Anthologie féminine/Marguerite de France

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 45-49).

MARGUERITE DE FRANCE[1]

(1582-1605)


Fille de Henri II et de Catherine de Médicis, sœur de Charles IX et de Henri III, première femme de Henri IV, répudiée en 1599, Marguerite de Valois eut une vie privée aussi irrégulière et aussi joyeuse que celle de son mari.

Elle écrivit pendant son exil au château d’Usson des Poésies et des Mémoires comprenant, de 1569 à 1582, une période de pas moins de treize années, qu’elle comparait dans la préface de cet ouvrage adressée à Brantôme « à de petits oursons qui vont vers l’historien, en masse lourde et difforme pour y recevoir leur formation ».

Ces mémoires furent écrits par elle dans le but de justifier sa conduite. Ils sont aussi peu possibles à lire par tous les yeux que les Contes de la reine de Navarre, sa grand’belle-mère.

Son style clair, précis, délicat, sympathique et naïf en même temps, lui vaut cet éloge de Bacon dans son Histoire de la littérature française jusqu’au XVIe siècle, « qu’elle sert de transition entre Christine de Pisan et Mme de Sévigné ». De goût élégant, elle supprima le hennin et imagina de se coiffer avec ses cheveux.

mémoires[2]

J’allois en une lictiere faicte à pilliers doublez de velours incarnadin d’Espagne, en broderie d’or et de serge nuée, à devise ; cette lictière toute vitrée, et les vitres toutes faictes à devises, y ayant ou à la doublure ou aux vitres quarante devises toutes différentes, avec les mots en espaignol et italien, sur le soleil et ses effects. Laquelle estoit suivie de la lictiere de Mme de la Roche-sur-Yon et de celle de Mme de Tournon, ma dame d’honneur, et dix filles à cheval avec leur gouvernante, et de six carrosses ou chariots où alloit le reste des dames et filles d’elles et de moy. Je passay par la Picardie, où les villes avoient commandement du roy de me recepvoir selon que j’avois cet honneur de lui estre, qui, en passant, me firent tout l’honneur que j’eusse peu désirer.

. . . . . . . . . . . . . . .

Partant[3] de Cambray, j’allay coucher à Valenciennes, terre de Flandre, où M. le comte de Lalain, M. de Montigny, sa femme et sa belle-sœur, Mme d’Aurec, et toutes les plus apparentes et galantes dames de ce pays-là, m’attendoient pour me recepvoir…

Le comte de Lalain, se disant estre parent du roy mon mary, ne pouvoit assez faire de démonstration de l’aise qu’il avoit de me voir là, et quand son prince naturel y eust esté, il ne l’eust pu recepvoir avec plus d’honneur, de bien veuillance et d’affection. Arrivant à nous, à la maison du comte de Lalain, où il me fist loger, je trouvay à la cour la comtesse de Lalain, sa femme (Marguerite de Ligne), avec bien quatre-vingts ou cent dames du païs ou de la ville, de qui je fus reçeue non comme princesse estrangere, mais comme si j’eusse esté leur naturelle dame, le naturel des Flamandes estant d’estre privées, familières et joyeuses.

La comtesse de Lalain tenant de ce naturel, mais ayant davantage un esprit grand et eslevé, de quoy elle ne ressembloit moins à vostre cousine que du visage et de la façon, cela me donna soudain asseurance qu’il me seroit aisé de faire amitié estroite avec elle, ce qui pourroit apporter de l’utilité à l’avancement du dessein de mon frère......

L’heure du soupper venue, nous allons au festin et au bal, que le comte de Lalain continua tant que je fus à Mons, qui fut plus que je ne pensois estimant debvoir partir dés le lendemain. Mais cette honneste femme me contraingnist de passer une sepmaine avec eux, ce que je ne voulois faire, craingnant de les incommoder. Mais il ne me feust jamais possible de le persuader à son mary ni à elle, qu’encore à toute force me laissèrent partir au bout de huict jours. Vivant avec une telle privauté avec elle, elle demeura à mon coucher fort tard, et y eust demeuré davantage ; mais elle faisoic chose peu commune à personne de telle qualité, qui toutes fois tesmoingne une nature accompagnée d’une grande bonté. Elle nourrissoit son petit fils de son lait, de sorte qu’estant le lendemain au festin, assise tout auprès de moy à la table qui est le lieu où ceux de ce païs-là se communiquent avec le plus de franchise, n’ayant l’esprit bandé qu’à mon but, qui n’estoit que d’advancer le dessein de mon frère, elle parée et toute couverte de pierreries et de broderies, avec une robille à l’espagnole de toille d’or noire, avec des bandes de broderie de canetille d’or et d’argent, et un pourpoint de toille d’argent blanche en broderie d’or avec des gros boutons de diamant (habit approprié à l’office de nourrice), l’on luy apporta à la table son petit fils emmaillotté aussi richement qu’estoit vestue la nourrice, pour lui donner à taicter.

Elle le met entre nous deux sur la table, et librement se desboutonne, baillant son tétin à son petit, ce qui eust esté tenu à incivilité à quelque autre ; mais elle le faisoit avec tant de grâce et de naifveté, comme toutes ses actions en estoient accompaignées, qu’elle en reçeust autant de louange que la compagnie de plaisir…

Les tables levées, le bal commença en la salle mesme où nous estions, qui esloit grande et belle…


  1. On confond quelquefois Marguerite de Valois, dont il est question en ce moment, avec Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, grand’belle-mère de celle-ci. Nous avons publié la biographie de Marguerite d’Angoulême de Navarre, ainsi que des extraits de ses poésies (p. 29). Marguerite de Valois est appelée aussi Marguerite de Navarre par quelques chroniqueurs, parce que Henri IV était de Navarre avant d’être roi de France. Le nom Marguerite de France fut déjà porté par la fille de Marguerite de Castille, comtesse de Vexin, morte en 1158, et par la fille de saint Louis, mariée en 1270 à Jean le Victorieux.
  2. Mémoires de la royne Marguerite, publiés à l’Image de sainte Barbe, chez Charles Chapelain, en 1628.
  3. Il fut décidé qu’elle irait aux eaux de Spa avec la princesse de la Roche-sur-Yon, à l’occasion des intérêts de son frère, le duc d’Alençon, que l’on voulait voir régner dans les Pays-Bas. Cette narration de son voyage, dont nous élaguons les réflexions politiques fastidieuses, nous a paru intéressante au point de vue des mœurs de l’époque et du pays.