Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Louise-Victorine Ackermann

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 360-371).



L. ACKERMANN


1813.




Madame Ackermann est née en 1813. Son naturel et son éducation lui firent une enfance sérieuse et une première jeunesse austère, toute adonnée à la lecture et à l’étude. L’enseignement religieux l’émut profondément ; sa soif précoce de connaître y trouva d’abord de quoi s’assouvir, car le dogme fournit des réponses immédiates aux plus pressantes questions de l’âme ; mais bientôt son besoin même de vérité mit sa raison en garde contre sa foi, qu’elle perdit pour toujours. Elle s’était initiée de bonne heure aux chefs-d’œuvre des littératures étrangères. Un séjour d’un an qu’elle fit, en 1838, à Berlin, lui permit de parfaire sa connaissance de l’allemand ; elle en revint, dit-elle, toute germanisée. Elle y retourna quelques années plus tard et s’y maria. S’associant avec le plus grand zèle aux travaux de son mari, elle prenait goût à la philosophie et ne s’occupait plus de poésie. Cette diversion ne devait pas durer. Veuve en 1846, elle se retira sur une colline des environs de Nice, et y vécut dans une complète solitude, avec son deuil, ses souvenirs et ses livres. C’est dans cette retraite claustrale que, pendant vingt-quatre ans, se mûrirent sa pensée et son talent ; son érudition y devint considérable. Ses qualités sont précisément celles qu’on rencontre le plus rarement chez les écrivains de son sexe : la vigueur de la pensée et l’éloquence de l’expression. Ses cris sont tout virils ; le soupir élégiaque, si fréquent dans la poésie féminine, ne l’est point dans la sienne. Les sacrifices qu’elle a faits à la grâce dans ses Contes n’ont été que passagers ; les Contes semblent être des préludes où le poète, par son culte pour le vieux français et par le tour gaulois de son esprit, trahit son instinctif éloignement pour toute sentimentalité mièvre. Elle châtia et ennoblit la forme de ses vers dans les pièces inspirées de l’Antiquité dont se compose la première partie de son dernier volume ; et, enfin, dans les Poésies philosophiques, qui en sont la partie importante, elle entre en pleine possession de son originalité. Le pessimisme qui inspire ce recueil n’est pas le désenchantement égoïste d’une âme uniquement attentive à ses propres douleurs ; il procède au contraire de la raison impersonnelle, il est le fruit d’une profonde méditation sur les plus récentes doctrines scientifiques. Aussi la passion n’est-elle pas chez l’auteur un emportement aveugle du cœur et des sens, étranger à l’intelligence ; dans ses vers, la passion ne se sépare jamais de la pensée. Cette intime alliance du sentiment et de l’idée, qui intéresse l’amour aux conclusions de la science, engendre un sublime tout nouveau. Madame Ackermann a trouvé, en poésie, des accents qui lui sont propres pour exprimer le dernier état de l’âme humaine aux prises avec l’inconnu : c’est là le caractère éminent de son œuvre. Les sujets qu’elle excelle à traiter, tirés du problème de la condition de l’homme, sont d’un intérêt supérieur et permanent. Aussi sa réputation, ne devant rien au caprice du goût public, n’a pas à en redouter les vicissitudes.

Madame Ackermann a publié trois recueils : Contes et Poésies, Poésies philosophiques et Pensées d’une Solitaire.

Ses œuvres ont été publiées par A. Lemerre.

Sully Prudhomme.
______



PAROLES D’UN AMANT




Au courant de l’amour lorsque je m’abandonne,
Dans le torrent divin quand je plonge enivré,
Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne
                    Un être idolâtré,


Je sais que je n’étreins qu’une forme fragile,
Qu’elle peut à l’instant se glacer sous ma main,
Que ce cœur tout à moi, fait de flamme et d’argile,
                    Sera cendre demain ;

Qu’il n’en sortira rien, rien, pas une étincelle
Qui s’élance et remonte à son foyer lointain :
Un peu de terre en hâte, une pierre qu’on scelle,
                    Et tout est bien éteint.

Et l’on viendrait serein, à cette heure dernière,
Quand des restes humains le souffle a déserté,
Devant ces froids débris, devant cette poussière,
                    Parler d’éternité !

L’éternité ! Quelle est cette étrange menace ?
À l’amant qui gémit, sous son deuil écrasé,
Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace
                    Un cœur déjà brisé ?

Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde,
S’ouvrirait à l’objet de mon amour jaloux ?
C’est assez d’un tombeau, je ne veux pas d’un monde
                    Se dressant entre nous.

On me répond en vain pour calmer mes alarmes :
« L’être dont sans pitié la mort te sépara,
Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes,
                   Ce ciel te le rendra. »

Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d’une auréole,
Rempli d’autres pensers, brûlant d’une autre ardeur,
N’ayant plus rien en soi de cette chère idole
                 Qui vivait sur mon cœur !


Ah ! j’aime mieux cent fois que tout meure avec elle,
Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ;
La douleur qui me navre est, certes, moins cruelle
                      Que votre affreux espoir.

Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse,
Un sein vivant frémir et battre à coups pressés,
Qu’au-dessus du néant un même flot d’ivresse
                    Nous soulève enlacés,

Sans regret inutile et sans plaintes amères,
Par la réalité je me laisse ravir.
Non ! mon cœur ne s’est pas jeté sur des chimères :
                     Il sait où s’assouvir.

Qu’ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne,
Moi qui ne suis qu’élan, que tendresse et transports ?
Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ;
                     Je m’y lance, âme et corps.

Durer n’est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !
Quand sous ton œil divin un couple s’est uni,
Qu’importe à leur amour qu’il se sache éphémère,
                     S’il se sent infini ?

C’est une volupté, mais terrible et sublime,
De jeter dans le vide un regard éperdu,
Et l’on s’étreint plus fort lorsque sur un abîme
                     On se voit suspendu.

Quand la Mort serait là, quand l’attache invisible
Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais, dans une angoisse horrible,
                    M’échapper mon trésor,


Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même,
Tout entier à l’adieu qui va nous séparer,
J’aurais assez d’amour en cet instant suprême
                    Pour ne rien espérer.


______



L’AMOUR ET LA MORT


I




Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
                  Font le même serment :

Toujours ! Un mot hardi, que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent
                  Et qui vont se glacer.

Vous qui vivrez si peu, pourquoi cette promesse
Qu’un élan d’espérance arrache à votre cœur,
Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse
                  D’un instant de bonheur ?

Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime, et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
                   Vous n’échapperez pas.


Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l’immense Nature,
                      Aimez donc, et mourez !


II


Non ! non ! tout n’est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile
                       A frémi de plaisir.

Notre serment sacré part d’une âme immortelle ;
C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
                     Jusque dans nos transports.

Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les cœurs et devient, dès la vie,
                    Leur lien pour les cieux.

Dans le ravissement d’une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte
                     Un regard autour d’eux.

Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
                    Leur pied heurte en chemin.


Toi-même, quand ces bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
                      S’ils mouraient tout entiers ?

Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l’entrevoir, de s’écrier : « C’est Elle ! »
                    Et la perdre aussitôt,

Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l’image de l’Amour.
Quoi ! ces vœux infinis, cette ardeur insensée
                    Pour un être d’un jour !

Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles
                    Ne puissent t’émouvoir,

Qu’à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;
                     Tu ne les rendras plus ! »

Mais non ! Dieu, qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;
Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.
Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
                   Va s’aimer dans ton sein.

III


Éternité de l’homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !
Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
                    Il lui faut un demain !

Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos cœurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
                     Et vos destins bornés.

Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires !
Seuls au pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
                    En face du néant.

Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J’aime, et j’espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
                   Luiront sur vos tombeaux.

Vous croyez que l’Amour dont l’âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
                    « Nous aussi nous aimons ! »

Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs, de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
                   Que lui font vos bonheurs ?


Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
                    Et vous laisse la mort.

Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
                     Son vœu s’est accompli.

Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
                     Vous jettent éperdus ;

Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
                     L’Infini dans vos bras :

Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
                     Qui s’agite en vos seins.

Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
                     Qui fut jadis un cœur.

Mais d’autres cœurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
                     Dans les âges lointains.


Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle,
                    Et la rend à son tour.

Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
                    Elle échappe déjà.

Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme
                    Votre éblouissement.

Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son œil éternel considère, impassible,
                     Le naître et le mourir,

Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu !
Oui ! faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,
                    Et pardonnez à Dieu.


______



L’HOMME




Jeté par le hasard sur un vieux globe infime,
À l’abandon, perdu comme en un océan,
Je surnage un moment et flotte à fleur d’abîme,
                    Épave du néant.


Et pourtant, c’est à moi, quand sur des mers sans rive
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu’une voix a crié du fond de l’Être : « Arrive !
                     Je t’attends pour penser. »

L’Inconscience encor sur la nature entière
Étendait tristement son voile épais et lourd.
J’apparus ; aussitôt à travers la matière
                      L’Esprit se faisait jour.

Secouant ma torpeur et tout étonné d’être,
J’ai surmonté mon trouble et mon premier émoi.
Plongé dans le grand Tout, j’ai su m’y reconnaître ;
                    Je m’affirme et dis : « Moi ! »

Bien que la chair impure encor m’assujettisse,
Des aveugles instincts j’ai rompu le réseau ;
J’ai créé la Pudeur, j’ai conçu la Justice ;
                    Mon cœur fut leur berceau.

Seul je m’enquiers des fins et je remonte aux causes.
À mes yeux l’univers n’est qu’un spectacle vain.
Dussé-je m’abuser, au mirage des choses
                     Je prête un sens divin.

Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n’en crois que mes vœux, et fais de l’espérance
                   Même avec mes tourments.

Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S’il suffit d’aspirer un instant, me voilà !
Fi de cet ici-bas ! Tout m’y cerne et m’y borne ;
                  Il me faut l’au-delà !


Je veux de l’éternel, moi qui suis l’éphémère.
Quand le réel me presse, impérieux, brutal,
Pour refuge au besoin n’ai-je pas la chimère
                     Qui s’appelle Idéal ?

Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l’éther étoilé contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes,
                    J’ai le mien dans mon cœur !



______