Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre XI


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 303-304).

Chapitre XI.

Pour quelle raison, les supérieurs ne répriment pas les vices de leurs subordonnés. Saint Bernard leur reproche leur luxe et leur magnificence.

27. Mais quand la règle dit que c’est au supérieur d’avoir l’œil à tous les manquements de ses inférieurs (Reg. S. Bened.. cap. ii), et lorsque le Seigneur lui-même, par un de ses prophètes (Ezech., iii, 18), menace de demander aux pasteurs des âmes, le sang de ceux qui mourront dans leur péché, je m’étonne que nos abbés laissent faire de pareilles choses ; ce ne peut être, s’il m’est permis de le dire, que parce qu’on ne saurait facilement reprendre dans les autres ce dont on se sent coupable soi-même, car il est naturel à l’homme de ne point blâmer trop sévèrement ce qu’il se permet. Sixième abus : le luxe des supérieurs. Eh bien ! je veux en dire la cause et je la dirai ; on pensera que je suis bien osé, mais je n’en dirai pas moins ce qui est vrai, je dirai comment la lumière du monde s’est éclipsée, comment le sel de la terre s’est affadi. Ceux dont la vie devait nous apprendre à vivre, ne nous donnant que des exemples d’orgueil dans toutes leurs actions, ils se sont aveuglés, et maintenant ce sont des aveugles qui en conduisent d’autres (Matth., xiv, 15). Quel exemple, en effet, donnent-ils de modestie, pour ne point parler du reste, quand ils se montrent en si magnifiques équipages et accompagnés d’un cortège si nombreux en chevaux et en valets à la longue chevelure, que la suite d’un seul abbé pourrait suffire à deux évêques ? Je veux qu’on me convainque de mensonge, si je n’ai pas vu un abbé[1] qui avait une suite de plus de soixante chevaux. En les voyant passer, on les prendrait non pour des abbés, mais pour des châtelains ; non pour des pasteurs d’âmes, mais pour des gouverneurs de provinces. Ils se font suivre en outre de nappes, de coupes, de bassins, de chandeliers, de courtes-pointes chargées d’ornements plutôt que bourrées, de couvertures de lits. Ils ne s’éloignent pas de quatre lieues de leur demeure qu’ils n’emportent avec eux leur mobilier tout entier, comme s’ils allaient en guerre, ou se préparaient à traverser quelque désert où l’on ne pourrait se procurer les choses nécessaires à la vie. Est-ce que le même vase ne pourrait suffire pour verser de l’eau sur les mains et du vin dans les verres ? Faut-il, pour que vous voyiez clair, que la lumière soit placée dans un chandelier à vous, et surtout dans un chandelier d’or ou d’argent ? Ne sauriez-vous dormir que sur un lit de différentes couleurs, et sous une couverture qui vous appartienne ? Est-ce que le même valet ne pourrait point mettre les chevaux à l’écurie, servir à table et faire votre lit ? Pourquoi enfin n’emportons-nous point aussi avec nous tout ce qui est nécessaire à cette foule de gens de service et de bêtes de somme ? ce serait le moyen de remédier au mal en ne grevant pas nos hôtes.

  1. On croit que saint Bernard veut parler ici de Suger, comme on l’a vu à la lettre soixante-douzième. Pierre le Vénérable régla, par son statut xl, « que tout prieur n’aurait que trois chevaux au plus avec lui, et quatre s’il est prieur de l’ordre. »