aux yeux de la foule, des autres philosophes et sophistes. Ne s’occupait-il pas, comme eux, de questions obscures, subtiles, sans intérêt pratique ? ne le voyait-on pas raisonner avec eux, s’entretenir avec ceux qui les fréquentaient ? Une confusion naturelle se faisait dans beaucoup d’esprits entre eux et lui. Rien ne devait paraître plus facile à ses accusateurs que d’en tirer profit. Et ils savaient bien qu’accusé, il aurait grand peine à se justifier. Car, pour le faire, il lui aurait fallu exposer ce qu’il pensait en matière religieuse. Mais, précisément, il ne le pouvait pas. S’il eût découvert à ses juges le fond de sa pensée, il aurait dû leur dire qu’il ne croyait pas aux passions des dieux, à leurs amours, à leurs rivalités mutuelles, en un mot à tout ce qui constituait l’essence même d’une religion anthropomorphique ; n’aurait-il pas ainsi donné raison, devant l’opinion commune, à ceux qui l’accusaient d’athéisme et de mépris envers les dieux nationaux ?

On lui faisait aussi grief d’introduire des dieux nouveaux. Cette partie de l’accusation visait sans doute une croyance toute personnelle, dont il parlait souvent. En maintes occasions, on l’avait entendu se référer à un avertissement divin, qui le prévenait de ne pas faire telle ou telle chose. C’était, disait-il, une « voix » qui se faisait entendre à lui secrètement ; il ne l’attribuait à aucun dieu en particulier ; il la nommait d’un terme vague, « l’esprit divin » (τὸ δαιμόνιον)[7]. Rien ne permet de mettre en doute un fait si nettement attesté. Socrate, de très bonne foi, s’est cru favorisé d’une sorte de révélation toute personnelle ; intermittente, il est vrai, et restreinte, mais fréquente et certainement émanée d’un dieu. Une telle croyance n’avait rien en soi d’absolument contraire à la religion du temps. On admettait communément que les dieux pouvaient avertir les hommes, s’ils le jugeaient bon, par tel ou tel moyen qui leur agréait. Mais ce qui rendait suspecte la croyance de Socrate, c’était qu’elle affirmait la présence presque continue, auprès d’un homme privilégié, d’un même dieu, d’ailleurs inconnu, qui ressemblait fort à une invention de son esprit. On comprend aisément combien il était facile de persuader à des gens simples et défiants qu’un philosophe, détaché de toute tradition nationale, disait-on, avait imaginé ce dieu nouveau, son dieu à lui, pour le substituer à ceux qu’adorait la cité. Les deux éléments de l’accusation semblaient ainsi se confirmer mutuellement.

Quant au reproche de corrompre la jeunesse, il résultait des précédents, mais il les dépassait de beaucoup et se prêtait d’ailleurs à être étendu selon les besoins de la cause. C’était préparer de mauvais citoyens que de détacher les jeunes gens des traditions religieuses que la république considérait comme sa sauvegarde. Et ne pouvait-on pas ajouter que Socrate, par ses conseils indiscrets, intervenait d’une manière fâcheuse entre les fils et les pères[8] ? qu’il habituait les premiers à chercher soit en eux-mêmes, soit auprès de leur maître, une direction indépendante ? qu’il les détournait de la vie active, du travail utile, des occupations lucratives et même de l’attachement aux intérêts publics, en les orientant vers des recherches chimériques ? Et combien il était facile, en profitant des inquiétudes ainsi éveillées, d’insinuer encore qu’il leur inspirait le mépris des institutions démocratiques, lui qui ne craignait pas de démasquer l’ignorance des hommes d’État, l’incompétence des assemblées populaires, le règne du bavardage et de la flatterie[9] ! Le vague même de la formule accusatrice ouvrait à ceux qui se proposaient de la développer un champ presque illimité. Elle leur permettait de ne rien laisser perdre des propos malveillants répandus contre Socrate, elle leur assurait le droit de les utiliser sans sortir de la cause.

C’était donc un procès redoutable, savamment préparé par un ennemi perfide, un procès dans lequel l’accusé était presque certain de succomber.

Le tribunal, suivant la loi athénienne, fut composé de jurés, tires au sort parmi les citoyens âgés de plus de trente ans[10]. On peut conclure du rapprochement de deux témoignages anciens qu’ils étaient au nombre de 502[11]. Véritable foule, où tous les préjugés populaires devaient être représentés ; bien peu apte, en tout cas, à juger de questions aussi délicates.

Selon l’usage, Mélétos, comme auteur de l’accusation, dut parler le premier, pour en expliquer les raisons. Anytos et Lycon prirent la parole après lui. Il est impossible de dire aujourd’hui quel fut exactement le rôle de chacun d’eux. Tout au plus peut-on, d’après les usages du temps et deux ou trois passages de l’Apologie de Platon, en conjecturer quelque chose. Mélétos dut présenter surtout un exposé des faits. Il n’avait guère d’autorité pour le rôle de censeur qu’il avait assumé, et Platon affirme que, s’il eût été seul accusateur, il n’aurait pas même obtenu le minimum de voix qui lui était nécessaire pour n’être pas condamné légalement comme calomniateur[12]. Ce furent donc Anytos et Lycon qui emportèrent la condamnation. Anytos y eut certainement la part principale ; il avait du crédit auprès du peuple. Platon associe son nom à celui de Mélétos dans l’Apologie[13], et ce qu’il dit nous donne quelque idée du discours auquel il fait allusion. Anytos paraît avoir surtout insisté sur l’influence pernicieuse que Socrate, selon lui, exerçait sur la jeunesse. Et ce fut lui aussi qui, en raison précisément de cette influence, réclama comme indispensable la peine de mort. L’Apologie nous a gardé le souvenir du dilemme dans lequel il résuma sa pensée : « Ou bien, dit-il, il ne fallait pas intenter ce procès à Socrate, ou bien il faut maintenant, de toute nécessité, le faire mourir[14]. » Évidemment, il développait cette proposition en montrant qu’un acquittement serait pour Socrate un encouragement à persévérer, et qu’il s’en prévaudrait comme d’une sorte de témoignage officiel d’approbation, donné par le peuple lui-même à son enseignement ; que, d’autre part, une amende ne le corrigerait pas ; et qu’enfin l’exil n’empêcherait pas ses amis, ses disciples de continuer son œuvre sous sa direction. Il n’est pas douteux, d’après cela, que la responsabilité de la condamnation capitale qui s’ensuivit ne retombe sur lui surtout. Quant à Lycon, il dut parler en dernier lieu ; l’Apologie ne nous apprend rien de précis sur son rôle ; il est probable qu’il consista surtout à renforcer, par les moyens familiers à la rhétorique du temps, ce qu’avaient dit avant lui Mélétos et Anytos.

Comment Socrate se défendit-il ? C’est ce que nous désirerions le plus savoir et c’est peut-être, en somme, ce que nous savons le moins. Xénophon rapporte le témoignage d’Hermogène, fils d’Hipponicos, qui lui avait dit à lui-même avoir engagé Socrate à préparer ses moyens de défense ; et celui-ci, ajoutait-il, lui répondit qu’il n’avait pas à s’en occuper, puisque toute sa vie était la meilleure justification qu’il pût présenter ; que, d’ailleurs, lorsqu’il avait songé à le faire, son esprit familier s’y était opposé[15]. Il paraît impossible de récuser un témoignage aussi formel et aussi direct, qui, en outre, s’accorde bien avec le caractère de Socrate. Il lui eût répugné d’apporter au tribunal un discours composé à loisir, et c’est aussi ce que Platon lui fait dire, au début de son Apologie[16]. Un tel moyen de défense ne lui aurait pas manqué sans doute, s’il l’eût voulu[17]. Il le jugea indigne de lui[18]. D’ailleurs, s’il avait existé une apologie authentique de Socrate, ses disciples l’auraient conservée, et Platon n’eût pas composé la sienne.

Est-ce à dire que Socrate se laissa condamner sans rien dire ? Non, assurément. S’il tenait peu à la vie, il devait du moins considérer comme un devoir d’éclairer ses juges, de leur épargner une faute grave, si cela était possible, et, en tout cas, de faire pour cela tout ce qui dépendait de lui. « Il eut à cœur, est-il dit dans l’Apologie de Xénophon, de montrer qu’il n’avait manqué ni à la piété envers les dieux ni à la justice envers les hommes[19]. » C’était là, en effet, ce que sa conscience devait exiger de lui. Il dut le faire, selon sa manière habituelle, sur un ton familier, en alléguant des faits, en interrogeant son accusateur principal, Mélétos, en l’obligeant à préciser ses griefs, pour en démontrer l’inanité. Lorsque l’on compare les discours qui lui sont prêtés dans l’Apologie de Platon et dans celle de Xénophon, on remarque certains traits communs qui se détachent, au milieu de différences profondes et quelque peu déconcertantes. Ces différences montrent assez que ni l’un ni l’autre de ces écrits ne reproduit exactement le langage que l’accusé tint réellement. Mais ces traits communs n’en ont que plus de valeur. Il est donc à croire que Socrate, sans entrer dans l’exposé de ses idées religieuses, ce qu’il ne pouvait tenter, attesta du moins qu’il observait le culte traditionnel. Il expliqua de son mieux ce qu’était cet esprit divin qui l’avertissait secrètement et dont on l’accusait de faire une divinité nouvelle. Il rappela surtout comment il avait vécu, pauvre, détaché de tout, et toujours au grand jour, remplissant consciencieusement les devoirs du citoyen, soit en paix, soit en guerre, et n’ayant jamais fait de tort à personne. Enfin, essayant de justifier ce rôle d’enquêteur et de censeur qui lui avait fait des ennemis redoutables, il dut exposer pour quelles raisons il s’était cru obligé moralement de l’adopter et ne pouvait à aucun prix y renoncer ; et, sans doute, pour donner à cette justification plus de force, il rappela le témoignage du dieu de Delphes, qui l’avait si nettement sanctionnée d’avance. On ne peut guère douter non plus qu’une fois condamné, étant invité d’après la loi à discuter la peine proposée, il n’ait dit, comme le rapporte Platon, qu’il avait mérité d’être nourri au Prytanée. Une telle ironie n’a pu lui être attribuée fictivement par un témoin qui voulait en somme donner une idée exacte de son attitude devant ses juges. Quant au ton général de son discours, on doit croire, étant donné son caractère, qu’il n’eut rien de l’arrogance sèche que lui prête Xénophon, et qu’il fut bien plutôt empreint de la bonhomie tantôt ironique et tantôt éloquente que Platon a si heureusement imitée.

Xénophon atteste que plusieurs des amis de Socrate prirent la parole après lui pour le défendre[20]. S’agit-il de simples témoignages ou, comme il le dit, de véritables discours ? nous l’ignorons ; et, en tout cas, s’il y eut de tels discours, nous n’en pouvons rien dire.

Ce qui ne paraît pas douteux, c’est que Socrate, dès qu’il fut accusé, prévit sa condamnation et l’accepta sans trouble. Elle fut prononcée, comme on l’a vu plus haut, par une majorité de 60 voix. Le condamné fut conduit du tribunal à la prison, où il devait mourir par la ciguë. Il y séjourna un mois environ, la loi athénienne ne permettant pas l’exécution d’une sentence capitale avant le retour du vaisseau qui conduisait annuellement une théorie à l’île sainte de Délos. Il semble qu’il aurait pu s’évader. Des amis fidèles et dévoués lui en offraient le moyen, comme Platon l’atteste dans le Criton. Socrate refusa. Certains détails relatifs à ses derniers jours et à sa mort nous ont été conservés par le beau récit qu’en a fait Platon dans son Phédon. On peut les résumer en disant qu’il resta jusqu’à la fin tel qu’il avait toujours été. Il attendit la mort paisiblement ; il l’accueillit avec la plus noble sérénité.



III

L’APOLOGIE DE PLATON


Lorsque Socrate mourut, Platon avait 28 ans. Il y avait environ neuf ans que d’étroites relations existaient entre eux. Fils d’une ancienne et riche famille, le jeune Athénien avait été sans doute attiré d’abord, comme beaucoup d’autres, par une curiosité à la fois intellectuelle et morale, vers ce sage, dont on louait également l’esprit et la vertu. Ce premier sentiment n’avait pas tardé à se changer en un attachement qui devint peu à peu une sorte de tendre dévotion. Toute son œuvre atteste quelle influence Socrate exerça sur lui. Il s’éprit de son idéal, il se passionna pour sa méthode. Pour un tel disciple, la mort d’un tel maître équivalait à un désastre. Il n’est pas douteux qu’il n’en ait été accablé. Ses biographes nous apprennent qu’il s’enfuit d’Athènes et se retira à Mégare, où plusieurs des autres amis de Socrate se groupaient en même temps autour du plus âgé d’entre eux, Euclide. Rien n’autorise à croire que Platon ait été obligé de se soustraire par cette retraite à un danger. Mais le sentiment de l’injustice commise par ses compatriotes avait dû le révolter. La ville coupable lui faisait horreur. Il avait besoin de s’en éloigner pour quelque temps.

Il est tout à fait invraisemblable que l’Apologie ait été écrite à ce moment. Le ton qui y règne ne correspond en rien aux sentiments qui devaient alors agiter son auteur. On ne croira pas non plus aisément qu’il ait pu l’écrire pendant ses voyages à Cyrène et en Égypte, qui semblent avoir eu lieu dans les années suivantes. Au contraire, rien de plus naturel que d’en rapporter la date à l’époque présumée de son retour à Athènes, vers 396. En rentrant dans sa patrie, il y retrouvait tous les souvenirs de l’homme qu’il avait tant aimé et admiré. Son ressentiment s’était atténué ; il se rendait mieux compte de la part qui devait être faite à l’ignorance dans la sentence inique qu’Anytos avait obtenue du tribunal. Et en reprenant contact avec ses concitoyens, il voyait clairement combien Socrate était mal connu d’eux, combien de préjugés et d’idées fausses étaient répandues à son sujet. Cela d’ailleurs n’était pas difficile à expliquer. Ce sage, si détaché de tout, n’avait rien écrit. Ses ennemis avaient eu beau jeu à travestir son rôle, à défigurer son personnage. Il avait aussi des amis, il est vrai ; et ceux-ci, sans doute, ne l’oubliaient pas. Mais l’autorité de la chose jugée subsistait, difficile à ébranler. L’opinion publique en restait fortement impressionnée. Il fallait, pour l’éclairer, autre chose que des propos épars. Platon conçut la pensée d’un écrit qui dirait tout ce qu’il fallait dire, et qui le dirait de manière à être compris et goûté d’un grand nombre de lecteurs. L’Apologie est cet écrit.

Au lieu de parler en son propre nom, il imagina de faire parler Socrate lui-même. Il y avait chez lui un très vif instinct dramatique et un talent de même ordre, qu’il avait probablement exercé déjà dans la composition de quelques dialogues où il avait mis son maître en scène, où il s’était plu à reproduire son langage, à imiter son ironie enjouée, à donner une image fidèle de sa manière d’interroger et de discuter. Il eut maintenant l’idée de le faire voir tel qu’il avait été devant le tribunal. Rien ne convenait mieux à son dessein. On entendrait ainsi l’accusé lui-même répondre à ses calomniateurs ; on éprouverait, en l’écoutant, cette impression que donnent la franchise, la simplicité, la bonne conscience, quand elles parlent le langage qui leur est propre. Nul intermédiaire suspect entre lui et le public appelé à le juger. Évoqué, pour ainsi dire, par son disciple fidèle, Socrate allait vraiment reprendre vie, pour se montrer enfin tel qu’il était à des juges sans parti pris.

Il fallait donc que ceux qui l’avaient connu pussent le reconnaître à sa manière de parler et que les autres s’en fissent une idée exacte. Est-ce à dire que Platon dût s’astreindre à représenter, dans une sorte de procès-verbal rédigé de mémoire à trois ans de distance, ce qui s’était réellement passé devant le tribunal ? Évidemment non. Il entendait faire, pour la défense de son maître, ce que celui-ci, probablement, n’avait pas fait lui-même. Il s’agissait d’expliquer toute sa vie, de réfuter non seulement les accusations énoncées par Mélétos, mais encore toutes les calomnies, tous les propos mensongers qui avaient couru dans Athènes, de révéler clairement l’idée directrice qu’il avait prise pour règle de sa conduite, de faire comprendre ce qu’il avait considéré comme une mission divine, d’exposer les raisons décisives qui l’avaient empêché de se prêter à aucune concession, et, par là, de montrer comment l’intransigeance qu’on avait attribuée à un orgueil indomptable n’était en fait que le scrupule légitime d’une conscience inflexible. La tâche qui s’imposait à Platon était donc en somme celle-ci : faire dire à Socrate tout ce que lui-même jugeait utile de dire à ses lecteurs, mais, en même temps, imiter assez bien sa manière propre, reproduire même assez exactement certains épisodes du procès, certaines déclarations ou paroles mémorables de l’accusé, pour que la fiction pût être prise pour la réalité elle-même. Platon y a si bien réussi qu’un certain nombre de critiques modernes et beaucoup de lecteurs s’y sont mépris.

Son Apologie a l’air d’une improvisation familière ; c’est, en fait, une composition très réfléchie. Après un exorde où Socrate s’excuse de ne pas parler avec art, il répond d’abord aux accusations des poètes comiques, d’Aristophane en particulier, qui l’avaient représenté comme adonné aux sciences de la nature ; il déclare y être absolument étranger. Mais alors, dit-il, s’il ne prétend à aucune supériorité de connaissance, s’il n’y a rien en lui d’exceptionnel, d’où est venue sa notoriété, d’où sont nés tant de soupçons malveillants ? Il l’explique par le fait que, depuis longtemps, s’étant mis à interroger tous ceux que l’on croyait savants, ou qui d’eux-mêmes se croyaient tels, il a été amené à les convaincre qu’ils n’en savaient pas plus que lui-même sur les choses qu’ils croyaient savoir. Et cette enquête, il ne l’a faite, ajoute-t-il, que pour contrôler une déclaration du dieu de Delphes, qui l’avait désigné, lui, Socrate, comme le plus savant des hommes. Telle est la première partie de l’Apologie. Elle caractérise à grands traits, mais avec justesse, le rôle de Socrate ainsi que sa philosophie, résolument indifférente aux recherches sur la nature, et toute attachée à la connaissance de l’homme, à la définition de son bien ; elle le met en scène, elle le fait revivre sous nos yeux. Qu’il y ait quelque artifice dans l’importance attribuée à l’oracle, cela n’est pas douteux. Non pas qu’on en doive mettre en doute la réalité. Mais en le donnant comme la raison première et décisive de l’enquête qui avait occupé toute la vie de son maître, Platon a cédé visiblement à un instinct de simplification dramatique, qui était d’un poète plus que d’un historien. Il y trouvait d’ailleurs l’avantage de marquer plus fortement le caractère divin du rôle joué par Socrate ; il transformait effectivement en une investiture formelle ce qui avait été d’abord une simple suggestion de sa nature et ce qu’il avait considéré ensuite comme l’ordre d’une voix intérieure, l’ordre d’un dieu.

La seconde partie est la réponse directe aux griefs positifs formulés par Mélétos. À vrai dire, cette réponse semble plutôt destinée à faire ressortir la légèreté de l’accusateur qu’à démontrer l’inanité de l’accusation. Socrate ne discute pas réellement la question de l’influence exercée par lui sur la jeunesse. Il s’amuse à faire dire par Mélétos cette sottise, que tout Athénien, quel qu’il soit, est capable de bien élever les jeunes gens, hormis un seul, qui est Socrate. Puis, il l’amène à convenir que tout homme sensé doit aimer mieux, dans son propre intérêt, vivre avec d’honnêtes gens qu’avec ceux qui ne le sont pas ; d’où il suit qu’il aurait été dénué de sens, s’il avait volontairement perverti ceux dont il faisait sa société habituelle. Il est trop clair que ni l’un ni l’autre de ces raisonnements ne démontre ce qui était vraiment en question, c’est-à-dire que l’influence de Socrate ne s’exerçait pas au détriment de l’autorité des parents ni contrairement à l’esprit de la démocratie athénienne. Ils prouvent simplement, l’un et l’autre, que Mélétos était un sot qui ne comprenait rien au rôle dont il s’était chargé. C’est sans doute ce que Socrate avait voulu faire éclater aux yeux du tribunal, ne pouvant guère présenter sur ce point une justification directe, qui n’eût été ni admise ni comprise. Platon est donc probablement en ceci un témoin assez fidèle. Le reproche d’innover en matière religieuse est traité d’une manière analogue. Mélétos, pressé de s’expliquer nettement, ne fait pas difficulté de dire qu’en fait il tient l’accusé pour un athée. Cette accusation, Socrate la tourne en ridicule, en montrant qu’elle se contredit elle-même, puisque le même homme prétend d’autre part le faire condamner comme croyant à des divinités nouvelles. Pour la seconde fois, l’auteur de la plainte est convaincu de ne pas savoir ce qu’il dit. Socrate explique alors ce qu’est cet esprit divin qu’on lui reproche d’adorer : simple avertissement intérieur que les dieux lui donnent, comme ils en donnent à d’autres sous d’autres formes. Ici encore, la vraie question est à peine effleurée. On a vu plus haut pourquoi Socrate n’avait pas pu apporter sa profession de foi devant le tribunal. Les mêmes raisons s’imposaient à son apologiste. Exposer la croyance religieuse de Socrate, c’eût été s’obliger à dire en quoi elle s’écartait de celle de la foule. Platon ne se sentit pas en droit de le faire, surtout dans une composition qui était censée reproduire ce que Socrate avait dit réellement.

Mais si cette seconde partie nous fait un peu l’effet d’un intermède satirique, où l’auteur se joue aux dépens d’un personnage méchant et ridicule, il en est tout autrement de celle qui suit, où Socrate expose sa mission. C’est bien en effet comme une mission divine qu’il représente son rôle ; et voilà certainement ce que Platon a voulu surtout imprimer dans l’esprit de ses lecteurs. On sent ici combien il tient à leur persuader que si son maître a passé sa vie à interroger, à raisonner, à exhorter, ce n’était ni pour le malin plaisir de déconcerter ses interlocuteurs, ni pour la satisfaction de déployer son esprit, ni par une sorte d’indiscrétion naturelle, mais parce qu’il croyait fermement qu’en agissant ainsi il rendait à ses concitoyens le plus grand service, parce qu’il accomplissait un devoir qui lui avait été spécialement prescrit par une volonté divine. Semblable au soldat à qui un poste a été assigné, il ne pouvait s’y soustraire sans déshonneur. C’est ce que Platon lui fait déclarer expressément, en un langage éloquent. Et c’est par là qu’il explique aussi son refus absolu de changer de conduite. Si Socrate a semblé braver ses juges, s’il a déclaré, qu’acquitté par eux, il continuerait à faire ce qu’il avait toujours fait, l’Apologie en donne la raison, à la fois très simple et très belle. C’est qu’en renonçant à parler, il aurait fait acte de lâcheté par peur de la mort, et cela sans même savoir si celle-ci était un mal. Il est vrai que tout en se mêlant ainsi des affaires des autres, il n’avait jamais voulu jouer un rôle public ; cette abstention volontaire, un peu surprenante dans une ville telle qu’Athènes, que signifiait-elle ? comment devait-on l’interpréter ? Platon a voulu l’expliquer franchement à ses lecteurs. L’événement lui offrait un moyen facile de le faire. Si Socrate avait voulu jouer un rôle public, il aurait été condamné vingt ans plus tôt, à tout le moins, et il n’aurait pas pu faire le bien qu’il avait fait. En achevant cette troisième partie, l’accusé semble revenir au reproche d’influence pernicieuse qui lui a été fait ; et, pour le repousser, il invite ses juges à entendre sur ce point les parents de ceux qui l’ont fréquenté le plus assidûment. En réalité, ayant exposé ce qu’avait été l’enseignement de son maître, Platon, si je ne me trompe, a voulu grouper ici les noms de ses plus fidèles disciples, comme ceux d’autant de témoins qu’il attestait devant ses lecteurs.

Dans une quatrième partie, sorte d’épilogue, Socrate donne avec dignité les motifs qui l’empêchent de supplier ses juges, selon l’usage des accusés.

Ce premier discours constitue l’Apologie proprement dite. Mais le procès, dans son ensemble, forme un drame dont ceci n’est que le premier acte. Les juges votent ; la majorité déclare que Socrate est coupable. Alors, l’accusé reprend la parole pour discuter la peine proposée[21]. Platon a composé également ce second discours, beaucoup moins étendu naturellement que le premier. Il y a prêté à Socrate la même simplicité, mais aussi la même dignité. Innocent, il ne peut consentir à un châtiment quelconque. Il propose donc qu’on le nourrisse désormais au prytanée ; et il explique tranquillement que ce serait là, en effet, le seul traitement qui serait en rapport avec sa conduite et sa situation. Quant à l’exil, que ses juges eussent peut-être accepté, Platon a tenu à lui faire dire pourquoi il n’en avait pas voulu. C’est que, partout, en restant le même, il aurait eu chance de rencontrer les mêmes dispositions. Finalement, il indique que quelques-uns de ses amis seraient prêts à payer pour lui une amende de 30 mines. L’auteur de l’Apologie devait à son propre honneur et à celui de ses compagnons de faire savoir à ses lecteurs que cette proposition avait été faite. Socrate d’ailleurs a pu, sans se démentir, la communiquer lui-même au tribunal. Après qu’il avait déclaré ne rien vouloir changer à sa conduite, elle était manifestement dénuée de toute importance.

Suit enfin un troisième et dernier discours, l’allocution du condamné à ses juges, après que la sentence de mort vient d’être prononcée. Dans la réalité, la séance étant levée, ses dernières paroles n’ont guère pu s’adresser qu’à un groupe réuni autour de lui. Platon en a fait une sorte de péroraison d’une grande beauté. En face de la mort, Socrate déclare à ceux qui l’ont condamné qu’il ne regrette rien, n’ayant fait et dit que ce qui lui semblait juste. Mais il leur prédit qu’ils regretteront un jour sa condamnation. Puis, s’adressant à ceux qui avaient voté en sa faveur, il leur expose amicalement pourquoi il n’estime pas que son sort soit malheureux. Si la mort est l’anéantissement, elle est semblable à un sommeil profond, dans lequel tout sentiment serait aboli. Et si, au contraire, elle est l’entrée dans une autre vie, n’est-il pas en droit de penser qu’il y aura plaisir pour lui à y rencontrer des morts célèbres, à s’entretenir avec eux comme il s’entretenait avec les vivants et aussi à les soumettre au même genre d’examen, sûr désormais de pouvoir le faire impunément ? Sur cet espoir, il prend congé d’eux, en les exhortant à ne pas craindre la mort plus qu’il ne la craint lui-même.

Toute cette fin est empreinte de sérénité. Nous avons lieu de croire qu’elle exprime fidèlement les sentiments de Socrate. Platon n’a pas voulu lui prêter plus de certitude qu’il n’en avait réellement. Si plus tard, dans le Phédon, il l’a montré affirmant nettement sa foi en l’immortalité de l’âme, c’est qu’alors il se donnait le droit de lui attribuer librement ses propres pensées ; les démonstrations qui remplissent ce dialogue sont en fait essentiellement platoniciennes, nullement socratiques. Mais, dans l’Apologie, il se proposait de faire mieux connaître le vrai Socrate. Il ne pouvait, sans manquer à son dessein, se permettre d’altérer gravement sa physionomie, en lui prêtant, sur un point essentiel, des idées qu’il n’avait pas professées.

Cette observation confirme ce qui a été dit plus haut du caractère général de l’œuvre. Si Platon ne s’y est pas attaché à reproduire exactement les paroles de Socrate, il a tenu pourtant à respecter la vérité de son caractère. Dans cette mesure l’Apologie est un témoignage de la plus haute valeur. C’est probablement l’écrit qui a le plus contribué à fixer, pour les Athéniens du ive siècle, les traits caractéristiques du personnage de Socrate, avant que sa physionomie ne se fût légèrement altérée dans les grands dialogues qui suivirent. L’homme que nous voyons là est bien celui que Platon avait connu et aimé, le sage à l’esprit aiguisé, à l’humeur enjouée, cachant, sous la simplicité de ses manières, l’âme d’un héros et les vertus d’un saint. L’auteur a réussi à montrer, sans effort apparent, la foi intime que son maître eut toujours en son action bienfaisante, foi qui demeure la meilleure explication de toute sa vie et aussi celle de sa mort.



IV

L’APOLOGIE DE SOCRATE PAR XÉNOPHON


Outre la présente Apologie, nous possédons une autre Apologie de Socrate qui figure dans l’œuvre de Xénophon.

Bien que l’authenticité en ait été fortement contestée, il est très possible qu’elle soit effectivement de lui. Nous n’avons pas ici à discuter cette question ni à parler longuement de cet opuscule. Contentons-nous de rappeler que l’auteur s’y est proposé d’abord de justifier l’indifférence témoignée par Socrate en face du danger qui le menaçait ; puis, de donner un résumé rapide de ce qu’il avait dit à ses juges ; enfin d’apporter quelques explications complémentaires, quelques témoignages relatifs à ses derniers jours, à son accusateur principal, aux pressentiments qu’il avait manifestés. La partie qui est censée reproduire en abrégé la défense improvisée par l’accusé est la seule qui corresponde à l’Apologie composée par Platon.

Tout en s’accordant avec celle-ci pour l’essentiel, elle en diffère sensiblement, non seulement par la brièveté et la sécheresse, par la raideur du ton, par le manque de grâce, mais aussi par l’attitude générale qu’elle prête à Socrate. Celui-ci y est représenté comme doué d’un véritable don de prophétie dont il aurait usé au profit de ses amis. En outre, les termes de l’oracle rapporté de Delphes par Chéréphon y sont modifiés de manière à devenir un éloge complet de la vertu de Socrate, ce qui en altère gravement la portée. Et cet éloge, Socrate est censé l’avoir développé lui-même complaisamment, de la manière la plus invraisemblable. Enfin, l’auteur lui prête une sorte de prédiction oraculaire, relative à Anytos et à son fils, et il constate qu’elle s’est réalisée. On voit par ce dernier détail que cette Apologie a dû être écrite longtemps après le procès. Elle nous montre ce qu’on pouvait appeler la légende de Socrate au premier degré de sa formation.





  1. Nous possédons, dans les Vies des philosophes de Diogène Laërce, une biographie assez détaillée de Socrate. Comme toutes les Vies qui composent ce recueil, c’est une compilation confuse et sans critique, mais qui contient beaucoup de témoignages précieux. Elle doit être complétée et critiquée à l’aide des autres témoignages de l’antiquité, parmi lesquels les principaux sont ceux de Platon, de Xénophon et d’Aristote.
  2. Anytos était fils d’un riche industriel, nommé Anthémion, qui semble avoir été très considéré dans Athènes (Platon, Ménon, p. 90 a). Lui-même gagna la faveur du peuple. Il fut stratège en 409. Ayant échoué dans l’expédition dont il était chargé, il fut mis en accusation et n’échappa à une condamnation, suivant Aristote et Diodore, qu’en corrompant ses juges (Arist., Républ. des Athén., c. 27 ; Diod., XIII, 64). Il est représenté dans le Ménon comme un ennemi des sophistes ; mais il y prend contre Socrate la défense des orateurs populaires (p. 94 e). D’abord attaché à Théramène en 404, il se rallia, après sa mort, au parti démocratique (Xén., Hellén., II, c. 3, §§ 42, 44), fut un des chefs des proscrits réunis à Phylé et prit part au renversement des Trente (Lysias, Contre Agoratos, § 78). Il devint ainsi très influent après la restauration de la démocratie (Isocr., Contre Callimaque, § 23). En 399, Andocide, accusé, réclamait son appui (Sur les mystères, I, 150). D’après l’Apologie de Socrate de Xénophon (§ 29), il en aurait voulu à Socrate de ce que celui-ci aurait cherché à attirer à la philosophie son fils, qu’il destinait à l’industrie.
  3. Mélétos est dépeint en quelques mots par Platon au début de l’Euthyphron, p. 2 b. On voit là (et dans l’Apologie, p. 25 d) qu’il était encore jeune et peu connu. Il ne peut donc pas être confondu avec le poète du même nom, peut-être son père, dont Aristophane s’était moqué dans ses Laboureurs, pièce jouée probablement en 433. Mais il était poète, lui aussi, puisque Platon (Apologie, p. 23 e) le considère comme le représentant des poètes. Une scholie de l’Apologie sur ce passage le donne pour l’auteur d’une Œdipodie, à laquelle Aristophane faisait allusion dans ses Cigognes. D’après le même scholiaste, Anytos aurait acheté le concours de Mélétos.
  4. Lycon n’est connu que par quelques mots de l’Apologie, p. 23 e, et la scholie sur ce passage, où se trouvent réunis quelques témoignages des poètes comiques du temps, sans grand intérêt.
  5. Platon, Euthyphron, p. 2 a.
  6. C’est la formule donnée par Xénophon, Mémor., I, 1 (cf. Xén., Apol., 10), moins l’énoncé de la peine. Elle se retrouve, à peu de chose près, dans Platon, Apol., p. 24 b, qui toutefois intervertit l’ordre des griefs, probablement à dessein. En fait, l’accusation d’impiété devait précéder l’autre, car elle en était le fondement.
  7. Apologie, p. 31 d.
  8. Voir, sur ce point, Xén. Apol. 20.
  9. Le rendit-on responsable des fautes d’Alcibiade et de Critias ? Xénophon (Mémor., I, 2) semble autoriser à le croire. Mais il est possible que l’accusateur qu’il a en vue (27 τῷ κατηγόρῳ) soit non pas Mélétos, mais le rhéteur Polycratès, auteur d’un pamphlet contre Socrate, publié quelques années plus tard. Il y a, toutefois, un autre témoignage, celui d’Eschine (C. Timarque, 178 Blass), qui ne peut s’expliquer ainsi.
  10. Aristote, Rép. des Athén., c. 63, 3, Blass.
  11. Diog. Laerce, II, 41, rapporte que Socrate fut condamné par une majorité de 281 voix (κατεδικάσθη διακοσίαις ὀγδοήκοντα μιᾷ πλείοσιν ψήφοις τῶν ἀπολυουσῶν), ce qui semble vouloir dire qu’il y avait 281 voix de plus pour la condamnation que pour l’acquittement. Mais, d’autre part, Platon, dans l’Apologie, p. 36 a, fait dire à Socrate qu’un déplacement de 30 voix en sa faveur aurait suffi à le faire acquitter. Cela implique que la majorité était tout au plus de 60 voix. Le nombre mentionné par Diogène est donc celui des votes défavorables, et ce nombre ayant été supérieur de 60 à celui des votes favorables, nous voyons qu’il y eut 281 suffrages d’un côté, 221 de l’autre, soit en tout 502.
  12. Apol., p. 36 a.
  13. Apol., p. 34 b, ὥς φασι Μέλητος καὶ Ἄνυτος. Cf. 28 a, 30 c, et surtout 18 b, qui semble bien indiquer qu’Anytos était réellement le plus redoutable des accusateurs.
  14. Apol., p. 29 c. Cf. 30 b et 31 a.
  15. Xénophon, Mémor., IV, c 8, 4. Cf. Xén., Apol., 3, 4.
  16. Platon, Apol., p. 17 b-c.
  17. Lysias, dit-on, lui aurait offert de composer pour lui un discours, que Socrate n’accepta pas (Diog. Laerce, II, 40). Cela n’a rien en soi d’invraisemblable. Mais Diogène ne nomme pas son auteur. Le même fait est rapporté par Cicéron, De orat., I, § 231, qui ne dit pas non plus où il l’avait trouvé.
  18. Xén., Mém., III, 4.
  19. Xén., Apol., 22.
  20. Xén., Apol., 22.
  21. Sur cette évaluation contradictoire de la peine, voir le témoignage de Cicéron (De orat., I, § 232).