Anthologie japonaise ; poésies anciennes et modernes/Man-yo-siou/Pièce composée par l’impératrice à l’occasion de la mort de l’empereur

PIÈCE COMPOSÉE PAR L’IMPÉRATRICE
À L’OCCASION
DE LA MORT DE L’EMPEREUR














Yasŭmi sisi wa-ga oho-kimi-no yûsareba mesi
tamô-’rasi ake kureba, to’i-tamô-’rasi kami oka-no
yama-no momidzi-wo keô mo kamo to’i-tama-wa
masi, asŭmo kamo, mesi tama-wa masi, sono yama-wo
fure-sake mi-tsŭtsŭ yûsareba, aya-ni kanasimi
ake kureba urasabi kurasi ara tahe-no koromo-no
sode-wa hiru toki mo nasi[1].


O mon grand seigneur, maître du monde, le soir tu tournais tes regards vers les arbres aux feuilles rougissantes[2] de la colline des Esprits, et, dès le point du jour, tu les cherchais des yeux. Aujourd’hui (si tu vivais), tes yeux les chercheraient encore, demain tu les contemplerais encore !

(À mon tour) lorsque le soir arrive, je lève les yeux vers cette colline, et je suis remplie de tristesse. Solitaire, au point du jour, la manche de ma robe grossière (qu’ont mouillée mes larmes) n’a pu sécher un seul instant.


L’empereur dont il est ici question est le mikado Ten-bu Ten-ô, qui mourut le neuvième jour du neuvième mois de la première année de l’ère Siû-teô (686 de notre ère), dans le palais de Kyô-mi-bara-no Miya. L’épouse de ce prince, à qui l’on doit cette pièce de vers, était fille de l’empereur Ten-tsi Ten-ô. Après avoir participé au gouvernement du Japon pendant la vie de son mari, elle lui succéda à sa mort et régna sous le titre de Dzi-tô Ten-ô, de 690 à 6$6. Cette dernière année, elle abdiqua et reçut le nom honorifique de Taï~zyô Ten-ô « l’Auguste céleste très-élevé ».

L’empereur Ten-bou avait, de son vivant, désigné comme prince héréditaire Kusa-kabe-no O-zi, fils de cette princesse, en même temps qu’il avait appelé au gouvernement son fils d’un autre lit, Oho-tsŭno 0-zi[3] qui possédait, entre autres talents, l’art de faire des vers. Aussi ce dernier se révolta-t-il contre l’autorité de l’impératrice-mère. Celle-ci ordonna qu’il fût arrêté et exécuté. Il n’avait alors que vingt-quatre ans. Au moment de mourir, il composa, en versant des larmes, sur le bord du lac d’Iwaré, la pièce de poésie suivante (rinsiu-no si « vers de celui qui approche de sa fin »), pièce qui est mentionnée dans les Annales du Japon :













Momo dzŭtô, Ivare-no ike-ni, naku ka mo-wo,
Keô nomi mite ya, kumo gakure nam[4].


C’est en regardant les canards sauvages qui crient sur l’antique étang d’Iwaré que je m’éclipserai dans les nuages (je mourrai).


Ce malheureux prince passe pour avoir également composé à cette même époque une pièce de vers chinois de cinq pieds, qui est mentionnée dans l’ouvrage intitulé Kwaï-fu-sô ; la voici :





西



Le soleil approche du lieu de son repos[5] ;
Le son du tambour annonce (la fin de) ma courte existence.
Sur la route de l’autre monde[6] il n’y a ni grands ni petits[7].
Ce soir, je quitte ma maison et je me dirige vers cette route.

  1. Man-yô-siû ryak-kaï, vol. II, fo 34 ; Si-ka-zen-yô, p. 5.
  2. En japonais : momidzi. — Le Dictionnaire japonais-russe de M. Gochkiewitch traduit ce mot par klene « érable ». C’est un arbre très-recherché des poëtes et des artistes japonais.
  3. Nippon-ô-daï-itsi-ran, vol. II, fo 8. La onzième année, deuxième mois du règne de Tem-bu, ce prince appela le prince Oho-tsŭno O-zi à participer au gouvernement. Voy. Nihon seï-ki, liv. III, fo 14.
  4. Man-yo-siû ryak-kaï, vol. III, part. ii, fo 26.
  5. Littéralement : « Le corbeau d’or approche de la cabane de l’occident », c’est-à-dire « le soleil est sur le point de se coucher ».
  6. Littéralement : « sur le chemin de la source ».
  7. Littéralement : « il n’y a ni hôte ni maître ».