Anthologie féminine/Henry Gréville

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 393-396).

HENRY GRÉVILLE


Mme Durand-Gréville, qui est, sans contredit, la romancière la plus lue de la fin de notre siècle, a eu des débuts difficiles qu’elle nous raconte elle-même :

C’était en 1874. J’avais un gros bagage de pièces en trois, quatre et cinq actes, en prose et en vers, et pas mal de romans en portefeuille, mais je n’avais encore pu ni faire imprimer une ligne ni faire représenter un alexandrin. Le théâtre de la Tour-d’Auvergne rouvrait ses portes avec une direction toute neuve, des artistes frais engagés, des peintures rafraîchies et des intentions absolument littéraires. Je ne me rappelle plus par suite de quelles circonstances je fus priée de faire un prologue en vers pour cette petite fête. Un prologue en vers déclamé devant la critique parisienne ! Le cœur me battait bien fort ; je fis mon prologue, qui obtint quelque succès. M. de Banville voulut bien en reproduire quelques vers dans un feuilleton du lundi suivant, et la direction, enthousiasmée, tout en refusant avec fermeté de me jouer une pièce de quelque importance, me demanda un acte en prose. J’écrivis À la campagne, je le fis copier et le remis dans les mains du directeur.

Je m’étonnais de ne pas avoir encore reçu de bulletin de répétition, lorsqu’un jour, vers deux heures de l’après-midi, je reçus une lettre. On m’envoyait tout un service, loges, fauteuils d’orchestre et balcon, pour la première représentation qui devait avoir lieu le soir même, M. Durand-Gréville courut au théâtre… on avait oublié de me prévenir, tout simplement ! Je ferai quelque jour un monologue avec l’état d’esprit d’un auteur auquel arrive pareille aventure. Mais est-ce jamais arrivé à d’autres ? Malgré mes dispositions naturelles à me méfier de l’idée si répandue, et au fond flatteuse : « ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! » je ne puis m’imaginer qu’il y ait beaucoup d’auteurs qu’on ait oublié d’inviter à suivre les répétitions de leur pièce.

On donnait À la campagne le soir même, c’était positif, — et l’on avait aussi oublié d’inviter la critique ; — mais tout se passait en famille à la Tour-d’Auvergne. N’avait-on pas invité la critique à l’ouverture, trois semaines plus tôt ? Cela devait suffire pour toute l’année.

Cependant, nous allâmes au théâtre vers huit heures et demie, pensant arriver à la fin du lever du rideau des jours précédents. Nous nous asseyons dans notre loge : on jouait une pièce. Ce n’était pas le décor du lever de rideau que je connaissais.

« Mais, me dit M. Durand-Gréville, en tournant vers moi son visage consterné, c’est À la campagne qu’on joue.

Pas possible ! » répondis-je.

Je n’avais pas achevé cette courte phrase que le rideau tombait sur mon dénouement, au milieu des applaudissements. Ma pièce toute neuve avait été donnée en lever de rideau, et le lever de rideau de la veille devenait pièce de résistance.

Je n’ai jamais voulu revoir À la campagne ; mais ce malheureux acte a dû avoir beaucoup de succès, car il m’a rapporté soixante-neuf francs et des centimes : cela signifie, à la Tour-d’Auvergne, un nombre incalculable de représentations, peut-être cinquante ou soixante… Cela ne m’a pas consolé.

Henry Gréville n’a pas moins de cinquante volumes aujourd’hui édités chez Pion, la plupart à de nombreuses éditions. Ce sont surtout ses romans russes qui ont contribué le plus à son succès. Elle tient la corde des femmes romancières de notre époque, dans le genre pouvant être lu en famille.