Paul Ollendorff (Tome 2p. 32-40).
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La musique lui était, comme la foi, un abri contre la lumière trop vive du jour. Tous deux, le frère et la sœur, étaient musiciens de cœur, — surtout Olivier, qui tenait ce don de sa mère. Au reste, il s’en fallait que leur goût fût excellent. Personne n’eût été capable de le former, dans cette province où l’on n’entendait, en fait de musique, que la fanfare locale qui jouait des pas redoublés, ou — dans ses bons jours — des pots-pourris d’Adolphe Adam, l’orgue de l’église qui exécutait des romances, et les exercices de piano des demoiselles de la bourgeoisie, qui tapotaient sur des instruments mal accordés quelques valses et polkas, l’ouverture du Calife de Bagdad, ou de la Chasse du jeune Henri, et deux ou trois sonates de Mozart, toujours les mêmes, et toujours avec les mêmes fausses notes. Cela faisait partie du programme invariable des soirées, quand on recevait du monde. Après dîner, ceux qui avaient des talents étaient priés de les faire valoir : ils refusaient d’abord, en rougissant, puis finissaient par céder aux instances de l’assemblée ; et ils exécutaient leur grand morceau par cœur. Chacun admirait alors la mémoire de l’artiste et son jeu « perlé ».

Cette cérémonie, qui se renouvelait presque à chaque soirée, gâtait pour les deux enfants tout le plaisir du dîner. Encore, quand ils avaient à jouer à quatre mains leur Voyage en Chine de Bazin, ou leurs petits morceaux de Weber, ils étaient sûrs l’un de l’autre, ils n’avaient pas trop peur. Mais quand il fallait jouer seul, c’était un supplice pour eux. Antoinette, comme toujours, était la plus brave. Bien que cela l’ennuyât mortellement, — comme elle savait qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper, elle en prenait son parti, allait s’asseoir au piano, d’un petit air décidé, et galopait son rondo, à la diable, bredouillant certains passages, à d’autres pataugeant, s’interrompant, tournant la tête, disant avec un sourire :

— Ah ! je ne me souviens plus…

puis, reprenant bravement, quelques mesures plus loin, et allant jusqu’au bout. Après, elle ne cachait pas son contentement d’avoir fini ; et, quand elle revenait à sa place, au milieu des compliments, elle riait, en disant :

— J’en ai fait, des fausses notes !…

Mais Olivier était d’humeur moins facile. Il ne pouvait supporter de s’exhiber en public, d’être le point de mire de toute une société. C’était déjà pour lui une souffrance de parler, quand il y avait du monde. Jouer, surtout pour des gens qui n’aimaient pas la musique — (il le voyait très bien), — que la musique ennuyait même, et qui vous faisaient jouer seulement par habitude, lui semblait une tyrannie, contre laquelle il tentait de s’insurger en vain. Il refusait obstinément. Certains soirs, il se sauvait ; il allait se cacher dans une chambre noire, dans le corridor, et jusqu’au grenier, malgré sa peur horrible des araignées. Sa résistance rendait les insistances plus vives et plus narquoises ; les objurgations des parents s’y mêlaient, agrémentées de quelques claques, quand l’esprit de révolte soufflait trop impertinemment. Et il devait toujours finir par jouer, — naturellement, en dépit du bon sens. Ensuite, il souffrait, la nuit, d’avoir mal joué, parce qu’il avait de l’amour-propre, et parce qu’il aimait vraiment la musique.

Le goût de la petite ville n’avait pas toujours été aussi médiocre. On se souvenait d’un temps, où l’on faisait d’assez bonne musique de chambre, chez deux ou trois bourgeois. Mme Jeannin parlait souvent de son grand-père, qui râclait du violoncelle avec passion, et qui chantait des airs de Gluck, de Dalayrac et de Berton. Il y en avait encore un gros cahier à la maison, ainsi qu’une liasse d’airs italiens. Car l’aimable vieillard était comme M. Andrieux, dont Berlioz disait : « Il aimait bien Gluck ». Et il ajoutait avec amertume : « Il aimait bien aussi Piccinni ». — Peut-être aimait-il mieux Piccinni. En tout cas, les airs italiens l’emportaient de beaucoup en nombre, dans la collection du grand-père. Ils avaient été le pain musical du petit Olivier. Nourriture peu substantielle, et un peu analogue aux sucreries de province, dont on bourre les enfants : elles affadissent le goût, démolissent l’estomac, et risquent d’enlever pour toujours l’appétit pour des aliments plus sérieux. Mais la gourmandise d’Olivier ne pouvait être mise en cause. D’aliments plus sérieux, on ne lui en offrait pas. Il n’avait pas de pain, il mangeait du gâteau. C’est ainsi que, par la force des choses, Cimarosa, Paesielio, et Rossini devinrent les nourriciers de ce petit garçon mélancolique et mystique, dont la tête tournait un peu, en buvant l’Asti spumante, que lui versaient, au lieu de lait, ces pères Silènes hilares et effrontés, et les deux petites Bacchantes sautillantes de Naples et de Catane, au sourire ingénu et lascif : Pergolèse et Bellini.

Il jouait beaucoup de musique, tout seul, pour son plaisir. Il en était imprégné. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu’il jouait, il en jouissait passivement. Personne ne songeait à lui faire apprendre l’harmonie ; et lui-même ne s’en souciait pas. Tout ce qui était science et esprit scientifique était étranger à la famille, surtout du côté maternel. Tous ces hommes de loi, beaux esprits et humanistes, étaient perdus devant un problème. On citait, comme un phénomène, un membre de la famille, — un cousin éloigné, — qui était entré au Bureau des Longitudes. Encore disait-on qu’il en était devenu fou. La vieille bourgeoisie de province, d’esprit robuste et positif, mais assoupi par ses longues digestions et la monotonie des jours, est pleine de son bon sens ; elle a une telle foi en lui, qu’elle se fait fort de ne trouver aucune difficulté qu’il ne soit suffisant à résoudre ; et elle n’est pas éloignée de considérer les hommes de science comme des espèces d’artistes, plus utiles que les autres, mais moins relevés, parce que du moins les artistes ne servent à rien ; et cette fainéantise ne manque pas de distinction. — (D’ailleurs, chaque bourgeois se flatte qu’il eût été artiste, s’il avait voulu.) — Au lieu que les savants sont presque des ouvriers manuels, — (ce qui est déshonorant), — des contremaîtres plus instruits et un peu toqués ; ils sont très forts sur le papier ; mais, sortis de leur usine à chiffres, plus personne ! Ils n’iraient pas loin, s’il n’y avait, pour les diriger, les gens de bon sens, qui ont l’expérience de la vie et des affaires.

Le malheur est qu’il n’est pas prouvé que cette expérience de la vie et des affaires soit aussi ferme que ces gens de bon sens voudraient se le faire accroire. C’est bien plutôt une routine, limitée à un très petit nombre de cas très faciles. Que survienne quelque cas imprévu, où il faut prendre parti promptement et vigoureusement, les voilà désarmés.

Le banquier Jeannin était de cette espèce. Tout était si bien prévu d’avance, tout se répétait si exactement dans le rythme de la vie de province, qu’il n’avait jamais rencontré de difficultés sérieuses dans ses affaires. Il avait pris la succession de son père, sans aptitude spéciale pour ce métier ; puisque tout avait bien marché depuis, il en faisait honneur à ses lumières naturelles. Il aimait à dire qu’il suffisait d’être honnête, appliqué, et d’avoir du bon sens ; et il pensait transmettre sa charge à son fils, sans plus s’inquiéter des goûts de celui-ci, que son père n’avait fait pour lui-même. Il ne l’y préparait point. Il laissait ses enfants pousser à leur gré, pourvu qu’ils fussent de braves enfants, et surtout qu’ils fussent heureux : car il les adorait. Aussi, les deux petits étaient-ils aussi mal préparés que possible à la lutte pour la vie : c’étaient des fleurs de serre. Mais ne devaient-ils pas toujours vivre ainsi ? Dans leur molle province, dans leur famille riche, considérée, avec un père aimable, gai, cordial, entouré d’amis, jouissant d’une des premières situations du pays, la vie était si facile et si riante !